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Amar MOHAND-AMER (2019). Massacres de mai 1945. Discours de la presse colonialiste. Alger : édition Sedia, 120 p.


Insaniyat N° 89 | 2020 |Varia |p.90 -110 | Texte intégral


 


Amar MOHAND-AMER (2019). Massacres de mai 1945. Discours de la presse colonialiste. Alger : édition Sedia, 120 p.

Une nouvelle occasion s’offre à nous à travers cet ouvrage de Amar Mohand-Amer, historien contemporaniste et chercheur au CRASC à Oran, pour nous remémorer les tragiques évènements que connut l’Algérie, il y a trois quarts de siècle avec un événement majeur qui se traduisit par le massacre de milliers d’Algériens, 45000 selon l’estimation la plus répandue mais dont la fourchette extrêmement large selon les relations des évènements, se situerait entre 5000 et 90.000 tués. Si dès les manifestations du 1er mai 1945 une effervescence était signalée dans différentes villes algériennes au sein de la population, le phénomène allait connaître son paroxysme lors des commémorations du 8 mai 1945 institué comme « Jour de la Victoire » remportée par les Alliés sur les troupes allemandes du IIIe Reich. À l’appel des nationalistes, les Algériens  (« les Musulmans » ou « Indigènes » comme la colonisation les qualifiait à l’époque) ont décidé partout d’organiser leurs propres manifestations pour marquer leur rejet du système colonial qui perdurait. La répression policière avec des tirs sur la foule et des tués notamment dans des villes comme Sétif et Guelma s’étendant les jours suivants sur Kherata, Bougie et toute la région, ne manquera pas de dégénérer en une sorte de soulèvement contre les Français occasionnant parmi la population européenne une centaine de morts et de nombreux blessés. Le prétexte était ainsi donné à une répression massive menée par la police française soutenue par des milices, avec intervention de forces militaires, et qui prit l’allure d’un massacre étendu à l’ensemble de l’Est algérien. Cet épisode de l’histoire algérienne qui fit l’objet de nombreux travaux et recherches menés aussi bien en Algérie qu’en France[1] fut considéré comme majeur pour l’approche du Mouvement national. La question demeure par ailleurs toujours ouverte comme l’indique la publication récente de l’ouvrage de notre collègue Amar Mohand-Amer.

Dans ce qu’on peut qualifier de beau livre, l’auteur met à notre disposition les extraits commentés de six (6) organes de presse publiés à l’Est du pays (La Dépêche de Constantine, La Dépêche de l’Est, Le Petit Sétifien, L’Echo de Bougie, Dernière heure et L’Eveil de Sétif), tous représentatifs de « l’importance des enjeux de communication de proximité dans la formation de l’opinion » comme le signale le préfacier de l’ouvrage. Bien entendu, les extraits ciblés dans la presse sont commentés aussi bien en français qu’en arabe et enrichis par l’intervention judicieuse de témoins jeunes à l’époque (Scouts parfois) et ayant survécu à ces évènements.

L’ouvrage commence par une préface rédigée par le professeur Abdelmadjid Merdaci et se termine par une annexe (pages 93 à 115), soit en version bilingue le  fameux Rapport Tubert du nom du président de la commission d’enquête[2] qui, partie vers Sétif dans l’Est algérien le 25 mai, avait été rapidement rappelée à Alger où elle arriva le 28 du mois sans avoir pu mener à terme sa mission. Le texte est en soi intéressant parce qu’il constitue l’un des rares documents officiels à donner des éléments d’information sur le déroulement des évènements.

