Insaniyat N°49 | 2010 | Savoirs et dynamiques sociales | p. 41-53 | Texte intégral
Fragmentary projects and the future of young from Kabylie Abstract: This article considers restitution of life projects for five young residents in a Kabyle village, two of whom are emigrants’ sons .It’s a question of bringing their projects to light through analyses of their Keywords : Youth - life projects - family - school - traditional institutions. |
Mohand Akli HADIBI, Université du Tizi-Ouzou, 15 000, Tizi-Ouzou, Algérie.
Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie.
Le présent article se propose de rendre compte de l’une des facettes vécues souvent dans la contradiction chez les jeunes Kabyles lorsqu’il s’agit de concevoir et de réaliser des projets de vie, d’exister difficilement dans ce qu’ils peuvent concevoir dans la « citoyenneté » à travers des formes participatives publiques qu’elles soient villageoises ou face aux institutions de l’État. Indépendamment du fait des tensions qui naissent lors des négociations entre forme d’organisations villageoises anciennes et modernes (Mohamed Brahim Salhi, 1999) ; notamment lorsque les « communautés villageoises, face à des bouleversements menaçants pour leur cohésion ont réactualisé des instruments de contrôle social qui sont repris dans le registre traditionnel. Ce qui n’est pas (…) sans contraintes pour les individus, particulièrement pour les jeunes, principales victimes de l’effondrement de l’Etat providence » (Mohamed Brahim Salhi, 2002), nous avons voulu prendre essentiellement les jeunes dans leurs aspirations en tant qu’acteurs sociaux en quête d’accomplissement.
Le travail d’analyse s’est fait d’une manière rétrospective dans le sens où il s’est agi pour nous de reconstituer à travers les recoupements contenus dans les récits de vie de nos enquêtés ce qui ressemblerait à un projet de vie économique, social et familial. Les redondances des ruptures, des changements dans la réalisation de ces derniers, les détours qu’ils prennent se recoupent à plusieurs endroits. Ils sont le plus souvent en contradiction avec les intérêts parentaux qu’ils soient familiaux ou individuels, d’autorité ou de norme, économiques ou culturels. Ces détours sont aussi le produit des stratégies de nos enquêtés face à celles des familles en matière d’intégration, celles qu’elles proposent ou plutôt qu’elles imposent et qui vont à l’encontre des désirs des jeunes : ceux de l’autonomie, d’indépendance et de liberté. Ils expriment ces derniers dans les projets de départ souvent renouvelés parce que l’expression citoyenne est déficiente que ce soit au village, face aux institutions traditionnelles, ou à l’extérieur, face aux institutions de l’État.
Nous livrons ici, l’analyse d’histoires de vie de cinq jeunes d’un village kabyle de la Soummam, nés à partir des années quatre vingt et qui ont tous arrêté leurs scolarités tôt, à l’âge de 16 ans, après avoir tous fréquentés le collège.
Nous avons choisi ces profils[1] parce qu’ils représentent de par leurs âges, appartenances familiales et positions dans les familles, la majorité de ceux qui se disent jeunes au village. Ils appartiennent tous à la même génération, sont soit fils d’émigrés (deux), fils de salariés (deux) et fils de maçons occasionnels.
Ils sont : aîné pour le premier, aîné et seul garçon parmi ses quatre sœurs pour le second, en deuxième et troisième position d’une famille de sept enfants pour le troisième et onze enfants pour le quatrième et enfin le dernier est le plus jeune d’une famille de sept enfants. Les cinq enquêtés dont il est question ici sont nés après les années mille neuf cents quatre vingt, ils ont fréquenté l’école au même titre que la génération née avec l’indépendance de l’Algérie mais ils en ont une autre représentation.
