Insaniyat N° 11 | 2000 | Le Sacré et le Politique | p.109-115 | Texte intégral
Ahmed BEN NAOUM : Sociologue et anthropologue, Université de Perpignan, Département de Sociologie.
Ce qu’il est convenu d’appeler de nos jours “apartheid” fut, de tout temps, la réalité la plus commune à l’intérieur des sociétés humaines comme dans les relations qu’elles instituaient entre elles. Mou ou violent, les légitimités qui en procèdent et qui le justifient, naissent de la reproduction d’un rapport de force à l’avantage d’une société ou d’un groupe dominant. L’image spéculaire de ces derniers, se condense dans l’identité qu’ils se donnent et, conséquemment, dans l’exclusion de l’autre dominé. Du lieu historique, politique, culturel ou religieux à partir duquel on parle et de la position identitaire acquise ou construite, on traitera de la tolérance à l’exclusion de l’intolérance ou vice-versa, selon le degré d’inclusion ou d’exclusion de l’autre. A Jérusalem, la basilique du Saint Sépulcre est sous la responsabilité d’une famille musulmane depuis plusieurs siècles, afin d’éviter tout conflit de compétence entre les chrétiens de rite latin et les chrétiens de rite grec. Au Tombeau des Patriarches à Hébron, une mosquée et une synagogue vouées à la même divinité et aux mêmes référents sacrés, se dressent côte à côte depuis des siècles. Mais en Inde, des “fous de Dieu” ont récemment détruit une mosquée ancienne, construite, disaient-ils, sur l’emplacement d’un ancien temple; tandis qu’à Hébron d’autres “fous de Dieu” assassinaient au petit matin des fidèles en prière.
En Bosnie, au Ruanda, en Algérie, au Soudan et ailleurs dans le monde, le retour du “refoulé” prend des formes de règlements de comptes historiques, les parties au conflit invoquant le plus souvent la même légitimité à massacrer l’autre. Y aurait-il lieu de croire que l’imaginaire sacré contient, en son essence, les ferments de l’intolérance et de la violence faite à l’autre? L’imaginaire, lorsqu’il investit des textes sacrés comme le Qoran, impulse une perception de l’autre différenciée dans le temps et dans l’espace, s’extériorisant par les récits hagiographiques ou mythiques, les citations a posteriori des fragments du texte sacré, la jurisprudence, etc.
La tolérance n’est universellement pensable que par rapport à son opposé: l’intolérance. Dans les deux cas, et dans de nombreuses langues, la violence s’exerce contre soi par soi ou contre l’autre par soi. La langue arabe ne fait pas exception et le terme tolérance renvoie à des radicaux qui font sens à travers leurs formes dérivées, de manière à circonscrire un champ du tolérable, à partir d’un rapport de force légitimant le tolérant, minorant le toléré et codifiant la relation entre les deux au profit du premier.
1. Dans la langue
1.1. Ha Ma La: signifie porter, transporter, porter un enfant, être enceinte. Mais c’est aussi, dans la forme transitive, accabler quelqu’un. De manière générale, l’idée de supporter une charge, une contenance, une personne on même une idée dans ce qu’elle peut avoir d’imprécis ou d’aléatoire, implique un effort sur soi-même pour pouvoir accepter ce qui est hors norme et qu’on peut refuser. Le même radical à la sixième forme ta Hâ Mu La, transitif signifie: faire preuve d’intolérance, de partialité, de sectarisme à l’égard de quelqu’un, ou encore à l’égard de soi-même dans le sens de prendre sur soi, s’obliger, se faire violence.
1.2. Sa Ma Ha: l’acception de ce terme renvoie à une polysémie relative à la douceur et à la permissivité par rapport à la norme. Il s’agit dans ce cas non de supporter ou de souffrir, mais d’une capacité à pardonner, à autoriser, à permettre, c’est-à-dire, dans tous les cas, à user de sa propre liberté pour admettre quelque chose. Les idées de bienveillance, de pardon, de douceur, de facilité, du possible et du permis, de la dérogation, de l’indulgence, de la conciliation et de la tolérance, sont toutes exprimées par ce radical en ses différentes formes dérivées. Dans les pays arabes et musulmans contemporains, largement sécularisés, signataires de la déclaration universelle des droits de l’homme et disposant de constitutions votées, la langue moderne a construit, à partir de la quatrième forme de Sa Ma Ha, le concept de ta Sâ Mu H ou encore mu Sâ Ma Ha. Ces notions impliquent la réciprocité dans la mesure où la tolérance dans ce cas précis, implique une relation d’équivalence entre deux êtres, chacun des deux la construisant par abandon relatif de sa propre norme. La tolérance, dans ces conditions implique une relation d’équivalence biunivoque et active entre citoyens. A ce titre, dans la plupart des pays arabes et musulmans, la tolérance religieuse notamment, est fondée comme comportement, sur les notions de société civile, de citoyenneté, de république et de nation, issues du processus historique de sécularisation des sociétés arabes et musulmanes, à l’œuvre depuis le XIXème siècle, et toujours en cours.
