Constantine Medina and its population, from the centre to the periphery. A century of socio-spatial degradation Abstract: The traditional parts of the Rocher, before perhaps becoming ruined sectors without inhabitants, for a long time made a reserve of providential habitat for many, but also a sociability space of first importance. This long history is associated to that of a slow but inexorable degradation. The link with its population to the Rocher, and that of the town, would seem ambivalent to us, between memory of a place of reference and welcome, of socio-historical roots on the one hand, and rejection of a space of concentrated deterioration and devaluation on the other hand. Keywords: Medina - habitat - populations - degradation - patrimony. |
Bernard PAGAND : Université de Strasbourg (France).
Le Rocher de Constantine, site d'implantation de l'ancienne médina historique, connaît aujourd'hui, malgré une activité frénétique et envahissante, une dégradation très avancée de son tissu résidentiel corrélative à des conditions de vie et d'habitat généralement déplorables, en tout cas pour les parties traditionnelles de son tissu urbain. Les efforts portés aux nouvelles extensions de la ville, ont maintenu dans l'ombre et cela jusqu'à aujourd'hui un joyau du patrimoine urbain algérien dont la perte sera irremplaçable. Les formes artisanales, parfois primaires (briques séchées), du bâti n'en facilitent certes pas la prise en charge; mais, le bâti produit de formes artisanales avancées y subit tout autant les outrages du temps.
Les parties traditionnelles du Rocher, avant de, peut-être, devenir des secteurs ruinés sans habitants, ont constitué pendant longtemps non seulement un réservoir de logements providentiel pour beaucoup, mais aussi un espace de sociabilité de première importance. Cette longue histoire (et ce long service rendu) est associée à celle d'une lente mais inexorable dégradation. Ce dernier point explique sans doute ce que l'on pourrait considérer aujourd'hui comme un rejet par abandon, par ailleurs très largement partagé en ce qui concerne ces anciens centres historiques dans tout le Maghreb non touristique. Ceci est probablement le reflet d'une image davantage synonyme de handicap que de mémoire. Pour le moins, les liens du Rocher avec ses populations, et celles de la ville plus généralement, nous paraissent ambivalents, entre mémoire d'un lieu de référence, d'enracinement socio-historique et d'accueil, et rejet d'un espace de concentration dégradé et dévalorisé.
L'habitat médinal vers 1900
La ville (médina) de Constantine, après et malgré le choc consécutif à sa prise et à son occupation par les troupes françaises après 1837, connut un dynamisme suffisant pour retrouver assez rapidement, en moins d'une vingtaine d'années, le chiffre de sa population algérienne initiale[1]. Ce mouvement fut largement associé, au cours de cette phase, à la reconquête par la ville de ses circuits traditionnels de fonctionnement. Il faut noter que ceci n'est pas sans lien avec le fait que l'administration coloniale hésita initialement à européaniser la ville, préférant se reporter sur Bône (Annaba) ou Philippeville (Skikda). On pensait alors que « l'introduction d'européens » serait un mal, et qu'en tout état de cause, ils ne devaient pas être tolérés au-dessus d'un millier[2]. Nous ne nous intéresserons pas précisément aux évolutions détaillées de ce début de colonisation; mais guère plus d'une cinquantaine d'années plus tard, au début du vingtième siècle, population algérienne et population européenne se trouvaient à parité dans la ville (ensemble urbain)[3]. Celle-ci avait donc connu un considérable bouleversement sociodémographique, entamé durant le dernier quart du dix-neuvième siècle[4] dont l'absorption n'alla pas sans poser des problèmes permanents et souvent graves à la médina.
Faute d'avoir trouvé une solution à son implantation extra-muros, la première installation et la croissance de la population européenne sur le Rocher vont entraîner des transformations physiques de celui-ci. Son européanisation partielle, à partir du percement de voies nouvelles ou de rectifications de rues, et ceci jusqu'à la fin du dix-neuvième siècle[5], a sans cesse contraint les populations locales à davantage d'exiguïté dans la médina rétrécie ou au départ, dont celui des artisans qualifiés, entraînant nécessairement d'ailleurs et temporairement des chutes de populations algériennes. Cette tendance, pour le moins négative, dans la considération des populations locales fut loin d'être rectifiée par l'abandon, après la chute du second Empire, de la volonté, alors présente, « d'intégration et de civilisation » de ces populations, laquelle cèdera le pas à une sorte de mise à l'écart. Ceci, loin de relever de la caricature, transparaît clairement dans l'évolution de la représentation autochtone dans les conseils municipaux et généraux, où l'influence des colons s'exercera jusqu'à la réduire considérablement du tiers à moins du quart[6].