En effet, l’école[2], première institution de l’État juste après celle de la famille, n’est pas vécue de la même manière par les jeunes du village. Ceux nés entre les années 1963/1968, qui, au nombre de 25, ont pour la première dizaine fait des études secondaires, puis universitaires et sont tous cadres actuellement, installés pour leur majorité dans des grandes villes. Pour ceux, qui ont arrêté leurs scolarités au niveau secondaire, ils ont tous fait une formation. Par contre, pour l’ensemble de nos enquêtés, l’école fut une belle expérience, la première qui les soustrait pendant un moment à la famille, pour se découvrir entre eux et tisser les premiers rapports qui dépassent ceux du quartier et de la parenté. Ils lient des premières amitiés et se retrouvent dans un espace mixte mais où la séparation des sexes s’est déjà affirmée dans la même classe et dans la même cour, la présence du maître d’école étant vécue comme une contrainte que chacun a essayé au moins une fois de bousculer. Les souvenirs sont anecdotiques, pour la plupart cela été un passe temps, pour les autres un « coma » selon l’expression de l’un d'eux en ce sens qu’il n’a pas vu passer cette période. Sans beaucoup de regret, le passage à l’école est vécu naturellement, ne suscite pas un intérêt particulier, les acteurs concernés ici par l’école s’accordent à concevoir celle-ci comme une sorte de gardiennage, contrairement aux années soixante dix où le diplôme permet l’acquisition d’un emploi et donc d’une position sociale recherchée (Kamel Kateb, juin-janvier 2001). Après l’école, tous les enquêtés ont fait un stage au centre de formation mis à part le premier. Leur passage au centre a été vécu comme espace de rencontres avec leurs paires de sexe opposé, ils ont tous été marqués par cet aspect. L’acquisition d’une formation leur a certes permis d’avoir plus d’assurance, d’occuper les 18 mois dans une relative distance avec le groupe familial en leur donnant une sorte de sursis par rapport aux exigences sociales, mais l’accès au travail reste problématique : il est souvent associé et accompagné de pressions sociales quotidiennes et de plus en plus grandissantes, ils se le représentent comme un vécu contraignant qui les attend à la fin de leurs stages.
L’insertion dans la vie professionnelle et par conséquent dans la vie sociale reste un souci majeur d’autant plus que ni l’Etat, ni les entreprises publiques ou privées ne sont aptes à les prendre en charge. Celle-ci est devenue le souci premier de la famille qui se voit concernée en premier et qui vit la présence du jeune après sa formation comme un fardeau, un souci et un risque potentiel de perturbation de l’ordre admis. L’insertion reste l’objet des stratégies familiales où ces dernières ont tendance globalement à réaffirmer l’imposition de leur autorité et l’occasion de maintenir la dépendance des enfants dans des logiques patriarcales traditionnelles et où les intérêts propres à cette génération d’affirmation de soi sont sacrifiés devant les exigences de la domination familiale. Les recoupements que nous avons pu établir montrent que les projets des jeunes se réalisent en fragments autant lorsqu’il s’agit de leur tâtonnement personnel que lorsqu’ils sont financés donc négociés avec les parents : ils se réalisent en morceaux, le plus souvent ne tiennent pas compte d’une conception globale mais se conçoivent surtout en même temps qu’avec un désir de départ vers un ailleurs. L’ailleurs est pour les enfants d’émigrés, la France et chez qui ce désir s’inscrit dans une forme d’identification à la trajectoire du père, à celle du grand-père voire d’une tradition familiale qui s’affirme nettement chez les enquêtés. Dans ces cas, les projets envisagés sont vécus comme de véritables stratagèmes conçus par les jeunes (les enfants) en vue de s’inscrire dans une tradition familiale de l’émigration et où les aboutissements se heurtent aux rejets des parents émigrés compte tenu à la fois de leurs expériences malheureuses de l’émigration et de la nécessité de maintenir leurs enfants au pays en tant que garants d’une continuité familiale au bled. Ces situations sont souvent vécues dramatiquement de part et d’autre et montrent les limites des différentes projections. Pour d’autres, même si la référence à un exemple familial constitue un élément d’identification important, les désirs de départ sont motivés par la recherche d’une affirmation de soi dans un ailleurs plus propice, moins contraignant au moins sur les plans familial et social. Dans ces cas de figures les projets constituent des moyens individuels qui peuvent permettre ces départs : il s’agit de rassembler l’argent nécessaire, de penser s’insérer dans un réseau de commerce ou de se marier afin de faciliter l’installation dans les pays d’accueil. L’idée de départ étant présente même chez des jeunes qui n’y croient pas trop, ces derniers expriment à travers celle-ci des ras le bol momentanés, ils ont tendance plutôt à développer des projets d’insertion réalistes à la mesure de leurs moyens.
