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Omar DERRAS : Mobilité professionnelle et mobilité sociale en Algérie. Essai d’analyse des différenciations et des inégalités sociales. (Directeur de recherche : Ahmed LALAOUI). Thèse de Doctorat d’Etat en sociologie. Université d’Oran, 2007

Monsieur Omar Derras a le mérite de nous présenter une recherche qui traite d’un thème peu étudié, en pénétrant dans un terrain pratiquement vierge de la mobilité professionnelle et sociale en Algérie. En parcourant ce travail on est tout de suite séduit par la cohérence de la construction théorique de l’objet de recherche et par la maîtrise du volet méthodologique. En effet, l’auteur fait montre d’une maîtrise de l’appareil conceptuel qu’il développe avec rigueur, en procédant à l’affûtage des concepts ; il nous éclaire les pistes théoriques et les jalons heuristiques qui lui servent de tremplin à une démarche argumentaire, nous épargnant bien de confusions inutiles par la suite. Au fil des pages la démonstration subtile de l'auteur prend lentement place. Il nous présente une enquête sérieuse par ses échantillons et par la qualité de ses résultats, ce qui lui a permis voire facilité le passage, avec aisance, d’une sociologie académique pure et dure à une sociologie empirique.

Rappelant les différentes interprétations sociologiques possibles des outils, des techniques d'analyse et de description de la mobilité sociale, il se propose d'indiquer tout d'abord comment cette recherche a été possible, à quels obstacles elle s'est heurtée et de quelle manière il s'est efforcé de les contourner.

La partie méthodologique de cette thèse s'appuie sur une série d'enquêtes quantitatives de terrain dont la principale enquête est celle de la mobilité professionnelle et sociale menée au complexe pétrochimique de GLIZ de l'entreprise Sonatrach dans la zone industrielle d'Arzew, réalisée en 1990 et 1998 sur un échantillon représentatif de 217 salariés âgés de plus de 40 ans et ayant une carrière au moins de 20 ans. Cette enquête visait à mettre en lumière le nouveau système salarial qui sera fondé non plus sur la logique des qualifications, mais sur le principe et la logique des compétences et de l'obligation des résultats de chacun.

La deuxième enquête a été réalisée en 2000 dans la wilaya d'Oran sur un échantillon de 260 enquêtés où 18 catégories socioprofessionnelles sont représentées. L'objet central de cette enquête portait sur la mobilité professionnelle ainsi que l'étude des conditions de vie dans et hors travail des répondants. La troisième enquête avait pour finalité l'étude de la mobilité professionnelle et sociale de la femme active, réalisée en 2004 dans la wilaya d'Oran et portait sur un échantillon de 307 femmes actives. Cette enquête soulevait des questions en termes de représentations, d'identité culturelle et politique de la femme algérienne. La quatrième enquête visait les étudiants en fin de cursus universitaire, toutes filières confondues, réalisée en 2005 sur un échantillon de 300 étudiants (50% de garçons et 50% de filles). L'objet de l'étude consistait à comprendre la logique de fonctionnement du système éducatif et l'analyse des inégalités des chances scolaires au sein de l'université algérienne. Enfin la cinquième enquête a été réalisée sur la mobilité sociale et professionnelle en 2005 dans la wilaya d'Oran sur une population de 217 enquêtés où toutes les catégories socioprofessionnelles sont représentées et ce, afin d'appréhender les distinctions sociales ayant façonné les différentes couches sociales en Algérie durant la période s'étalant de 1990 à 2005.

De par sa clarté et sa finesse dans l’exposé, l’auteur en chercheur vigilant au sens critique avisé nous propose une grille de lecture d’un phénomène complexe de mobilité sociale intergénérationnelle et intragénérationnelle en Algérie. Développant pour ce faire une analyse qui gagne en fécondité et en pertinence de la stratification sociale, celle-ci a le mérite d’apporter un recul critique certain.

L’auteur traite d’un thème central de la sociologie : la sociologie classique l’avait approché sans se poser la question lancinante de la mesure de la mobilité. La sociologie américaine dans les années quarante, s’appuyant sur l’approche développée par P. Sorokin, appréhende la mobilité sociale comme la résultante d’une hiérarchisation des individus par le biais de différentes instances comme l’école, la famille, les organisations entre autres. La sociologie française des années soixante (60), s’est essentiellement intéressée à l’égalité des chances scolaires montrant que l’origine sociale est un facteur déterminant dans la réussite scolaire et explique les changements de position dans la structure sociale. P. Bourdieu ne fait aucune référence aux tables de mobilité. Cependant à partir des années soixante dix les grandes tendances de la mobilité sociale se dessinent par la construction de tables de mobilité qui avaient pour ambition de clarifier l’ampleur de l’évolution des flux de mobilité. Surgissaient alors les problèmes méthodologiques posés dans la mesure de la mobilité sociale en général, surtout que l’on sait que dans ces tables on ne fait intervenir que la profession du père, comme si le statut social de la mère n’avait pas d’importance.