On peut considérer que durant la période qui précède la Première guerre mondiale et succède au Second Empire, la rupture des équilibres traditionnels anciens semble générer une succession de déséquilibres, comme l'histoire en montre souvent. C'est ainsi, qu'à partir du lien très étroit entre ville et monde rural, on voit se développer des cycles inéluctables de dégradation sociétale. La paupérisation des masses rurales, clientèle de la ville, accentuée par les maladies et les catastrophes naturelles[7], la mise en place de nouveaux circuits commerciaux, entamant la vigueur encore persistante des circuits traditionnels, ajoutées au problèmes intra-urbains notés plus haut, vont amoindrir sérieusement la vie économique de la société urbaine algérienne. Ces membres les moins favorisés vont connaître, presque aussi violemment que les masses rurales, une paupérisation, consécutive à une inadaptation aux nouvelles formes d'économie. Le dernier quart du dix-neuvième siècle voit donc certains segments de la société urbaine constantinoise algérienne perdre ses anciens statuts[8], n'intégrant que de façon infime de nouveaux statuts valorisants comme celui de cadre européanisé[9].
Les catastrophes évoquées ont entraîné vers la ville une part importante de population rurale qui va participer à un accroissement démographique notable à la charnière des dix-neuvième et vingtième siècles. La surcharge sur les parties arabes du centre ancien que nous savons largement réduites était devenue si inquiétante que, pour la première fois depuis le début de la colonisation, est envisagée une solution au problème de l'habitat algérien. Celle-ci aurait dû consister en la création d'un village indigène salubre à bon marché. Jusqu'alors, parmi toutes les opérations qui avaient marqué le visage du Rocher, alors que comme nous l'avons noté toute considération pour la population locale avait été écartée, rien n'était jamais venu compenser le resserrement des espaces d'habitat des Algériens, malgré l'augmentation quasiment constante de leur nombre dès 1875. La concentration dans les maisons traditionnelles était la douloureuse règle, où l'émigration déjà notée, elle- même compensée par l'apport de ruraux rendus à la misère.
Quelques conseillers algériens écrivaient alors vers 1900 : « Louange à Dieu. La population mahométane, négociants honnêtes, ouvriers habiles à travailler le fer, les métaux, les vêtements indigènes, souhaite le commencement des travaux du Coudiat, qui assurera le pain pour les terrassiers et les malheureux et la reprise des affaires pour les petits commerçants. Elle remercie la municipalité pour la construction d'un quartier arabe aéré, permettant aux petits industriels de se loger à bon marché, tout en faisant disparaître l'amas de baraques insalubres de Bab el Jabia dangereux pour la santé publique. Il ne faut pas perdre de vue que chaque fois que des travaux importants ont été entrepris, tels que les percements de rues à Constantine, la population indigène faute d'emplacements pour se loger a dû abandonner la ville pour se réfugier à Oued Zenati ou Oued Athménia et dans les villages aux environs de Constantine. Ces nouvelles précautions sont donc bienvenues, merci d'assurer leur bien être. »[10]
Mais le projet de village arabe n'aboutira pas, son remplacement par un projet d'habitat bon marché (HBM) laissera sceptiques les mêmes représentants algériens peu convaincus du succès que cette opération pourrait avoir auprès des Musulmans, alors totalement étrangers à l'idée d'une acquisition par mensualités, « c'est comme vouloir les assurer sur la vie » notaient-ils.