Voyons à travers quelques cas, quelles sont les stratégies de ces derniers et comment ils tentent de construire leur projet.
Les fils d’émigrés : des cas de figure à part
Les fils d’émigrés dont les pères sont en France depuis 20 à 30 ans vivent un véritable paradoxe. Ils disposent d’un mode de vie agréable par rapport aux autres dans la mesure où ils peuvent obtenir ce qu’ils désirent en matière de confort et de moyen de divertissement. Quoique cette situation soit tributaire de leur condition d’aîné, ils sont appelés à remplacer leur père absent d’où une responsabilité qu’ils assument et qui n’est pas la leur. Ils se trouvent obligés d’assumer le rôle de l’homme de la maison, d’où un apprentissage tôt de la vie adulte qui se fait sur le tas et dans une position d’inférieur. Leur rang est moindre que celui « d’enfant », aux yeux des autres, parce que justement de par leurs positions ils restent toujours l’enfant d’un tel dont le père est absent donc l’enfant de la mère (Kamal Chachoua : 1996). Cette situation suscite, paradoxalement jalousie voire même mépris, qui s’expriment par plus de contrôle tel que rendu dans les propos de M.K. :
« Nous, les enfants d’émigrés, parce qu’il y’a une grande différence entre le fils de l’émigré et le fils du pauvre. Nous autres, les regards sont plus pesants sur nous, c’est plus dur pour l’enfant de l’émigré s’il est perdu, il est montré du doigt, ses fréquentations sont surveillées, on le montre du doigt quand il est bien habillé, on nous voit supérieurs par rapport aux autres et il y’a des gens qui nous veulent du mal, leur bonheur, ils le trouvent dans nos échecs et ils n’aiment pas voir les autres les dépasser »[3] .
Le rôle du « père » doit être assuré, dans la grande famille et contre les cousins et voisins, au sein du lignage où il faut être au courant des devoirs à accomplir. Ces contraintes sociales apparaissent au quotidien, lors des deuils ou des fêtes, des litiges de voisinages, de quartier, ou dans les champs, comme il faut aussi assumer son rôle au sein de la Djemaa et répondre présent à chaque fois que c’est nécessaire.
Dépendre des tierces personnes qui parlent au nom du père même dans le cas ou c’est un proche laisse toujours un malentendu, et se fier aux conseils de la mère qui méconnaît les règles sociales du monde des hommes n’est toujours pas chose facile. L’enfant dans cette position reste tiraillé et son apprentissage des règles se fait au prix des vexations et des moqueries.
Leurs projets ou plutôt les projets des pères émigrés pour leurs enfants se font au prix d’une négociation qui ne se dit pas parce qu’elle prend la forme du devoir, de la contrainte, autant pour les enfants que pour les pères et dont on ne se rend compte pour beaucoup qu’au moment ou les promesses faites aux jeunes ne sont pas tenues.
Le premier cas est le plus parlant en terme de projet ; à 17 ans, son père lui avait déjà acheté un véhicule dont il fut fier et c’est seulement trois ans après qu’il obtint son permis. Ce premier achat est conditionné par la nécessité d’assurer le rôle de premier homme de la maison, condition que notre enquêté s’attèle à honorer en s’efforçant d’être un enfant modèle par le choix de ses fréquentations, la rigueur dans son comportement public et la nécessité de répondre aux besoins de la famille par une présence permanente.