En Algérie l’auteur fait figure de pionnier, en apportant une contribution qui peut paraître modeste, mais a certainement le mérite de proposer une approche de la mobilité sociale et professionnelle, de soulever par là même l’aspect délicat de la question et ouvrir ainsi, le débat sur les mesures statistiques les plus variées dans le domaine de la mobilité. Et par conséquent de relancer l’intérêt des sociologues à traiter et analyser la problématique de la mobilité sociale, permettant ainsi une meilleure compréhension de notre société et ses perspectives d’évolution comme le souligne, avec force, l’auteur.

S’appuyant principalement sur l’approche de R. Boudon qui donne à son orientation méthodologique le nom de système, l’auteur s’est interrogé sans cesse sur les conséquences inévitables des actes que l’on pose. Dans ce sens, il est arrivé à déceler voire décortiquer les points sensibles des différenciations et des inégalités sociales en Algérie, pratiquant ainsi une sorte ‘‘d’acupuncture’’ appropriée en prenant en compte l’aspect important du contexte d’une société en pleine mutation.

Dans la première partie de la thèse intitulée "Mobilité structurelle intensive et structuration économique et sociale inachevée", l'auteur passe en revue les différentes étapes de l'histoire de la société algérienne qui ont marqué l'évolution économique et sociale de notre société affectée par les bouleversements structurels et qui allaient donner naissance à une "société polarisée en deux grandes classes sociales bien distinctes", celle des parvenus et celle des démunis, "composition principalement du monde du salariat et des couches moyennes aux contours flous et en gestation".

La deuxième partie portait sur "La mobilité professionnelle intra carrière et intra générationnelle", l'auteur s'est intéressé à l'analyse de la mobilité dans l'entreprise et ce, à travers les trajectoires et les carrières des salariés, en reconstituant les biographies professionnelles de trois grandes catégories socioprofessionnelles à savoir: les cadres, les agents de maîtrise et les agents d'exécution. Monsieur Derras s'est efforcé de décrypter les différents mouvements des salariés  à travers l'organisation interne de l'entreprise, marquée par le ralentissement de la mobilité sociale en temps de crise économique et ce, après les années 90. Il s'est appuyé pour ce faire sur les deux enquêtes réalisées en 2000 et 2005, pour comprendre les différents mécanismes qui contribuent fortement à la "structuration des différents groupes socioprofessionnels et la formation des trajectoires des carrières d'une même génération" dans l'entreprise pourvoyeuse de salaires appréciables et garante d'une bonne évolution dans la carrière.

La troisième partie intitulée: "La mobilité sociale intergénérationnelle en Algérie", l'auteur examine un problème pour le moins complexe qu'est la mobilité sociale (depuis la période post indépendance jusqu'à nos jours), s'expliquant par la conjugaison de plusieurs facteurs interdépendants tels que: le milieu d'origine, les études suivies, les aptitudes entre autres.

Pour mesurer statistiquement ce phénomène l'auteur a élaboré des tables de mobilité destinées à comparer les changements de positions dans la structure sociale, en mettant l'accent sur quatre types de mobilité sociale: structurelle, de circulation, en termes de destinées et  de recrutement. Montrant par là même que le mouvement de mobilité remplace « le permanent » et souplesse remplace « rigidité et stabilité », il souligne de la sorte que le mouvement de la mobilité en Algérie n’est pas un processus linéaire. Et qu’une société mobile comme la notre peut avoir difficilement des hiérarchies figées.

En dépit de l’aspect délicat de la question, l’interprétation de ces tables de mobilité nous permet aisément de se prononcer sur les inégalités des chances sociales qui ont tendance à se complexifier. Nonobstant l’égalité des chances scolaires et la ‘‘méritocratie’’ donnant logiquement accès aux positions élevées, l’origine sociale semble continuer, selon l’auteur, à peser fortement sur la position sociale finale.

En outre s’il parait réaliste de relier chances scolaires et chances sociales (un bon diplôme semble annoncer une bonne position sociale), les différentes enquêtes menées par l’auteur montrent, on ne peut plus clairement, qu’il n’y a pas nécessairement covariance entre diplôme élevé et accès aux positions sociales ‘‘enviées’’ pour la simple raison qu’il y a encombrement du côté des bonnes positions qui se raréfient de nos jours et ‘‘inflation’’ galopante du côté de la masse de diplômés. Il prend le soin de nous mettre en garde contre ce type de déduction hâtive, en insistant pour ce faire sur le rôle décisif des pratiques sociales et des stratégies familiales devenues de plus en plus prépondérantes dans les chances de réussites sociales inégalitaires.