Nous avons quelques éléments qui permettent de mieux mesurer l'ampleur des problèmes dans le centre ancien à cette époque (1904)[11]. Le quartier israélite, qui couvre près de dix hectares, partiellement occupés, se révèle d'une « insalubrité révoltante », à tel point que la commission d'enquête se demande « si ce quartier fait partie de Constantine, ses rues ne sont jamais nettoyées » et constate que « rien dans aucune population ne peut être comparé à la misère juive ». Dans ce quartier, la plupart des familles juives (1200 familles, en moyenne de six à sept personnes) vit dans une pièce, chaque étage d'une maison traditionnelle accueillant deux à trois familles. Les exemples les plus dramatiques montrent plus d'une centaine de personnes regroupées dans plus de quinze familles et occupant une seule maison ; il peut d'ailleurs s'agir de copropriétés. Les conditions de logement sont corrélatives à des conditions d'hygiène et de santé tout aussi catastrophiques. L'alimentation semble mauvaise et les épidémies sont dites nombreuses. On note cependant un entretien quotidien, lavage, et annuel, blanchiment à la chaux teintée (de bleu ou de vert), des maisons. Dans les quartiers musulmans, des éléments d'enquête sont indicatifs, sinon totalement représentatifs, de conditions d'habitat relativement meilleures, assez largement malgré tout, pour des raisons de charge de population moindre. Les maisons y sont majoritairement encore en bon état et si le fractionnement est là aussi déjà la règle, au moins un tiers des maisons n'abritent pas plus d'une famille par niveau; parmi elles, beaucoup sont encore habitées de façon unifamiliale[12]. Loin de présenter des conditions idéales qui seraient contradictoires avec nos considérations générales précédentes, l'habitat des musulmans paraît cependant moins contraint que celui des familles juives. Dans les secteurs européanisés du Rocher, qui abritent alors quasiment la moitié des représentants de ce groupe, les densités d'occupation sont nettement moindres mais restent fortes au regard des autres quartiers européens. En tout état de cause, le Rocher avait besoin à cette époque, et déjà serions-nous tenté de noter, d'un assainissement, certes différencié, mais quand même global.
D'une guerre à l'autre, la forte urbanisation des Algériens musulmans et le rôle capital du Rocher
Entre les deux guerres, l'accroissement des populations musulmanes va globalement s'accélérer dans l'Algérie urbaine. Jusqu'en 1914, l'urbanisation des Musulmans était encore relativement peu importante, on enregistrait un taux de population urbaine musulmane d'environ 6% au début des années 1910, mais celui-ci passera à environ 10% au milieu des années 1920[13]. Dès 1930, la population urbaine musulmane commencera à dépasser celle des Européens.
A Constantine, plus grande agglomération musulmane après Alger, le mouvement est remarquable puisqu'en cinq ans, entre 1921 et 1926, la population musulmane y croît de plus d'un quart[14]. Les migrations y ont été particulièrement importantes du fait de la grande pauvreté de la région à cette époque et pour cette population. Le Rocher ne suffit plus dès lors à contenir la population algérienne qui s'installe, de même que la population israélite, sur l'ensemble de l'espace urbain fortement marqué par une sectorisation ethnico-religieuse. La ville s'est alors développée largement hors du Rocher ; de nouveaux quartiers, dont les premières cités ouvrières, prennent naissance sur plusieurs axes d'urbanisation.
Cependant, les réformes au profit de la société musulmane restent curieusement discrètes malgré la participation des hommes à la Première guerre mondiale[15]. Ce temps montre cependant d'importants bouleversements sociétaux que dénote la généralisation du port du costume occidental en milieu urbain. On enregistre alors un important bouleversement des fortunes acquises, la formation de couches sociales nouvelles et un développement significatif de l'instruction arabe et française. C'est aussi le temps de l'apparition des premiers mouvements revendicatifs algériens, dont le Rocher ne fut pas le moindre lieu d'accueil, causés par les « maladresses de la politique française »[16].
Après la Seconde guerre mondiale, le mouvement de migration des campagnes vers les villes, qui ne s'est jamais affaibli, prend une ampleur renforcée. La population musulmane à Constantine deviendra dès lors très largement majoritaire dans la ville[17]. Lors de ces importants mouvements de migration, le Rocher, principal centre de la vie sociale et économique des Algériens devient un lieu d'accueil privilégié et majeur, qui sera renforcé dans cette destination par le départ de nombreux européens attirés par la création de groupements d'immeubles européens dans l'agglomération. Entre concentration dans les quartiers d'habitat traditionnel et algérianisation de ses quartiers européens, le Rocher va connaître des densités d'occupation très élevées qui se traduisent par une concentration de plus de 20% de la population de la ville sur ce qui ne représente guère plus de 7% de sa surface agglomérée.