Le corps de l’ouvrage lui-même se compose en fait de sept Chapitres (p. 11 à 87) et d’une conclusion (p. 88 à 92) et est structuré comme suit : Chapitre I, « Mai 1945 et la presse colonialiste » (p.11 à 24) ; Chapitre II, «  Les élus locaux et l’ordre colonial » (p. 25 à 34); Chapitre III, « Ordre militaire et presse coloniale » (p. 35 à 44) ; Chapitre IV, « Mai 1945 et les cérémonies- exhibitions de l’Aman » (p. 45 à 54) ; Chapitre V, « Loyalisme, religion et fatalisme des Algériens et Mai 1945 » (p. 55 à 64) ; Chapitre VI, « Les représentants officiels de l’ordre colonial et Mai 1945 » (p.65 à 75) ; Chapitre VII, «  Réforme de l’ordre colonial après 1945 » (p. 77 à 87). Chaque chapitre comprenant, outre une introduction et une analyse de textes par l’auteur, une série d’extraits de journaux et des témoignages de survivants à ces évènements.

La plupart des chapitres, s’ouvrent sur des photographies d’époque accompagnées par un témoignage et suivies par une introduction avec des fac-similés d’articles de presse coloniale, pour déboucher enfin sur une analyse ; le tout étant en version bilingue, sauf pour les articles repris en français, simplement résumés en arabe. Les photos d’époque en noir et blanc et grand format comme il se doit pour un beau livre ont été prises pour mettre en valeur les dominants, des plus hauts responsables (ministres, autorités locales, officiers supérieurs) jusqu’aux milices européennes rassemblées en armes, et militaires en position de combat. Les colonisés, sont représentés dans les photos de mises en scène montées par les journaux, l’administration et l’armée, en postures de « pacifiés », remettant leurs armes aux Français et demandant « l’Aman» ou marquant en liesse leur fidélité aux colonisateurs. Certaines de ces photos avaient d’ailleurs déjà été dupliquées dans d’autres livres ou films documentaires consacrés à la question. Les témoignages sont poignants surtout lorsqu’ils viennent de ceux qui étaient enfants ou adolescents à l’époque, âgés de 11 à 14 ans, et activant dans le scoutisme, mais aussi des sympathisants, militants et responsables nationalistes, dans leur prime jeunesse. Ils ont assisté aux massacres et exécutions sommaires de leurs proches ainsi  qu’aux saisies et destruction des biens des pauvres gens par les militaires et policiers et souvent dans les dechras et villages les plus reculés.

Quant au contenu  des articles de cette presse coloniale couvrant l’Est algérien, elle est riche en informations concernant la structuration sociale du monde colonial, et la façon dont elle est imprégnée par l’idéologie dominante, et tentera d’imposer son propre récit sur le déroulement de ce qui a été tramé en mai 1945. Les analyses proposées par Amar Mohand-Amer en fin de chaque chapitre, en permettent le décryptage. Nous en citerons quelques extraits chapitre par chapitre :

Chapitre I 

« Dans les moments tragiques de mai 1945, cette presse continue d’encenser et de louanger la France coloniale devenue, selon elle riche et prospère  grâce au labeur et au “sang”  des Européens. Quant aux victimes musulmanes, elles n’ont pas droit de cité. Cette presse évacue complètement la question des Algériens victimes de violences de Mai 1945… [Elle] dénonce avec virulence les voix et les médias qui promeuvent des lectures et analyses objectives de Mai 1945. Des rédactions parisiennes sont, elles aussi, vouées aux gémonies » (p. 22).

Chapitre II 

« Les élus [Européens] du Nord- constantinois, et vraisemblablement des autres régions du pays n’évoquent jamais dans leurs réunions les morts, par dizaines de milliers, de civils musulmans… Pour [le nationalisme algérien], ils prônent un « Châtiment impitoyable » des militants nationalistes… mais également de revoir la politique de l’enseignement appliquée en Algérie, facteur majeur selon eux, d’une prise de conscience par les Algériens… L’orientation d’autorité vars la formation professionnelle est plus indiquée. » (p. 32).