Au sein du village, en l’absence du père, l’enquêté se voit dans le devoir, voire même dans la nécessité d’incarner le rôle qui revenait à son père en tant que représentant de la famille. Pour ce, l’enquêté devait d’abord se faire admettre auprès de son père en donnant la preuve de sa capacité à assumer ce rôle. Il avait fallu, au prix de plusieurs conflits ouverts avec son oncle paternel, conquérir cette représentativité auprès de son père qui finit par admettre que son fils pouvait prendre sa place en son absence. Puis, vint la nécessité d’affronter l’assemblée des hommes autant dans la prise de parole, de participation au projet public et de décisions. Démuni de capital de légitimité parce que célibataire, jeune et tributaire de ses parents financièrement et par rapport au gîte, la tâche devient ardue et parsemée d’embûches pour se faire reconnaître et écouté par les hommes de la djemmaa. Notre enquêté est obsédé par l’apprentissage des conduites d’honneur qu’il présente sous le vocable de Taqbaylit : la kabylité, manières d’êtres face aux autres, avec les autres, des fois contre les autres. Un registre qu’il faut respecter et mettre en oeuvre dans les différentes situations afin de tenir la tête haute. L’attitude à l’égard des jeunes dont les pères sont absents momentanément ou de façon durable est souvent celle du rejet, de l’ignorance surtout à l’endroit des enfants de veuves (Chachoua Kamal : 1996).
L’obtention de la voiture transforma son comportement ; il se distingua par rapport à ses paires se sentant plus important et plus responsable que les autres, et il rechercha des fréquentions parmi les enfants d’émigrés de la région. Á l’âge de vingt ans, son père lui achète un fourgon avec quoi il assure le transport de voyageurs. Cette nouvelle situation le coupa de sa génération, et l’intégra dans un monde adulte et diversifié à travers lequel il apprend les discours tenus par ceux qu’il appelle les vieux, notamment les émigrés en retraite de l’âge son père et prend conscience de la réalité de cette génération face à leurs enfants. Et parce qu’un nombre important d’enfants d’émigré sont dans sa situation, il se lie davantage avec eux, se rend compte à travers des discussions, des intentions et peurs et des stratégies de leurs pères qui se connaissent pour la plupart d’entre eux et commence à développer un regard critique. Ces doutes prennent des formes de certitude quand son père trouve le moyen de retarder, en évoquant le bas âge de ses frères, puis le détourne du projet qui a toujours été son rêve : aller s’installer et vivre en France.
C’est en ces moments de frustrations, de désillusion que l’enquêté se met à dévoiler le prix payé en se laissant assumer le rôle du père, et à ce propos il dit :
« Je peux te dire qu’à l’âge de 17 ans je m’étais déjà rendu compte, depuis mon jeune âge je ne pouvais pas discuter avec le vieux (son père) comme je veux parce que c’est mon père. J’attendais qu’il arrive et je regardais s’il m’a apporté des chaussures, s’il a ramené quelque chose. C’est vrai, quand je veux voir mon père, j’attends à ce qu’il me ramène une paire de chaussures, ma mère ou ma grand-mère me répond qu’il ne tardera pas à arriver mais à savoir quand ? Parce que je ne savais pas compter les mois, je ne savais pas s’il faut attendre deux ou trois ans mais j’espérais son arrivée proche, si quelqu’un me fait mal j’attends l’arrivée de mon père pour me protéger ou me donner à manger si j’ai faim …Cela fait des années que je l’attends pendant une à deux années pour qu’il vienne passer un mois. Je peux te dire que je n’ai pas connu mon père même pas une année mais je le respecterai jusqu’à la fin de mes jours, c’est mon père. (L’enquêté reste pensif un moment et reprends). Donc, mon père ne me connaît pas et moi je ne connais pas mon père. Avant, j’avais l’espoir, j’attendais mon père mais mes frères n’ont pas cet espoir, leur père c’est bien Mourad, c’est moi, c’est moi qui leur apporte ce qu’ils veulent, et le petit frère croit que la caisse familiale est celle du grand frère et non pas celle de mon père parce qu’il ne sait pas d’où vient cet argent. (…) L’aîné de la maison se casse toujours le nez, il a une plus grande responsabilité »[4].