La quatrième et dernière partie est consacrée aux " Conséquences sociales, culturelles et politiques de la mobilité sociale", dans cette partie l'auteur s'est attaché à présenter puis à analyser les conséquences sociales, culturelles et politiques de la mobilité sociale en mettant en exergue la "perception de la réussite socioprofessionnelle, la représentation du vote et le comportement électoral, les attitudes politiques et les modes de vie" des différentes couches sociales de la société algérienne. Dans une société où les femmes actives subissent toujours les effets négatifs des inégalités socioprofessionnelles et ce, en dépit de ses mérites et ses performances.

Au terme de cette précieuse recherche qui a abouti sur des conclusions clairement exprimées, les réponses apportées à un très grand nombre de sujets concernant aussi bien les attitudes, les croyances, les opinions, les représentations ont fait l’objet d’un traitement sérieux passant lui-même par un certain nombre de phases au terme desquelles l’auteur a mis en exergue, de manière judicieuse, les systèmes de relations sociales, de normes, de valeurs qui dans notre système social étaient jusque là invisibles mais néanmoins présents.

Dans sa conclusion l'auteur nous fait entrevoir en quelques pages denses et lucides les principaux résultats de sa recherche à travers les mécanismes générateurs de la mobilité socioprofessionnelle en Algérie dont les deux principales instances étaient l'entreprise et l'école. Il arrive à déterminer les parts respectives des principales institutions qui sont: l'entreprise, l'école et la famille, dans l'explication des différents mouvements de mobilité. Il finit par s'interroger si ces déplacements sur l'échiquier social ne pourraient pas entraîner dans la foulée de fortes tensions internes surtout lorsque l'on sait que le chômage actuellement crée inévitablement des formes radicales de pertes de statut. Ce n'est plus alors une question de place hiérarchique à atteindre mais surtout une position à conserver coût que coûte.

Si l'analyse comparative demeure l'instrument essentiel du sociologue, cependant toutes les comparaisons avec d'autres pays restent incertaines, et elles ne peuvent être faites avec une exacte mesure. Certes, la mobilité sociale soumise à un ensemble imbriqué de facteurs spécifiques à notre société reste imparfaitement connue en Algérie. Les problèmes que posent les causes directes de la mobilité s'accompagnent de problèmes soulevés par ses effets. Par conséquent, on ne dispose généralement à ce sujet de plus d'hypothèses que de résultats certains. Il convient de souligner à ce niveau que la recherche aussi bien des causes de la mobilité socioprofessionnelle que des ses effets est particulièrement importante, car il est souvent possible d'établir une étroite corrélation entre les mouvements et tel et tel facteur, sans pour autant qu'on puisse dire toutefois où est la cause et où est l'effet.

Ce sont là, à notre sens,  les problèmes méthodologiques inhérents posés dans la mesure statistique de la mobilité sociale en général, surtout lorsque l'on sait que dans les tables de mobilité on ne fait intervenir que la profession du père, comme si le statut social de la mère n'avait pas d'importance, comme le soulignait à juste titre d'ailleurs l'auteur.

La question cruciale des effets de la mobilité sociale sur l'ensemble de la société nous amène à poser deux questions incontournables: est-ce que la mobilité sociale, telle que présentée par l'auteur, a des répercussions et des effets destabilisateurs entraînant un affaiblissement des normes et des valeurs collectives dans notre société actuelle ? Ou alors peut-on présenter la mobilité sociale comme un trait positif de notre société où le chômage rampant n'est pas perceptible dans les tables de mobilité présentées dans le travail ? Et pour paraphraser l'auteur, c'est là tout un "programme riche et passionnant qui gravite autour de la problématique de la mobilité sociale dans les sociétés émergentes".

Quelles que soient les réserves qu'on puisse avoir sur telle ou telle question, la thèse est une source inépuisable pour la réflexion critique sur la mobilité sociale en général. Son auteur nous offre ainsi un terrain d'analyse particulièrement éclairant pour la phase actuelle de la recherche sociologique peu intéressée en Algérie, il est vrai, par l'étude de ce phénomène bien complexe.

Monsieur Omar Derras nous a gratifiés d’une très bonne et intéressante thèse de doctorat d’Etat qui nous apprend beaucoup de choses sur la question de la mobilité sociale en Algérie. Ce fastidieux travail, résultat de longues années de recherche occupera sans conteste une place de choix dans nos bibliothèques et sera d’un apport théorique et empirique certain pour les futurs travaux de recherche s’articulant autour de la différenciation et la  stratification sociale dans notre société changeante.

Djounid HADJIDJ

 

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