Il faut attendre le début des années 1940, pour que soient de nouveau envisagés, dans la ville, des programmes d'habitat musulman (Cité Améziane), ceux-ci n’avaient été réalisés, jusque là, qu'au « compte-gouttes »[18]. La guerre interrompra pour plusieurs années ce type de programmes. Le problème de l'habitat musulman restera largement irrésolu, la ville verra alors se développer bidonvilles, gourbis et toutes sortes d'habitat insalubre. La population musulmane de cette première moitié du vingtième siècle connaît somme toute la même considération que la population ouvrière urbaine des villes françaises du milieu du dix-neuvième siècle. La paupérisation de la population algérienne n'est pas un phénomène nouveau, mais elle prend une dimension considérable au regard de la forte croissance que nous avons notée.
Le Rocher, malgré sa surcharge, représentera cependant un cadre d'intégration urbaine non négligeable à la fin des années cinquante. On peut retenir que la quasi-totalité des familles qui y vivent alors, disposent d'un revenu et qu'en moyenne ce revenu est supérieur à ceux qu'on peut relever pour les habitants musulmans d'autres quartiers de la ville. Il reste néanmoins dans la plus basse tranche des salaires urbains constantinois toutes populations confondues. Ces conditions de revenus pourtant faibles font donc de la population algérienne du Rocher l'une des moins défavorisées de sa communauté[19]. Cela tient assez largement à une installation urbaine relativement ancienne et à une adaptation supérieure aux circuits urbains traditionnels pérennisés ou modernes.
A la veille de l'indépendance, le Rocher est très largement investi par les Musulmans. Il ne reste que quelques centaines de familles européennes ; la communauté juive du Rocher, encore resserrée dans le Mellah (quartier Chara) reste, de ce point de vue et avec de l'ordre de 1500 familles, dans une occupation proche de celle du début du siècle. Plus de 10.000 familles musulmanes sont concentrées sur le Rocher vivant dans une à deux pièces. Les maisons sont entretenues, souvent par une sorte de locataire principal qui en contrôle l'état, perçoit les loyers qui sont relativement faibles (moins de 5% du revenu mensuel moyen). Les maisons sont restées dans une configuration ancienne, les éléments de confort et d'hygiène, hammams et bains douches publics, complètent la structure résidentielle ; largement fréquentés, ils captent souvent une part plus importante du budget familial que le loyer.
En interrogeant le temps long, on se rend compte que la population du Rocher a finalement pu se maintenir dans une certaine stabilité numérique de la fin du dix-neuvième siècle au milieu du vingtième siècle. En 1896, on y dénombrait environ 30.000 habitants pour guère plus de 36.000 en 1948, dans un espace constamment resserré. Mais en 1960, ce sont plus de 45.000 habitants qui s'y concentrent pour des possibilités d'accueil inchangées, bien sûr. Les conditions d'instabilité et de guerre ne sont évidemment pas étrangères à ce brusque mouvement sur un site qui finalement jusque là avait réussi à se prémunir de facteurs de trop grands déséquilibres et à filtrer les nouveaux arrivants. Cette situation va générer une considérable transformation du cadre urbain, des conditions de vie et du visage démographique du Rocher, où une certaine forme de solidarité, dans des circonstances particulièrement difficiles, a du jouer un rôle assez déterminant[20]. Les mouvements consécutifs à l'indépendance, reliés logiquement à la période de trouble, en particulier aux effets de la politique de déplacement et de regroupement des populations rurales, vont s'inscrire à la suite de cela.
Un mouvement de surcharge au préjudice irréversible
Avec l'indépendance, l'accroissement soudain de la population dans la ville, qui ne se tassera qu'après trois ou quatre années, associé à la limitation de possibilités de logements aura entraîné, à la suite des mouvements l'ayant juste précédée, une surcharge excessive de la ville ancienne qui jamais plus ne connaîtra un retour à des conditions plus normales d'habitat, si tant est qu'elles le furent avant. La saturation des logements et la grande densité d'occupation des maisons traditionnelles vont rester des caractères permanents de la médina malgré le départ des populations européennes et une légère baisse de population dans la première moitié des années 1960, après la forte augmentation rapidement décrite.
