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La ville d’Alger vers la fin du XVIIIe siècle. Population et cadre urbain. Tal SHUVAL, Paris, CNRS Editions, 1998, 282 p.

Il existe parfois des ouvrages dont les retombées scientifiques débordent le cadre disciplinaire dans lequel ils sont classés et circonscrits. C’est le cas de cet essai historique publié en 1998, il y a donc quelques années déjà, qui a contribué à enrichir la connaissance de certains aspects controversés de l’histoire d’Alger, notamment celle de ses modalités et rythmes de peuplement durant la période ottomane. A travers une analyse très fine et fouillée des inventaires après décès déposés auprès du Beyt El Mal de la Régence d’Alger conservés dans les Archives d’Istamboul, cet auteur nous fournit un certain nombre de précisions sur l’histoire démographique de la Capitale, sur la structuration sociale de ses quartiers, la localisation de ses équipements et d’autres données encore qui complètent les travaux érudits d’un certain nombre de spécialistes faisant autorité comme A. Raymond et ses célèbres travaux sur les villes arabes à l’époque ottomane. Il nous semble cependant que ce n’est pas tant la valeur historique intrinsèque de cet ouvrage, qui abonde en mises au point et en discussions érudites et techniques très fines et magistrales qui en fait l’intérêt majeur. C’est plutôt sa valeur extrinsèque, c'est-à-dire interrogée du point de vue d’entrées d’analyse plus générales et sociologiques. En effet, les quelques annotations et mises au point chiffrées égrenées ça et là dans le texte, au passage, comme si elles n’avaient d’autre importance que technique, suggèrent une autre lecture que celle purement historique. Des constats aussi triviaux et aussi empiriques que par exemple « la règle de l’habitat unifamilial [qui est] confirmée par l’analyse des inventaires après décès », cette autre observation selon laquelle « une maison était habitée par une seule famille », ou enfin cette autre affirmation selon laquelle la taille moyenne de chacune de ces familles tournait à l’époque autour « d’une moyenne d’entre quatre et cinq personnes » établissent des faits têtus qui revêtent une portée théorique considérable.  Il s’agit ni plus et ni moins que d’une proposition forte à revisiter une théorie, ou plutôt un mythe sociologique qui a été construit sur la base de modèles sociologiques empruntés et causé des dégâts scientifiques considérables : celui de la transition “naturelle” du modèle de la famille élargie au modèle de la famille nucléaire dans notre pays. Cet ouvrage vient confirmer en effet ce que d’autres chercheurs avant lui, avaient déjà mis en évidence, mais peut être sans trop insister sur la fiabilité de l’affirmation, essentiellement tirée de témoignages subjectifs de voyageurs et d’érudits, établissant le caractère somme toute modeste de la taille des familles de baldis dans l’Algérie précoloniale, mais surtout  l’incroyable mélange de populations et de couches sociales dans l’Alger de l’époque. Et dans cette perspective, tout en prenant la précaution de tenir compte des différences très profondes de contexte sociaux et politiques ayant régné durant le XVIIIe siècle et les siècles postérieurs, notamment la fin du XIXe siècle marqué par une reprise laborieuse de la natalité après le désastre démographique succédant à la prise de la ville, mais surtout le début du XXe siècle caractérisé par un processus complexe de restructuration des populations algéroises paupérisées dans leurs espaces urbains, il est tout à fait légitime de se poser des questions sur le caractère universel de certaines lois sociologiques. De ce point de vue, cet ouvrage nous invite à nous poser des interrogations dérangeantes sur les évolutions au long cours et sur les artefacts méthodologiques qu’introduisent les découpages temporels. Si en effet la thèse de la filiation de la famille nucléaire peut s’avérer juste si on place le curseur de l’histoire du début du XXe siècle à nos jours, cela semble être le cas inverse quand on recule un plus tardivement dans le passé, en remontant du XVIIe au début du XXe. Dans ce dernier cas de figure en l’occurrence, les formes familiales élargies, c'est-à-dire un groupe familial complexe regroupant deux ou trois générations de parents vivant dans la même résidence semblerait beaucoup plus procéder d’un  phénomène de grippage dans les processus de décohabitation résidentielle traditionnelle que d’une situation de cohabitation normale d’un point de vue sociologique.

Ne serait-ce que pour ces suggestions, ces invitations indirectes fondées et extrêmement bien documentées, de se pencher sur la question du rapport entre régime démographique et formes familiales, cet ouvrage mérite amplement le détour. Il nous permet de réinterroger un certain nombre de paradigmes et d’évidences “scientifiques” établies dans la communauté des sociologues de la famille et de l’urbain dans notre pays.

Madani SAFAR ZITOUN

 

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