Insaniyat N° 11 | 2000 | Le Sacré et le Politique | p.129-134 | Texte intégral
Amar MAHMOUDI : Linguiste, enseignant, Université d’Oran, Département de Langues, 31 000, Oran, Algérie
Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie
L’imaginaire dans les mœurs de la société algérienne
“ Qu’il est doux, qu’il est doux d’écouter des histoires, des histoires du temps passé ”[1]. Notre enfance semble se prolonger au delà des limites habituelles, quand on garde en mémoire un héritage aussi prestigieux que celui des contes et histoires faisant partie intégrante de notre vie et de notre patrimoine culturel.
De bouche à oreille les contes imaginaires les plus féeriques, les récits populaires les plus extravagants circulent et sont fidèlement transmis aux générations qui les gardent jalousement comme un trésor pour les retransmettre à leur progéniture et perpétuer la tradition.
La femme gardeuse des coutumes authentiques joua un rôle important dans la conservation de ce legs si riche et si varié. Elle fut secondée par le contenu qui savait attirer à lui une foule dense grâce à son art de conter. Son répertoire savamment choisi était apprécié à sa juste valeur, car dans les évocations, la réalité se mêle aux plus extraordinaires et aux plus invraisemblables conceptions. Ces récits de valeur symbolique sont destinés à représenter concrètement des vérités profondes. Quand le sommeil n’arrive pas, la mère se mettait à raconter les histoires que sa maman lui avait apprises que ces veillées sont encore chères à nos cœurs! blottis les uns contre les autres, dans une des intimités les plus affectueuses…
Dans une ambiance feutrée, nous appartenions à un autre monde. Elle commençait aussi son récit:“Il était une fois un roi…”. Nous étions accrochés à ses lèvres, retenant notre souffle, frissonnant de tout notre être, lorsqu’elle nous parle de l’ogresse qui menace et dit “Si je t’attrape, je ne ferai de ta chair qu’une seule bouchée, de ton sang qu’une seule gorgée et de tes os j’en ferai des cure-dents”.
Mouloud Feraoun, enfant, a été profondément impressionnépar les contes que lui racontait sa tante et plus tard en tant qu’adulte, il écrit! “Pendant les récits, nous étions elle et moi des êtres à part. Elle savait créer de toutes pièces un domaine imaginaire sur lequel nous régnions. Je devenais arbitre et soutien du pauvre orphelin qui veut épouser une princesse, j’assistais tout puissant au triomphe du petit “M’quidech”[2] qui a vaincu l’ogresse, je soufflais de sages réponses au “Hchaïchi” qui tente d’échapper au piège du sultan sanguinaire”.
René Pottier rapporte que St Augustin était ébloui par les histoires de “Goual”[3] le jour du marché sur la place : “Augustin se hâtait d’accourir, car un improvisateur préludait à son interminable récit, bousculant tout sur son passage, se faufilant, il arrivait au premier rang de l’assistance. L’homme tantôt en latin, le plus souvent en berbère redisait à peu près les mêmes légendes que celles qui, à l’école avaient si peu de saveur”.
Mais il y ajoutait le sel de son esprit, une mimique éloquente. Il possédait un style direct grâce auquel on communiquait avec lui. Modifiant ses expressions, il répétait jusqu’à ce qu’il ait réussi à faire partager son délivré avec tous ses auditeurs. Ah ! Comme le jeune Augustin les aimait, ces héroïnes malheureuses, comme il aurait voulu les délivrer de ces monstres humains ou animaux qui les retenaient captives dans des cavernes enchantées !
En lisant l’Enide (29-19 avant J. Christ) de Virgile, St Augustin rapporte: “l’épisode qui m’a fortement ému au point d’en gémir c’est le récit de la mort de Didon reine de Carthage qui se tue par amour.”
Comme nous le voyons, d’après ces extraits, l’auditeur ou le lecteur se préoccupe de destin des personnages du conte, il souffre comme eux, ressent une angoisse opprimante ou au contraire se voit comblé par un dénouement heureux : “Ils se marièrent, eurent beaucoup d’enfants et vécurent ensemble heureux de longues années”. Beaucoup de contes racontés en Algérie sont tirés du merveilleux livre intitulé “les milles et une nuits”.
Le conte ou la “Mkharfa [4]” dans la famille algérienne
Le conte est un récit populaire ou littéraire mettant en scène des êtres surhumains ou des acteurs imaginaires, dans lequel sont transposés des événements historiques, réels ou souhaités, dans lequel se projettent certains complexes individuels et certaines structures sous-jacents, des rapports familiaux et sociaux ; tout récit est une description de caractères.