1.3. Sa Hu La: ce radical réfère directement à une acception moins rugueuse que Ha Ma La. Il renvoie à tout ce qui est facile, doux, simple, aisé ou égal. La deuxième forme dérivée, signifie l’action de faciliter quelque chose à quelqu’un, d’aplanir les difficultés. Mais, c’est la quatrième forme qui signifie la tolérance, la conciliation, la compréhension réciproque : ta Sâ Hu L.
2. Dans l’imaginaire
2.1. Un récit hagiographique recueilli dans une oasis du Sud-ouest de l’Algérie, construit, nous semble-t-il, la norme de la tolérance dans une société musulmane où les communautés juives étaient aussi bien nombreuses qu’extrêmement actives :
Sidi Bahnini avait fondé une zawya à Zaglou. Il y enseignait le Qoran et les autres sciences et y offrait l’hospitalité aux pauvres et à tout hôte de passage. Un jour, après que tout les hôtes eurent dîné et se furent couché, Sidi Bahnini dit à l’un de ses déférents qui, ce soir était chargé de l’offre de nourriture : “Tous les hôtes ont-ils dîné ?” Le déférent répondit : “Oui Maître!”. Ce dernier ne parut pas satisfait et insista : “Va voir dehors, il se peut que quelqu’un n’ait pas encore mangé.” Le déférent sortit, fit un tour dans la cour puis revint et confirma : “Il n’y a personne dehors Maître !” Sidi Bahnini répondit alors : “Il y a encore un homme dehors”. “Va le chercher et sert-lui le repas auquel il a droit !”. Le déférent protesta : “Mais ce n’est qu’un juif !”. Le Maître conclut, alors: “Ce juif est ta créature ou est-ce la créature de Dieu ? Donne-lui immédiatement à manger !”. Depuis, à la zawya de Sidi Bahnini, il est réservé aux juifs de passage une mesure de couscous et un morceau de poulet comme repas d’hospitalité.
Ce récit édifiant marque, on ne peut mieux, dans l’imaginaire des sociétés musulmanes du Maghreb, la manière dont les relations entre communautés ont été gérées, depuis des siècles, par les référents des communautés musulmanes. C’est que l’imaginaire sociétal ne s’embarrasse pas de notions juridiques abstraites dans une région où l’Islam fut à la fois mysticisme, spiritualité (taçawwuf) et régulation par la jurisprudence des relations sociales. Dans le même temps, et même si le droit n’est pas ici invoqué, la décision du Maître est tout à fait en conformité avec l’orthodoxie des légistes.
2.2. L’offre de nourriture dans une zawya ou lors d’un pèlerinage, est à lire comme commensalité entre des hommes qui, par ce geste symbolique, deviennent ipso facto des égaux “partageant le sel”, conjurant, ainsi, toute possibilité de nuisance ou de violence des uns par rapport aux autres. La commensalité universelle s’inscrit donc dans la sphère du sacré, car elle est fondée par une institution où s’enseigne la Parole de Dieu et où la table est perpétuellement dressée.
2.3. Dans la mesure où Dieu, dans le Qoran, s’adresse à l’Homme (el insân), la commensalité concerne l’humanité entière. Une disjonction par réduction d’être est accomplie dans une enceinte sacrée par un déférent de service qui nie à un juif sa qualité d’homme. Cette discrimination opérée par un représentant de la société musulmane, crée une perturbation qui rompt le Décret divin et l’obligation qui s’en suit. Le risque perpétuel de rupture et de violence d’une relation d’équivalence universelle entre les êtres humains, proviendrait donc de la société.
2.4. Sidi Bahnini, ami de Dieu, rétablit doublement la conjonction à deux niveaux : d’abord en rappelant la loi divine à la société musulmane (à son déférent) à savoir que le juif est un homme, une créature de Dieu avant d’être un juif: ensuite en exigeant un traitement pour cet homme là, à l’image du reste de l’humanité et d’abord de la communauté musulmane.
2.5. L’homme juif accédera à l’hospitalité à l’instar de toute les créatures de Dieu descendant d’Adam. En effet, Dieu dit en s’adressant au genre humain (en nâs):
“Humains, prémunissez-vous envers votre Seigneur. Il vous a créés d’une âme unique, dont il tira pour celle-ci une épouse; et de l’une et de l’autre, il a répandu des hommes en nombre et des femmes”. (Qoran, IV, 1.)