Chapitre III 

Dans un contexte marqué encore par le maintien en vigueur du Code de l’indigénat, dans le Nord-Constantinois « les Chefs militaires sont mis en avant glorifiés et encensés. … Réprimer ne devait pas être la seule action à mener contre les Algériens. Il fallait aussi humilier et ramener ces populations au statut dégradant et puérile » (Page 41). Ainsi, le général de corps d’armée Henri Martin dans un discours tenu en français et traduit en arabe et en Kabyle devant des populations qu’on avait regroupées dans la région de Bougie pour un spectacle de soumission, n’hésitera pas selon l’Echo de Bougie (du 27 mai 1945) à commencer son propos par une lecture de la Fatiha. Parlant des révoltés  « égarés» par Satan, il dira : « Comme des chiens ils ont mordu cruellement, comme des hyènes ils ont profané leurs cadavres … ceux qui ont tué ou excité à tuer seront tués. Ainsi le veut la loi de Dieu que la France victorieuse doit appliquer » (Page 41). Vantant les mérites des officiers et officiels qui l’accompagnaient, il dira concernant le préfet de Constantine Lestrade-Carbonnel, il est « comme vous né en Algérie. Il vous connaît bien. Il vous aime » (page 41). Or le nom du même préfet revient dans le témoignage de Djilani Embarek responsable du PPA à Sétif, selon lequel Carbonnel a de retour de Sétif avec le général Duval où tous deux avaient assisté le 11 mai à l’enterrement de victimes européennes, s’arrêtera à El Eulma où ses subordonnés regroupent de force la population pour écouter un de ses discours dans lequel il menacera : « vous avez tué 20 français, je ferai tuer 3000 Arabes. Ce que j’ai vu à Sétif, aujourd’hui, je ne l’oublierai pas. Vous aurez de mes nouvelles dans un bref délai » (p. 79).

Chapitre IV 

L’auteur abordera ainsi le droit de se défendre pour les Algériens : « et quand ils osent le faire, ils doivent se repentir et demander l’Aman à leurs oppresseurs. Et ce n’est pas suffisant! C’est dans la soumission que cet acte (l’Aman) doit être exprimé, orchestré, scénarisé … ». Les populations « alignées par fractions en interminables files aux abords de l’Oued tenant leurs fusils, la crosse en l’air, tandis que derrière eux une foule nombreuse de femmes et d’enfants, les insoumis d’hier ont acclamé à son arrivée le colonel commandant de la subdivision de Sétif » (Dépêche de l’Est, 18 mai 1945). Il est à noter que les tribus non impliquées dans les troubles sont tenues elles aussi de participer à « ce spectacle d’abaissement, de dégradation et d’atteinte à l’intégrité morale ». Selon la Dépêche de Constantine (du 26 mai), elles seraient conviées « pour marquer les esprits, prévenir, menacer » (p. 52).

Chapitre V 

Ici l’historien s’appuiera sur un certain nombre d’extraits de presse, et notamment la lettre remise le 22 mai 1945 par une délégation de notables au préfet de Constantine, le même Carbonnel déjà cité (L’Éveil de Sétif du 9 juin 1945). Selon la lecture qu’il en fait « C’est la volonté de Dieu » et « La fatalité » qui seraient à l’origine de la tragédie que connut l’Est de l’Algérie et cela demeurera un événement malheureux qui ne remettra nullement en question la domination coloniale ; d’ailleurs le colonialisme est «  exempt de tout reproche ». Il est même exigé » par des notables de Constantine que les nationalistes soient châtiés. Le complexe du colonisé sans doute lié à un sentiment d’impuissance transparait tout à fait : «  quand il s’agit d’Européens, ces notables font appel à la civilisation, à l’éducation, à l’humanisme et à l’idéalisme. Pour leurs compatriotes, le discours est tout autre : fatalisme, religion, Dieu… » (P. 62).