Les mouvements dans la médina ne se limitent pas alors au simple remplacement de la population européenne par la population algérienne, un mouvement plus complexe de substitution des populations algériennes mêmes s'est largement développé. Il est général dans les grandes villes du Pays. A Constantine, comme ailleurs, les populations citadines les plus anciennement installées, en particulier sur le Rocher, intégrées au milieu urbain, vont se reporter après l'indépendance vers les logements européens vacants, généralement largement plus confortables, dans les divers quartiers européens de la ville ou du Rocher. Les migrants venus dans la médina durant la Guerre de libération, ainsi que les habitants des bidonvilles vont à leur tour investir les logements laissés libres sur le Rocher par des Musulmans, par les Juifs ou les Européens. Ces éléments en regroupant leurs familles, parfois élargies, disposeront des maisons traditionnelles comme de l'un de leurs principaux lieux d'accueil. Dans de nombreuses maisons ou quartiers de cette catégorie, la part des migrants est très élevée, souvent de l'ordre de 60%[21], souvent issus des mêmes filières, de Petite Kabylie par exemple. Quoiqu'il en soit, jusqu'au milieu des années 1970, le Rocher va encore enregistrer un accroissement de sa population (plus de 47.000 personnes en 1974).
Les conditions de saturation de l'habitat, associées à une grande fragilité du parc immobilier le plus ancien vont dès lors accélérer un processus de dégradation et de ruinification, il faut le dire de marginalisation de la médina résidentielle comme dans de nombreuses autres villes maghrébines. Avant de s'homogénéiser autour des populations parmi les plus défavorisées, la médina jusqu'au milieu des années 1980 accueillait encore une population hétérogène où, petits commerçants et artisans, travailleurs non qualifiés à faibles revenus côtoyaient employés des services publics, cadres ou membres de professions libérales à revenus moyens ou élevés. Pendant cette période, elle avait déjà perdu 20% de sa population optimale des années 1970 par dégradation de son parc immobilier. Celle-ci n'a pas cessé depuis ; le développement du secteur d'Aïn el Bey, celui de la ville nouvelle en direction de Sarkina sont autant d'opportunités d'amélioration de la qualité d'habitat pour les mal logés ou les sinistrés du Rocher, en même temps qu'un détournement d'intérêt pour le centre ancien.
Durant ces années 1980, la détérioration déjà rapide des quartiers anciens du Rocher avait conduit à envisager les possibilités d'enrayer cette tendance pour optimiser les chances de sauvegarder un patrimoine historique et culturel. Des analyses architecturales et structurelles avaient été réalisées, des études de faisabilité avaient été développées. Dix ans auparavant, le Plan d'urbanisme directeur de Constantine s'intéressait fort heureusement au Rocher; cela avait été déjà le cas dès le début des années 1960, et ce fut encore une préoccupation des années 1990 ; tout ceci suggérant que l'on aurait devant soi un problème insoluble face auquel les efforts à déployer seraient hors d'atteinte.
Conclusion
L'histoire démographique, sociale et résidentielle du Rocher de Constantine, support de l'ancienne ville historique pourtant très longtemps maintenue comme centre fonctionnel névralgique de l'ensemble urbain, ne lui a pas été favorable. Son tissu hérité de l'ère précoloniale, et qui occupe une grande partie du site, se révèle d'une grande fragilité dès que l'on s'abstient d'en faire l'objet d'une attention spécifique, comme c'est le cas depuis à peu près le milieu du siècle précédent. Cela induit la généralisation de processus de dégradation, finalement très rapides au regard du temps long de la ville. Ceux-ci sont renforcés par des surcharges habitantes insupportables, humainement bien sûr, mais aussi physiquement pour le bâti, qui de désordre en désordre, s'altère, se dégrade, entre en décrépitude jusqu'à s'affaisser et s'écrouler. Aujourd'hui, ce sont des pans entiers du tissu traditionnel qui ont disparu et disparaissent encore pour offrir trop largement de la médina le visage d'un champ de ruines désolant.