“Humains, Nous vous avons crées d’un mâle et d’une femelle. Si Nous avons fait de vous des peuples et des tribus, c’est en vue de votre connaissance mutuelle.” (Qoran, XLIX, 13.)
2.6. Mais – et c’est ici que se noue le contrat de tolérance – les hommes juifs ne peuvent accéder dans une enceinte sacrée musulmane, à la plénitude du contrat d’équivalence entre les fils d’Adam. L’hospitalité universelle à eux due, ne fait pas problème ; mais elle ne leur est due qu’en tant qu’ils sont des humains ; et se posant comme non musulmans, leur différence leur sera reconnue, par l’institution d’une cuisine différente qui les confirmera donc comme juifs. Gens du Livre à l’instar des musulmans et des chrétiens.
3. Dans le paradigme Qoranique et la tradition du Prophète.
L’Islam en tant que Parole de Dieu, ne peut être confondu avec ses manifestations historiques, politiques et juridiques bonnes ou mauvaises. Mais l’interprétation du Livre a toujours fait problème, entre autres les relations des musulmans avec les non musulmans et dans la manière même d’exécuter les commandements de Dieu. Tous les musulmans s’accordent à dire que l’Islam est la religion de la miséricorde (rahma, 79 récurrences dans le Qoran), de la justice et de l’égalité. Les commandements de Dieu s’adressent à l’Homme (el insân) dans 45 chapitres sur 114, et aux humains (en nâs) en 245 récurrences, tandis que l’Homme est libre de croire ou de ne pas croire, puisqu’il lui revient d’être responsable de son être et de ses actes devant Dieu :
Dis : “le Vrai ne procède que de notre Seigneur. Que croit celui qui veut, et que dénie celui qui veut. Nous avons apprêté pour les iniques un feu dont se refermeront sur eux les pavillons.” (Qoran, XVIII, 29).
De même, sont rejetées la violence et la contrainte en religion :
Point de contrainte en matière de religion : “Droiture est désormais bien distincte d’insanité. Dénier l’idole, croire en Dieu, c’est se saisir de la ganse solide, que rien ne peut rompre. Dieu est Entendant, Connaissant.” (Qoran, Il, 256).
3.1. Le Prophète de l’Islam a laissé une tradition de dicts (es sunna), de laquelle les musulmans sont censés s’inspirer, en ce qu’elle constitue un modèle du comportement humain. Plus de 2000 dicts répertoriés, tracent la voie et la méthode à suivre dans l’ensemble des relations humaines. En matière de tolérance, l’attitude de Mohammed fut marquée par un certain universalisme, et un sens marqué de l’égalité et de la clémence. La tradition rapporte que, dans une année de disette, il envoya aux mecquois idolâtres une aide financière substantielle, alors qu’ils étaient en guerre contre lui. Parmi les nombreux dicts on peut retenir les deux suivants :
“Je suis le Prophète de la Miséricorde.”
“Les Humains sont égaux comme les dents du peigne.”
La modernité du second dict est évidente. Elle n’est, malheureusement, que très rarement mise en valeur alors qu’elle a une portée universelle et contient l’idée de tolérance dans son acception la plus actuelle.
3.2. Dans la référence ultime qu’est le Qoran, la perception des non musulmans ne laisse pas d’être étonnante, au regard des relations historiques effectives, entre ces derniers et les musulmans. En dehors des idolâtres arabes constamment voués à l’enfer, les Gens du Livre (chrétiens et juifs), sont l’objet de nombreuses adresses divines concernant leurs religions et ceux d’entre eux oublieux des préceptes de celles-ci -
“Ceux qui croient, et les tenants du Judaïsme et les Sabéens aussi et les Chrétiens, à condition de croire en Dieu et au Jour dernier, et d’effectuer l’œuvre salutaire, point de crainte à nourrir sur eux, non plus qu’ils n’auront regret.” (Qoran, V, 69.)
“Fils d’Israël ! Rappelez-vous Mon bienfait par Moi prodigué, et que Je vous élus sur les univers.” (Qoran, Il, 47.)
“Ne controversez avec les Gens du Livre que de la plus belle sorte, sauf avec ceux d’entre eux qui aurait fait preuve d’iniquité. Dites par exemple: "nous croyons à 1a descente sur nous opérée, à la descente sur vous opérée. Notre Dieu ne fait qu’un avec le vôtre. A Lui nous nous soumettons.” (Qoran, XXIX,46.)