En effet, nos héros à travers leurs actes, paroles et gestes nous inculquent (à l’auditeur ou au lecteur) le sens du courage, de l’honneur, du sacrifice, de la confiance ou de la générosité.Ils nous laissent rêveurs et nous donnent des leçons de morale. Dans d’autres cas, ils nous apprennent à négliger le peureux, à isoler le fourbe ou à blâmer le voleur. Le sort de nos héros nous préoccupe tellement que Mouloud Feraoun écrit: “C’est ainsi que j’ai fait connaissance avec la morale et le rêve, j’ai vu le juste et le méchant, le puissant et le faible, le rusé et le simple. Certes, je n’aurai jamais compati d’aussi bon cœur à un vrai malheur familial, le destin de mes héros me préoccupait davantage que les soucis de mes parents. Lorsque le dénouement était trop triste, nous nous couchions avec la même impression d’angoisse, et je me serrais peureusement contre elle[5]”.
Dans tout conte, il y a une part de fantastique, une forme qui met en évidence l’irruption de l’irrationnel dans la vie individuelle et collective. “Le fantastique se caractérise par l’intrusion brutale du mystère dans le cadre de la vie réelle”[6].
Dans le monde qui est bien le nôtre, sans diable, sans démon, sans géant, sans sirène, se produit un événement étrange qui ne peut s’expliquer par les lois de ce même monde familier. Est-ce un produit de l’imagination ? Est-ce réel ?
Le fantastique c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles face à un événement en apparence surnaturelle. “J’en viens presque à en croire, est la formule qui résume le fantastique”. Mouloud Feraoun écrit : “Ma tante s’y laissait prendre elle-même. A l’entendre raconter, on sentait qu’elle croyait ce qu’elle disait”[7].
Les métamorphoses
Dans les contes, les métamorphoses sont un procédé courant de vengeance. Dans toutes les légendes du terroir, on trouve des sorciers qui se métamorphosent en animaux, pierres ou arbres. René Pottier écrit : “D’autres hommes, dit-on, transforment leur prochain ou eux-mêmes en bêtes”[8].
Un extrait du conte suivant est un modèle parfait de métamorphoses : le héros, fils de roi, achève son éducation et part rendre visite au sultan des Indes. En cours de route, à la suite d’une attaque, il perd tout et devient bûcheron. Mais un jour, en arrachant une racine, il découvre un anneau de fer, une trappe qu’il soulève, descend l’escalier. Il est reçu par une princesse enlevée par un génie et devient son amie. Au courant de cette amitié douteuse, le génie se transforma en vieillard et changera le prince en singe…
Une autre fille de roi le vit et devina qu’il s’agit d’un homme transformé. Elle appelle le génie et se livrent combat où chacun se transforme en une série d’animaux. Avant de mourir, elle a juste le temps de redonner au prince sa forme humaine[9].
Mouloud Feraoun écrit à propos du sujet : “Je connus les métamorphoses de la perdrix, du chardonneret, du singe ou du hibou, mon imagination acceptait tout avec plaisir”.
Signalons aussi qu’Apulée (125-180 de J.C) a écrit un conte célèbre intitulé “l’âne d’or” qui raconte le changement de Lucius en âne, ses aventures, son retour à l’humanité. Cette œuvre à la fois écrite en langue populaire et personnelle offre un mélange curieux de croyances mystiques et magiques.
Depuis l’antiquité, imaginaires et croyances populaires sont deux mythes étroitement liés. Dans la société algérienne beaucoup de croyances sont solidement ancrées dans les esprits. Les divers présages tirés d’événements fortuits tiennent une place très importante surtout chez les personnes superstitieuses qui n’arrivent pas à les oublier et qui sont interprétés comme annonçant un événement heureux ou malheureux.
La croyance en la prémonition des rêves est très répandue dans le monde entier et en particulier en Algérie. Les gens attachent un intérêt à ces révélations nocturnes. Ils voient un avertissement: “A tel point que certains cherchent à les provoquer par des fumigations en faisant appel à une vieille coutume qui consiste à aller dormir sur une tombe[10]”. Dans son œuvre “Les confessions ”[11], St Augustin rapporte que sa mère qui était chrétienne fut avertie par un songe de la future conversion de son fils. Par un songe Monique [12] fut prévenue que ses larmes ne seraient pas vaines. Elle se voyait debout sur une règle de bois. Un jeune homme vint près d’elle, elle lui fait part de son affliction. Il lui dit qu’où elle était, là aussi était son fils. En effet, “à côté d’elle, debout sur la même règle”, elle vit Augustin. On pourrait multiplier les exemples. Le quotidien Liberté ne consacre-t-il pas un espace dans ses colonnes à la page “des faits et des gens”, une rubrique réservée à la narration des songes et à leur interprétation ?
Il y a une autre croyance profondément enracinée dans les mœurs algériennes. Beaucoup de gens vivent dans la crainte continuelle des démons et des Djenouns. Voyant une personne crispée, recroquevillée sur elle-même parlant toute seule ou au contraire manifestant une joie sans bonne, une hilarité peu habituelle, un comportement étrange, on conclut que cette personne est possédée par un Djinn.