Cette entrée, par un regard sur ses populations et sa structure résidentielle, ne dit pas tout du Rocher, mais il place l'homme au centre de la problématique. C'est absolument essentiel. Mais l'homme n'est jamais seulement réduit à des questions de confort de vie, ni même de confort minimal de vie, il s'inscrit dans une dimension spirituelle aussi. Celle-ci est bien sûr transcendante, mais puise aussi ses racines dans la tradition, la permanence des valeurs, la transmission des héritages. En regardant le devenir du Rocher, il semble que cette dimension ait été effectivement, sinon théoriquement ou volontairement, ignorée. Avoir classé, dans les années 1990, l'héritage bâti traditionnel de la médina dans une typologie de même nature que celle de l'habitat précaire ou des bidonvilles, c'est-à-dire comme un habitat marginal sous prétexte de dégradation, était peut-être déjà le renforcer dans un destin funeste. Il reste qu'aujourd'hui, le Pays a perdu, ou perd, une partie de son patrimoine fondamental et de sa mémoire essentielle. Ils ne pourront jamais être avantageusement remplacés, même si les qualités du site peuvent permettre la résurgence de projets adaptés de grande valeur.
Nous ne chercherons pas ici à voir quelque signe que ce soit, mais il serait sans doute pertinent d'entreprendre une lecture sémiotique.
Notes
[1] La ville connut une saignée de l’ordre de 9000 personnes (tués ou émigrés), soit un tiers de sa population, cf. Pagand, B., La Médina de Constantine, de la ville traditionnelle au centre de l’agglomération contemporaine, Poitiers, Etudes méditerranéennes, fasc. 14, 1989, p.208.
[2] Gouvernement Général de l’Algérie, Secrétariat général le 10/05/1844, Archives nationales, archives d’Outre-Mer, Aix-en-provence.
[3] 23.500 musulmans pour 24.800 européens en 1901, 31.000 musulmans pour 30.400 européens en 1911. La population israélite (locale et coloniale) étant comptée avec la population européenne.
[4] Dès 1875, s’établit une parité de population avec environ 17.000 personnes par groupe; avant, les Algériens musulmans furent toujours majoritaires.
[5] Belabed, Sahraoui B., Pouvoir municipal et production de la ville coloniale, Constantine 1854-1903, Constantine, thèse de doctorat d’Etat en architecture, Université Mentouri, 2005.
[6] Entre 1866 et 1884.
[7] Au moins trois vagues de maladies et catastrophes naturelles marqueront cette période, ponctuées d’épidémies, de ravages de sauterelles, de sécheresse, de famines réduisant la population rurale algérienne à la plus grande misère. Cf. Sari, D., Le désastre démographique, Alger, SNED, 1982, p. 96.
[8] Ceci allant jusqu’au déclassement le plus dramatique transparaissant dans trois fléaux, logements insalubres, alcoolisme, tuberculose. Cf. Constantine, archives communales, Liasse 201.
[9] Cf. Ageron, Ch.-R., Les Algériens musulmans et la France, Paris, Presses Universitaires de France, 1968, p.520.
[10] Archives communales de Constantine, Liasse 200.
[11] Enquête sur l’habitation des quartiers français, israélites et musulmans du Rocher, Commission de 1904, Archives communales de Constantine, Liasse 201.
[12] On notera que les familles musulmanes ne dépassent pas quatre personnes en moyenne.
[13] Cf. Rahmani, C., La croissance urbaine en Algérie, Alger, O.P.U., 1982.
[14] 36.500 en 1921 pour 47.000 en 192-: Répertoire statistique des communes d’Algérie.
[15] Cf. Ageron, C. R., op.cit., pp.1200-1227.
[16] Archives du Service de Liaisons Nord-Africaines (S.L.N.A.), décembre 1941.
[17] Pourcentage des musulmans dans la ville: 1920 (50% de 73.000 habitants), 1945 (65% de 110.000 h.), 1960 (80% de 220.000 h.).
[18] Archives du S.L.N.A., décembre 1941.
[19] Elle était aussi, et largement, la plus scolarisée.
[20] Cette solidarité nous a été attestée par des témoignages, la médina servit de lieu d’accueil non seulement à des populations rurales mais aussi à titre transitoire pour les habitants algériens des quartiers européens.
[21] Cf. Cherad, F., Une métropole saturée: croissance et mobilité des populations de Constantine et de sa wilaya, Thèse de 3ème cycle, géographie, Université de Montpellier, 1980.