Retenir comme thème de notre premier numéro le travail alors qu'aux Etats-Unis, un best-seller en annonce «la fin»[1] peut paraître au moins paradoxal. Pour Jeremy RIFKIN, le monde serait entré « dans une nouvelle phase de l'histoire qui se caractérise par le déclin inexorable de l'emploi ». Le besoin en main d'oeuvre est de moins en moins important et le salariat disparaît en tant que valeur fondamentale de la société occidentale. C'est la fin du travail.
Mais notre pays n'est-il pas entré dans cette société de chômage de masse qui d'une part nous oblige à revoir nos liens avec la notion de salariat et que d'autre part, la loi semble consacrer depuis 1993 en introduisant, dans la définition des relations de travail, les notions de compression et de licenciement individuel et collectif ?
En fait, les études qui sont ici réunies essaient surtout de faire le point critique du rapport au travail dans notre société et de comprendre et analyser les représentations qu'ont les travailleurs (salariés ou non) en Algérie de leur activité, de leur entreprise et de leur fonction sociale.
Il est proposé à la fois des essais d'approche anthropologique du travail en tant que phénomène social total et des éléments de connaissance, résultats d'autres démarches des sciences sociales.
Notre pays a accumulé une expérience particulière d'approche du travail et ce dans différentes disciplines, en sociologie, en géographie et en économie, particulièrement, qui ont révélé des problèmes de résistances culturelles et des obstacles extra-économiques. Le salariat ne serait pas une valeur structurante de notre société comme il serait une valeur constitutive de l'homme occidental. Dominique Schnapper s'élève contre l'idée de la fin du travail mais elle admet que l'emploi salarié n'est plus la forme d'activité quasi exclusive. Elle estime qu'il faut d'autres moyens pour établir et rétablir le lien social[2].
Qu'en est-il alors au niveau de l'entreprise industrielle ? A partir d'enquêtes, Djamel GUERID démontre que l'ouvrier industriel algérien, produit de la politique des années 1970, a eu recours dans son entreprise (publique, mais quid du privé?), à une stratégie de la moindre adhésion.
En termes statistiques, le salariat en Algérie n'arriverait même plus à cacher ces activités non salariées, domestiques ou informelles, alors même que la désignation controversée de toutes ces activités est, en elle-même, significative de la complexité du mouvement de notre société.
Dans ce champ, Faouzi ADEL tente de cerner les contours du travail domestique en mettant en relief le caractère réducteur de la démarche économique et en levant le voile sur la nature socioculturelle de cette activité dont la finalité relève aussi bien du rapport de force politique que de la profondeur symbolique.
Le même souci d'expliquer le repli des "Femmes sur le foyer" amène Abdelkader LAKJAA à s'interroger sur le sens du travail informel qui mobilise un important temps "hors-travail". De là, une connaissance anthropologique pourrait être à même de nous renseigner sur le rapport établi avec le projet de société. Comment le chômage, la précarité et l'inégalité sont compris et pris en charge par ceux qui les subissent sans perspective d'avenir et de stabilité de l'emploi ? Abed BENDJELID montre la place occupée par les différentes figures du travail informel dans les stratégies familiales. Assurément, la société ne fait pas (ou plus ?) du salariat un élément structurant des rapports sociaux.
Reste à situer et à comprendre ce que cette société en réformation (?) attend de l'Etat et à analyser la réaction de ce dernier. Affrontement, contrôle régulateur, vrai/fausse indifférence? L'Etat reste tout de même le principal employeur et de ce fait les pouvoirs de l'employeur public ont été singulièrement renforcés depuis 1993, même si la pour législation sociale met en avant les négociations collectives pour gérer les conflits nés des licenciements massifs. Il est attendu pour les années 1997-1998, la perte de 130 000 emplois dans les entreprises publiques. La réalité sociale apparaît alors : la sédentarisation salariale n'est plus qu'une forme de la rémunération du travail et ne constitue pas, ou plus, une valeur fondamentale.
Connaîtrions-nous aujourd'hui, avec fatalisme, salariées, l'avènement de cette «société en sablier» qu'évoque Alain Lipietz dans son livre ?[3] Cette société désigne l'inéluctable déchirure sociale entre une minorité de riches toujours plus riches et une majorité de travailleurs précaires sans perspective d'avenir ?
Et nos architectes et urbanistes, objet des investigations, de Mohamed MADANI, s'interrogent sur leur statut dans la société. Leur rapport au pouvoir dont ils se veulent les inspirateurs reste marginal, leur rapport aux entrepreneurs (quelle qu'en soit la taille) est plus qu'aléatoire : conséquence logique (?) ou stratégie de défense intellectuelle (?), ils renient leur produit, constate l'auteur. La lame de fond des mutations actuelles touche une profession en pleine recomposition.
De son côté, Mohamed SAIDI tente de retrouver les significations et les symboles liés au travail dans les proverbes populaires et découvre la bipolarité qui structure les représentations sociales valorisant l'activité et le dynamisme et reprouvant le non travail.
Mourad REMAOUN, pour sa part, va placer le débat sur le terrain économique :
«La mathématique pourra-t-elle discourir sur le monde ?». Autour de trois concepts valeur-travail, prix et surtravail utilisés par Marx dans son livre III, il invite les économistes à faire rentrer l'outil mathématique dans la lecture du Capital, le marxisme algébrique semble être l'apport le plus novateur mais doit-il être considéré comme la formulation mathématique de la conceptualisation marxienne ?
Entre la sagesse populaire, qui, par les proverbes, recommande le respect du travail et le rapport distant que le salarié développe avec son entreprise, c'est toute une société qui redéfinit ses rapports avec une de ses valeurs structurantes. Notre revue ne pouvait rester indifférente face à ces interrogations, ni face à cette mise en question d'un projet de société bâti autour de la centralité du travail salarié.
Notes
[1] Rifkin, Jeremy.- La fin du travail.- Paris : La Découverte, 1996.- préf. De Michel Rocard. Trad. De l'anglais par Pierre Rouve. 400 p
[2] Schnapper, Dominique.- Contre la fin du travail. Conversation avec Philippe Petit. Paris : Textuel. 1997.- 111 p.
[3] Lipietz.- La société en sablier. Le partage du travail contre la déchirure sociale.- Paris : La Découverte, 1996.- 336 p. : Coll. Cahiers Libres.
Insaniyat N°1 | 1997 | Le Travail : figures et représentations | p. 03-06 | Texte intégral