Insaniyat N° 37 | 2007| Vécus, représentations et culturalité | p.21-24 | Texte intégral
Pierre Vidal-Naquet, qui est mort le 28 juillet 2006, a mené de pair toute sa vie le métier d’historien et l’engagement pour la justice. Spécialiste de l’Antiquité grecque, il a été, en effet, en même temps et indissolublement, un citoyen engagé dans les luttes pour les droits de l’Homme au XXe siècle et en particulier contre la guerre coloniale en Algérie et contre toutes les formes de racisme.
Né à Paris en 1930, dans une famille laïque, républicaine et profondément patriote, il a été très marqué par le souvenir de l’Affaire Dreyfus, pendant laquelle, au début du siècle, son grand-oncle avait correspondu avec le capitaine injustement condamné et avait milité pour la cause de la justice et de la vérité. Vers 1942, son père, qui était alors, à Marseille, engagé dans la Résistance contre l’occupation de la France par les nazis, lui en avait fait le récit quand il n’avait que douze ou treize ans, et ce récit a pesé durablement sur toute sa vie. Un peu plus tard, le 15 mai 1944, quand les occupants sont venus arrêter ses parents, il n’a lui-même échappé à l’arrestation que grâce à la complicité de camarades de classe et de professeurs de son lycée. Déportés à Auschwitz, sans qu’il ait pu leur dire au revoir, ses parents n’en sont jamais revenus. Il racontera dans ses mémoires ce que fut alors pour lui «la brisure et l’attente», qui laisseront en lui une blessure durable, qu’il transformera en une forme d’intransigeance dans l’exigence de justice. Marqué à vie par cet épisode fondateur, il a par la suite, dira-t-il, «toujours jugé des hommes et des événements en fonction du destin auquel il avait échappé».
Le métier d’historien
Quelques mois avant son arrestation, son père lui avait fait lire un texte de Chateaubriand qui a pesé sur son choix de s’orienter vers l’histoire: «Lorsque, dans le silence de l’abjection, l’on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du délateur; lorsque tout tremble devant le tyran, et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît, chargé de la vengeance des peuples». Dans cette perspective, il concevra le métier d’historien comme une certaine façon de rendre justice, et il ne séparera jamais sa propre vie du combat pour la justice.
Pour lui, le métier d'historien est devenu une méthode et une éthique, qui l’a amené à se méfier de ses sources, quelles qu’elles soient, et à se garder de tout préjugé. Il s’est défini lui-même comme «un homme passionné qui s'engage, doublé d'un historien qui le surveille de près, enfin, qui devrait le surveiller de près». Quand éclate la guerre d’Algérie, il est professeur au lycée d'Orléans puis à la Faculté des lettres de Caen, et il se livre à un incessant va-et-vient entre ses travaux sur la Grèce ancienne et son engagement militant. Entre les deux, il y a pour lui «opposition et association»: «Militant pour des causes que je croyais justes…, j'ai toujours essayé de ne pas renier, ce faisant, mon métier d'historien, c'est-à-dire de m'imposer des règles minimales de rigueur».
Son premier livre, publié à 28 ans, ne portait pas sur les guerres du Péloponèse: en pleine guerre d’Algérie, c’est L’Affaire Audin, qui paraît en 1958 aux éditions de Minuit, peu après La Question d’Henri Alleg. A la manière de Jaurès qui publia Les Preuves au moment de l’affaire Dreyfus, Vidal-Naquet y a accompli un travail rigoureux de recherche de la vérité qui lui a permis de démonter les mensonges de l’armée française sur la fausse «évasion» du jeune mathématicien Maurice Audin, mort sous la torture comme des centaines et des centaines de militants algériens. Il fonde le Comité Maurice Audin et signe le «Manifeste des 121» pour le droit à l'insoumission des militaires français dans la guerre d’Algérie. D’autres livres suivront: La Raison d’Etat, textes publiés par le Comité Audin; La Torture dans la République: essai d’histoire et de politique contemporaine 1954-1962; et Les crimes de l’armée française: Algérie 1954-1962.