La longue séparation étant aussi vécue de la même manière par le père/émigré vis-à-vis de ses enfants comme l’a si bien analysé Abdelmalek Sayad[5] (juin 1975). Le dilemme est grand ; autant le fils ne connaît pas son père autant celui-ci ne connaît rien de sa famille restée au pays ; d’étranger chez les autres, il devient aussi étranger chez lui. Cet argent reste à la fois un faire-valoir, presque le seul, pour le père afin de pouvoir tenir les commandes de loin et devient objet de tensions extrêmes lorsque les besoins insatisfaits de paternité sont mis en avant dans une logique inconciliable entre l’évolution des besoins des jeunes souvent méconnus par les pères et les attentes de ces derniers de leurs enfants difficiles à porter. (Abdelmalek Sayad , 1977)
Cette situation rejoint celle de plusieurs enfants d’émigrés, le paradoxe d’une initiation forcée à assumer le rôle d’adulte, de représentant de la famille, de père à un jeune âge en contre partie de quoi ils réalisent que les projets qu’ils mettent en route ne sont pas les leurs et se retrouvent dépendants et des fois, comme c’est le cas pour Mourad, tributaires du rapport de force entre le père et le fils : il a arrêté son travail de transporteur, a remis les clefs du fourgon au père et se retrouve sans perspective.
Le deuxième cas, plus jeune que le premier, est moins porté sur la nécessité de représenter la famille : moins imposant, plus silencieux et docile, il incarne plutôt une forme des plus réussies de conversion dans les rôles et d’une continuité malgré l’absence du père. Tout porte à croire que le mariage reste l’élément régulateur et stabilisant. Si pour le premier cas, le mariage était un enjeu autant pour lui que pour sa famille mais utilisé différemment par l’enquêté, qui perçoit la proposition de sa famille de le marier avec une fille du village comme une stratégie visant à le maintenir dans la dépendance familiale, pour le deuxième cas le mariage selon le désir des parents fut un aboutissement logique de sa situation de fils d’émigré, mais parce qu’il est l’unique garçon de ses parents et de ce fait il abandonne l’idée de partir en France en s’investissant totalement dans le projet économique familial sans tenir compte des contraintes inhérentes à cette situation.
Être là et vouloir partir
La situation pour les trois autres enquêtés est différente des cas de fils d’émigrés qui se recoupent tous dans ce que nous avons décrit. Les autres n’avaient pas à affronter la société et jouer un rôle qui n’est pas le leur, ils ont vécu leurs « âges de jeunes » dans une certaine insouciance qu’assure le père par sa présence. Les soucis qui sont les leurs sont plutôt d’ordre matériel : exiguïté de l’habitation, manque d’argent, de divertissements, de support matériel, d’aide, d’orientation, d’assistance et de perspective. Ils partagent néanmoins l’idée de départ sans pour autant que celle-ci ne soit une fixation continue.
Leurs « projets » ainsi que leurs situations respectives sont relativement différentes en fonction des réussites ou des échecs de leurs propres parents ainsi que de la position occupée parmi les frères et sœurs, et le fait d’habiter avec ses parents ou au sein des familles plus élargies. Comparée aux trajectoires des parents caractérisés par une projection et des projets de vie stables (l’âge du mariage, du premier travail dit sérieux) la génération actuelle n’a pas cette projection réalisable dans le temps, elle chevauche sur plusieurs idées de projets (Karine Tourné, juin-janvier 2001) avec la présence continuelle d’idée de départ vers « un ailleurs ». Le départ vécu essentiellement comme une virtualité – jusqu’à la première tentation- à laquelle on s’accroche, fonctionne dans la recherche du compromis avec le réel, compromis que nos enquêtés partagent avec les jeunes Tunisiens pour qui « partir à l’étranger pour travailler et assurer son avenir est assurément un horizon d’attente visé par la plupart » (Mohamed Nachi, 2007).