“Les démons infiniment mieux doués, à l’affût de tout ce qui peut nous induire en tentation, guettent la moindre contraction. Bénéficiant d’une grande expérience grâce à leur longévité et leur immortalité, en possession d'un corps aérien et éthéré, ils sont capables de pénétrer en nous”[13]. On est effrayé, on invoque le nom de Dieu et de son Prophète et pour délivrer le possédé, on fait appel à un taleb ou un exorciste qui, à l’aide de prières, de fumigations, de l’encens ou même de sacrifice, demande au “Djinn” de sortir. Après un combat sans merci, il quitte l’enveloppe charnelle et délivre l’âme. Suivons de près un rite d’exorcisme décrit par St Augustin:“Après une série de cérémonies compliquées, tandis que le démoniaque se tord en convulsions, on demande à l’hôte indésirable par où il veut sortir. De crainte qu’il ne choisisse un organe particulièrement sensible comme les yeux, les oreilles et que dans sa rage d’être expulsé, il ne blesse le patient au point de le rendre infirme jusqu’à la fin de ses jours, on suggère à l’esprit impur de s’en aller par l’extrémité de l’un de ses membres, le plus souvent par un des orteils”. Grâce à la force des exorcismes et une lutte acharnée, le “Djinn” est obligé de s’en aller. “Au M’zab, tout un rituel a été composé jadis pour la délivrance des possédés, et il est toujours utilisé”. Le Maghreb, dont les sorciers et les sorcières étaient renommés au IIème siècle de l’ère chrétienne[14] et au temps même d’Ibn Khaldoun[15], revient toujours à son besoin d’intercession céleste, polythéisme déguisé où il entre une naïve foi dans la magie.
L’influence de la magie est considérable dans les mœurs et la religion de notre pays. Pour essayer de résoudre les multiples problèmes, des personnes ont recours souvent à la magie: des esprits simples sont portés à croire que les magiciens sont doués d’une âme plus puissante que le commun des mortels. Ces sorciers et sorcières utilisent toutes sortes de supercheries pour abuser de la bonne foi de leurs clients : herbes, pierres, sacrifice. Pour Augustin, “la magie est l’œuvre des démons… Elle inquiète les indécis qui se laissent prendre aux prestiges démoniaques”.
La superstition occupe aussi une place importante chez les personnes crédules. Les revenants ou fantômes provoquent une panique indescriptible. De nos jours encore, on croit toujours aux maisons hantées, aux cris anniversaires des assassinés qui reparaissent à la même place et à la même heure où leur âme s’est envolée. Mouloud Feraoun écrit : “Je suis renseigné sur les revenants, le cri anniversaire des assassinés, la procession de fantômes qui annoncent les épidémies. Je sentais mes cheveux se dresser, j’avais la chair de poule, je courais comme un fou ou j’étais cloué sur place par la terreur, je me voyais escorté encore par quelque fantôme”.
Notre travail est loin d’être achevé. Nous aurions pu axer nos recherches sur la cartomancie, la chiromancie, le mauvais œil qu’on peut conjurer avec la main de Fatma “El Khamsa”, les filtres d’amour, l’eau de lune aux effets merveilleux, le plomb qui annule les maléfices, les amulettes pour avoir de la chance… et la pierre de Java “El jawi”, et d’autres pierres toutes aussi vertueuses et qui éloignent les Djounouns. Il s’agit en réalité d’un domaine vaste à exploiter.
Chacun de nous garde, gravé en lui de merveilleux souvenirs d’enfance, souvenirs peuplés de héros légendaires, de fées, de princesses et qui nous ont appris à rêver, à créer un domaine imaginaire meublé de fantastique propice à l’évasion, un monde chimérique fait à notre convenance.
Cependant, jusqu'à présent, bien qu’adulte, nous avons conservé profondément enfouies en nous certaines frayeurs dont nous ne pouvons nous défaire.
Bibliographie
TODOROV, Tzvetan.- Introduction à la littérature fantastique.- Potiers, Imprimerie Aubin, 1996.
FERAOUN, Mouloud.- le fils du pauvre.- Paris, Edition le Seuil.
Notes
[1] - VIGNY, Alfred (de).- Poésie " La neige".- Paris, La ruche aux livres impression I. M. E., 1ère édition, 1990.
[2] - Personnage de conte rusé et courageux.
[3]- Troubadour.
[4]- M'kharfa : conte.
[5]- Ma tante.
[6] - Page 30, Introduction à la littérature fantastique Tzvetan Todorov Castex.- Le conte fantastique en France .-p.8.
[7] - Feraoun, Mouloud.- Le fils du pauvre.
[8] - Pottier,René.- St Augustin, le Berbère.- Paris, Les Publications Techniques et Artistiques, 1945.- p.120.
[9] - TODOROV, Tzvetan.- Introduction à la littérature fantastique. - Potiers, Imprimerie Aubin, 1996.- pp. 114-115.-
[10]- Pottier, René.- St Augustin le Berbère.- Paris, Les Publications Techniques et Artistiques, 1945.-.
[11]- Les confessions de St Augustin.
[12]- Monique est le prénom de la mère de St Augustin.
[13]- POTTIER, René.- St Augustin le Berbère.- Les Publications Techniques et Artistiques.- p.110.
[14]- Cf. APULEE.- L’âne d’or.
[15]- de STANE.- Ibn Khaldoun, Histoire des berbères, II.- p.144.