Militant contre la guerre coloniale menée par la France en Algérie, il s’est engagé ensuite contre celle menée par les Américains au Vietnam. Et il s’est impliqué aussi pour la paix au Proche-Orient: dès 1967, après la Guerre des Six jours, il a avancé l’idée qu’aucune paix ne sera possible au Proche-Orient sans la création d’un Etat palestinien. Fils de victimes du génocide des Juifs d’Europe, il a toujours combattu ceux qui niaient ce génocide, mais il n’a cessé aussi de dénoncer ceux qui cherchent à justifier au prétexte de la Shoah tous les choix politiques et militaires des gouvernants d’Israël, même quand ceux-ci tournent le dos à tous les principes des droits de l’Homme.
Ami de l’historienne Madeleine Rebérioux, dont il avait fait la connaissance pendant la guerre d’Algérie au sein du Comité Maurice Audin, il a été parmi les premiers signataires de l’appel du collectif «Trop, c’est trop!» lancé par elle en décembre 2001 contre l’enfermement de Yasser Arafat à Ramallah et tout ce que cela signifiait comme abandon de la recherche d’une solution politique avec l’Autorité palestinienne. Une dernière fois, quelques jours avant sa mort, il a manifesté son engagement pour la justice au Proche-Orient en signant l’appel de ce collectif paru dans le quotidien français Libération le 26 juillet 2006 contre une guerre au Liban qualifiée de «course effrénée vers l’abîme».
De Pierre Vidal-Naquet, toujours en va-et-vient entre ses engagements militants et ses travaux d’historien, il nous reste une œuvre multiple et aussi un exemple qui nous incite à associer toujours la rigueur scientifique de l’historien à l’exigence de justice du citoyen.
Gilles MANCERON
Bibliographie
Sur la Grèce:
- Le Chasseur noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec, Paris, Maspero, 1981, rééd. La Découverte, 2005.
- La Démocratie grecque vue d’ailleurs. Essai d’historiographie ancienne et moderne, Paris, Flammarion, 1996.
- Les Grecs, les Historiens, la Démocratie. Le grand écart, Paris, La Découverte, 2001.
- Le Monde d’Homère, Paris, Perrin, 2000.
- Le Miroir Brisé. Tragédie athénienne et politique, Paris, Les Belles Lettres, 2001.
- L’Atlantide. Petite histoire d’un mythe platonicien, Paris, Les Belles Lettres, 2005.
Avec Jean-Pierre Vernant:
- Mythe et Tragédie en Grèce ancienne. I et II. Paris, La Découverte, 1972.
- Travail et Esclavage en Grèce ancienne, (Complexe), Bruxelles 1988.
- Œdipe et ses Mythes, Paris, La Découverte, 1986; rééd. Complexe, 1988.
- La Grèce ancienne, I: Du Mythe à la Raison; II: L’Espace et le Temps; III: Rite de passage et Transgressions, Paris, Le Seuil, 1990-1992.
Sur l’Algérie:
- L’Affaire Audin, Paris, Editions de Minuit, 1958; rééd. augmentée, 1989.
- La Raison d’Etat: Textes publiés par le Comité Audin, Paris, Editions de Minuit, 1962.
- La Torture dans la République: essai d’histoire et de politique contemporaine 1954-1962, Paris, Editions de Minuit, 1998.
- Les crimes de l’armée française: Algérie 1954-1962, Paris, Maspero, 1975; rééd. La Découverte, 2005.
- Face à la raison d’Etat, Paris, La Découverte, 1989.
Sur Mai 1968:
- Journal de la commune étudiante (avec Alain Schnapp), Paris, Seuil; nouvelle édition, 1988.
Sur les Juifs, la persécution nazie et le négationnisme:
- Introduction à: Flavius Josèphe, La Guerre des Juifs, «Flavius Josèphe ou Du bon usage de la trahison», Paris, Editions de Minuit, 1976.
- Les Assassins de la Mémoire. «Un Eichmann de papier » et autres essais sur le révisionnisme, Paris, La Découverte, 1987; Seuil, 1995.
- Les Juifs, La Mémoire et le Présent, T. I, II et III, Paris, La Découverte, 1991-1995.
- Avec Arno Mayer, La solution finale dans l’histoire, Paris, La Découverte, 2002.
Sur Jean Moulin:
- Le Trait empoisonné. Réflexions sur l’Affaire Jean Moulin, Paris, La Découverte, 1993.