Le premier cas de figure est celui d’un jeune qui ayant toujours accompagné ses oncles maçons a contribué aux différents travaux familiaux. Á 18 ans, il gagnait de l’argent comme manœuvre et de ce fait il bénéficie d’une certaine autonomie quant à sa prise en charge vestimentaire et se permet même d’aider ses jeunes sœurs, exploit dont il parle fièrement. Le fait que l’enquêté vit dans la grande famille, c’est à dire avec ses frères, ses oncles et leurs enfants, lui a donné beaucoup d’assurance et l’a forgé à une vie de groupe très intégrée, et de ce fait le contrôle paternel est moins présent. Cette vie de groupe l’a inséré dans une logique d’adaptation en suivant un modèle déjà existant : celui de l’un de ses oncles avec qui il a développé beaucoup de complicité. Sa stratégie repose sur deux objectifs :
1-D’abord, et c’est le plus sûr, celui qui consiste à suivre l’exemple de son oncle : il fait un stage de maçonnerie, accompagne son oncle comme manœuvre en attendant d’avoir la maîtrise du métier. Il cumule un capital, aide sa famille et de ce fait s’insère dans la vie quotidienne selon l’exigence admise, en étant rentable.
2- Ensuite, il joue à la ghayta, sa maîtrise de cet instrument musicale lui a permis de constituer un groupe qui, organise au bas du village des spectacles de musique, le divertit et renforce son sentiment d’appartenance à ses paires. Lorsqu’il anime les fêtes pendant l’été, il se rend utile en tant que musicien et obtient des villageois adhérents une reconnaissance en tant que chef. Il vit dans l’espoir que sa réputation de musicien dépasse le cadre régional.
En fait sa stratégie combine les deux éléments, c’est au prix de sa rentabilité et de sa conformité au modèle déjà existant qu’il a négocié la tolérance familiale quant au fait de jouer de la musique et l’acquisition de son instrument de musique.
Le quatrième cas, occupant la troisième position entre ses onze frères, est expressif parce que celui ci se présente comme un cas exceptionnel et est vu comme un exemple de réussite. Si la société traditionnelle conçoit dans le nombre de garçon un investissement certain, le cas de cette famille qui est loin d’être unique, dément cette certitude longtemps fonctionnelle et sur laquelle toutes les stratégies de reproduction se sont élaborées d’autant plus que la famille n’est plus l’unité de production économique (Philipe Fargues, juin-janvier 2001). En effet, sur les onze garçons de la famille, les deux grands vivent à Oran et arrivent à peine à se suffire, deux autres seulement dont l’enquêté arrive à être rentables, les autres sont en chômage. Devant les conditions, combien précaires notamment lorsqu’il s’agit d’habitation, ils se partagent une chambre à trois, et un salaire unique celui du père, ouvrier à l’usine de textiles. Les tensions sont grandes, les interrogations quant aux perspectives sont nombreuses et l’on murit très rapidement.