4. Dans la jurisprudence et dans l’histoire
4.1. Une abondante production juridique, dans les pays d’Islam, codifié les relations avec les non musulmans et notamment avec ceux d’entre eux vivant dans les sociétés musulmanes. Le Livre n’est pas la pensée religieuse. Cette dernière s’est développée surtout dans la jurisprudence (fiqh), et est l’œuvre d’hommes qui ont légiféré relativement à leurs époques et en fonction des problèmes politiques particuliers qui se posaient à eux. C’est dire que le droit concernant les protégés (dhimmi) juifs, chrétiens, hindouistes ou zoroastriens, est marqué par son historicité. En partant du seul verset du Qoran concernant les non musulmans et portant sur leur sauvegarde contre le paiement d’une capitation (Qoran, IX,29), le droit musulman en la matière, commence à faire système sous le cinquième calife, Omar Ibn Abd El Aziz ( 717-730 de J.C ). De ce dernier, commencent la collecte systématique de la capitation, les discriminations vestimentaires, architecturales, de sociabilité, ect.
4.2. La capitation (et djizia ) est d’abord et seulement une redevance compensatrice d’une sorte de droit à la différence pour non adoption de l’Islam. Cependant, partout, de l’Espagne au Maghreb et jusqu’au Sind, les non musulmans pouvaient conserver l’autonomie de leur droit spécifique, désigner les chefs de leurs communautés respectives, si bien qu’à bien des époques, les patriarches chrétiens en Orient, par exemple, disposaient de tous les pouvoirs administratifs, religieux et financiers sur leur communauté. Le droit définit des seuils de tolérance variables d’une période à l’autre et d’une région à l’autre. Le rigorisme de Omar, peu mis en pratique en période de prospérité, réapparaît dans les crises politiques, économiques et sociales. La conquête almohade de l’Espagne (1146), par exemple, s’était accompagnée de la quasi-abolition de la législation protégeant les minorités religieuses. De manière générale, cependant, et malgré les divergences entre légistes, tous les métiers étaient ouverts aux Gens du Livre, sauf les fonctions de souveraineté, de législation, de délibération et de commandement suprême de la communauté musulmane; en général, toute fonction faisant appel à la compétence religieuse. Des exceptions confirment la règle dans tout le Monde Musulman. Citons pour l’exemple, Samuel Ibn Naghrela, sujet juif, Premier ministre, trésorier et chef des armées de Badis Ibn Habbus Ez Ziri, Emir de Grenade, qui s’était attiré les foudres du théologien et légiste Ibn Hazm, au tout début de ce deuxième millénaire.
5. Conclusion
Si les seuils de tolérance, de l’avènement de l’Islam à l’abolition du califat ottoman en 1924, étaient définis par les légistes et étaient donc assez variables, les statuts réels des non musulmans en pays d’Islam et en Chrétienté n’étaient comparables qu’en Péninsule Ibérique. Presque partout ailleurs, massacres et expulsions avait chassé les Juifs de l’Europe. Mais les régimes politiques changent. En 1492, l’Espagne catholique reconquiert Grenade sur les derniers musulmans indépendants et en chasse les juifs. Ceux-ci, retrouvent le statut de protégés au Maghreb ou sont accueillis par le sultan ottoman Bajazet II, comme protégés aussi. L’empire ottoman abolit et le statut et ses servitudes en 1856. Mais, il est rétabli au Soudan depuis 1989, à la fin du XXèmesiècle. Il semble bien qu’ainsi, selon l’époque, le lieu, le régime politique et le rite, la lecture et l’interprétation des textes sacrés soit relative aux intérêts des princes et oublieuse du dict du Prophète sur l’égalité des humains.
Bibliographie
Dictionnaires: Lissân El Arab. Dictionnaire Larouse français-arabe.
Le Qoran:
En arabe: ENAL, Alger, plusieurs éditions. En français: traduction de J. Berque, Paris, Sindbad, 1990.
Encyclopédie de l’Islam :
Articles Djzia et Dhimmi…
Ouvrages :
EL GHANOUCHI, R..- Huqûq el muâtana, Huqûq ghîr et muslim fil mudjtama ‘ El Islâmi.- Washington, Institut arabe pour la pensée islamique.
MEDKOUR, I. et EL KHATIB ‘A..- Hoqûq el insân fil Islâm.- Organisation de la Conférence islamique.
BENNANI, B.P.J..- L’islamisme et les droits de l’homme.- Lausanne, Ed. de l’Aire, 1984.
PELLAT, C.; ARKOUN, M., etc..- Communauté musulmane: données et débats.- Paris, PUF, 1978.
CARDAILLAC, L. et autres.- Tolède, XIIème-XIIIème siècles musulmans, chrétiens et juifs: le savoir et la tolérance.- Paris, Editions Autrement, 1990.