L’enquêté prend les choses en main très tôt ; à 17 ans, il s’achète quelques paquets de cigarettes, quelques boites d’allumettes, des sachets de cacahuètes et monte « une table » au village même ; il s’installe à la bifurcation de la route goudronnée où les jeunes aiment à s’adosser. Il est tout le temps l’objet de taquineries de ses pairs qui tentent de discréditer ce qu’il fait, et il ne se laisse pourtant pas intimider. Quelques mois plus tard, il s’offre une table beaucoup plus fournie jusqu’à ce qu’il ramasse suffisamment d’argent qu’il met de côté. Un jour une occasion s’est offerte à lui et il mit tout ses gains dans l’achat d’une cinquantaine de tricots qu’il a revendus au village avec un bénéfice de 20 dinars la pièce et c’est à partir de ce jour là qu’il commença à fréquenter le marché de Sidi Aich[6]. A propos de son activité, il dit :
« Au départ, j’étais perplexe, je ne savais pas si ça allait marcher d’autant plus que les gens du village ne cessaient de se moquer de moi au point où je sortais tôt la matinée et que je ne revenais que tard la nuit pour ne rencontrer personne au village. C’était dur au début, j’étais le seul trabendiste de la région qui fait ça. Au marché, il fallait se battre pour garder cette place contre les autres et éviter de se faire voler ou arnaquer ou attraper par les autorités sinon on perd tout ».
Il se lie d’amitié avec ces voisins de commerce, la solidarité entre eux est forte et en les fréquentant, d’autres horizons s’ouvrent à lui. Il va avec ces derniers dans les gros marché comme celui de Sétif à partir duquel il s’approvisionne en vêtements, cosmétiques et transistors de tous genres ; deux ans de travail continuel que favorise l’absence de contrôle des autorités pendant les événements de Kabylie. Il a pu s’acheter un véhicule commercial qui lui sert à la fois de moyen de transport et de boutique ambulante. Avec ces signes de réussite, il devient au village l’exemple à suivre et expose sa présence avec beaucoup de fierté.
Le dernier cas que nous avons à traiter et celui, d’un garçon de 22 ans, le plus jeune de ses frères. Un jeune dans cette position est décrit selon les référents culturels kabyles comme étant celui qui n’a que peu ou pas de responsabilité, traité avec plus de considération autant matérielle que sociale et le contrôle parental reste moindre ; en résumé, il a plus de droits et moins de devoirs au sein de la famille. Le cas de T.H., est « sans problèmes » et les villageois ne lui connaissent aucune forme d’activité : il ne participe, ni aux travaux de famille, ni aux travaux communautaires et ne fait aucune activité rémunératrice. Après une scolarité arrêtée au collège, il participe à un stage de peinture et se met à produire des tableaux. Ces activités artistiques étant son seul refuge et qui lui permettent d’exprimer ses aspirations, il passe inaperçu au village même si ces pairs l’admirent pour son talent. Cette activité est renforcée par une autre, la chanson avec laquelle il anime justement l’un des groupes de musique qui participe à des fêtes au village pendant l’été et qui occupe des espaces marginaux situés en périphérie à chaque fin de journée pendant le reste de l’année. N’étant pas matériellement rentable, vivant dans un univers « à part » parce que non compris, il fait le projet de partir vers un pays européen dans l’espoir de réussir dans ses choix d’artiste peintre. Il se prépare, utilisant l’Internet afin d’enrichir sa culture dans le domaine de la peinture. D’autres jeunes dans la même position que ce dernier, connus pour être des jeunes à « problèmes » sont versés dans la consommation des drogues dures et légères.
Conclusion
Les référents culturels de socialisation fonctionnels dans la vie villageoise, de l’intégration sociale par le mariage et les enfants, du travail, et qui faisaient l’armature du système traditionnel ne répondent plus aux exigences actuelles compte tenu de l’allongement de l’âge pour la réalisation sociale de soi, voir la difficulté pour son aboutissement. Ces données récentes créent une situation d’absence presque totale de stratégies sociales pouvant pallier à ce problème. Les stratégies familiales étant elle-même défaillantes désormais, c’est aux acteurs eux-mêmes de « bricoler » des projets en usant des possibilités qui s’offrent à eux. Les espaces qui permettaient autrefois les différentes formes d’expression suivant les étapes de croissances, tendent de plus en plus à disparaître comme disparaissent aussi les rituels qui les font exister ainsi que la vie paysanne qui offrait tout un univers relativement harmonieux. C’est ainsi que le chemin reconnu comme étant celui des femmes n’existe plus, tout comme la fontaine qui permettait leur rencontre. Le champ est déserté autant par les paysans, le berger que l'étourneau, tout comme les fêtes religieuses ne donnent plus l’occasion de se revigorer, ainsi que les jeux traditionnels qui jalonnaient jadis la vie villageoise de façon cyclique. Parmi les espaces restants, chaque groupe générationnel tend à l’habiller de son univers, d’autres sont reconquis aux prix d’affrontement symboliques ou réels (Hadibi Mohand Akli, 2007), que ce soit contre les aînés ou les institutions de l’État et à défaut on recherche des espaces de substitutions quitte à en créer de nouveaux.
Entre la volonté de l’émergence de l’individualité et l’incapacité sociale et économique à offrir les moyens pour sa réalisation chez les « les jeunes », ces derniers tendent pour la plupart à concevoir des projets en fragments dans l’espoir de les faire aboutir. Les uns parviennent tant bien que mal pour ceux dont les projets sont réalistes, d’autres, tendent à les abandonner. Les tensions atteignent chez ce dernier leur paroxysme sans pour autant que les concernés eux-même n’aient conscience des raisons profondes qui sont à l’origine de celles-ci. Tout comme les parents n’arrivent pas à comprendre et à répondre aux besoins de leur progéniture généralement non formulées. Devant ces paradoxes, fuir le village, aller ailleurs a été une alternative que plusieurs jeunes ont choisie. Ces départs lorsqu’ils se font vers des pays étrangers, notamment vers la France, les retours sont souvent exclus alors que lorsqu’il s’agit des villes algériennes surtout vers Oran, on vit coupés pour plusieurs années de son village puis on revient. Ces absences peuvent aller de deux à cinq ans comme elles peuvent durer à peine quelques mois.
Bibliographie
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Notes
[1] Les profils ont été choisis sur les critères cités pour un ensemble de 15 enquêtés répartis sur trois terrains de Bejaia et de Tizi Ouzou par l’ensemble de l’équipe de recherche « les jeunes un statut social ambigu : pour une construction socio-anthropologique de la notion de jeunesse» dirigé par Mohand Akli Hadibi. Cf. Le rapport de fin de projet, Crasc, Oran, 2005. Le présent article est une analyse d’une partie du matériel qui concerne cinq enquêtés du village de Djenane commune de Chemini dans la wilaya de Bejaia. .
[2] Nous avons déjà révélé, en 1992 lors d’une enquête menée en Kabylie de la Soummam dans un milieu lycéen et chez les villageois, l’appréciation de plus en plus négative lorsqu’il s’agit du rôle de promotion sociale et professionnelle de l’école.
[3] Entretien réalisé au village avec M.K.
[4] Idem.
[5] Nous reprenons ici un extrait d’entretien d’un émigré analysé par Sayad parce qu’il coïncide avec le propos de notre enquêté, fils d’émigré, et nous montre combien la séparation est vécue douloureusement de par et d’autre indépendamment du sens que les acteurs lui donnent ; l’extrait est le suivant : « sur trente années, ou vingt-cinq années, s’ils restent jusqu’à la retraite ici, combien ils ont vécu – un mois sur douze- mais vivre au milieu de leur famille, auprès des leurs, de leurs enfants , de leur femme. Moyennant douze mois en douze ans, il (l’émigré) aurait vécu un mois, une année chez lui, le douzième ! C’est ça qu’il faut dire. (S.B.)
[6] Sidi Aich est une ville moyenne, autrefois village coloniale située en plein ventre de la Soummam et au croisement des montagnes de l’Akfadou et des Bibans. Elle est actuellement entourée de chefs lieu de communes et de daïra. Autrefois, Sidi Aich était la seule daïra dont dépendent les tribus des Ait Waghlis, Ait Yemmel, Ait Mansour, Ait Aidel et dispose du plus gros marché pour toutes ses tribus qui est fonctionnel jusqu’à nos jours.