Chapitre VI 

Des discours des personnalités officielles transparait « un socle », la cohérence du discours politique et idéologique. Des récurrences, la vérité, la justice et le droit sont du côté de l’ordre colonial, la félonie, l’ingratitude et l’inhumanité constituent les caractères de la population “indigène”». Le gouverneur général de la colonie, Yves Chataigneau dans une allocution le 13 juin 1945 sur Radio France (La Dépêche de Constantine, 14 juin 1945), contre toute évidence, « Pour lui la référence du nationalisme algérien dans les années 1940, n’est autre que le nazisme. Les modes d’action du PPA et des AML devaient être forcément puisés dans l’expérience allemande hitlérienne, en particulier quand il s’agit de tuer, torturer ou manipuler les masses ».Une pareille instrumentalisation de l’épisode trouble du CARNA lui permettait ainsi de faire l’impasse sur les milices européennes et le passé vichyste de la masse des colons.

Chapitre VII 

Le Ministre de l’Intérieur, Adrien Tixier, va au nom du gouvernement français reconnaître l’existence d’une crise politique et morale (cf. La Dépêche de Constantine du 30 juin 1945). Au nom de la Séparation des pouvoirs, il considère cependant que les massacres relevaient de l’appareil judiciaire, donc sans impact sur le processus qu’il propose avec l’instauration en Algérie d’une assemblée à deux collèges (européen et indigène). Il faudra cependant attendre la promulgation du Statut de l’Algérie en 1947 pour que celle-ci puisse être officialisée ainsi que d’autres dispositions. En fait, ce système ne mettra pas fin à la domination coloniale, surtout, si on y ajoute les trucages des élections de 1948 par le gouverneur général Naegelen. En fait, on se dirige vers le déclenchement en novembre 1954 de la Guerre de libération nationale.

Conclusion 

Comme il se devait, l’auteur tente de conclure en mettant le doigt sur deux aspects qui lui semblent essentiels :

Tout d’abord «  Les massacres de Mai 1945 dans le Nord-Constantinois et ses dizaines de milliers de victimes civiles, ne constituent qu’un épisode d’une longue tradition de grande brutalité et d’avilissement. C’est la fin de la supercherie de l’ouverture politique envers les Algériens et des velléités d’affranchir l’Algérie des puissants lobbies coloniaux ». Nous ne pouvons ici qu’être d’accord avec lui, car en fait, plus personne n’était dupe et le général Duval lui- même qui commandait la division de Constantine et dirigea en 1945 la terrible répression anti-algérienne devait déclarer aux responsables politiques de l’époque : «  je vous ai donné la paix pour 10 ans, si la France ne fait rien, tout recommencera en pire et probablement de façon irrémédiable ». Lorsque fut venue l’heure des historiens, c’est Redouane Ainad-Tabet qui, une quarantaine d’années plus tard, pourra commenter : «  En Algérie, rien ne sera plus comme avant le 8 mai 1945 qui apparaît alors comme une répétition générale du 1er novembre 1945 ».

Ensuite et en second lieu Mohand-Amer met le doigt sur la fonction assignée aux journaux coloniaux en notant : « En 1945, cette presse a été au rendez-vous. Active et omniprésente, elle a pesé de tout son poids et aura sur les Européens, afin que la vérité historique soit tronquée ou occultée », ceci en constituant au passage de bon relais « des accointances et reniements de ces notables algériens, zélés serviteurs du colonialisme, ou de ces « citoyens » ordinaires, devenus aveugles et sourds aux souffrances des leurs » (P. 90).Elle assume assurément une fonction idéologique  et politique que l’auteur de l’ouvrage contribue à décrypter. Nous aurions souhaité cependant avoir quelques éclairages sur le fonctionnement et ses liens structurels avec le système en place, colons et autorités, ses capacités de tirage, son rayonnement local et régional, plus de précisions sur le public ciblé et éventuellement la concurrence d’autres journaux publiés en Algérie ou en France même (d’autant plus que la photo de couverture cadre un journal édité à Paris : L’Aube). Tout cela aurait pu être intégré à l’introduction ou faire l’objet d’un chapitre. Il faudra lire la préface de Abdelmadjid Merdaci, pour par exemple apprendre que sur les six journaux cités, deux sont des quotidiens, et quatre des hebdomadaires mais lesquels sont dans l’une ou l’autre de ces périodicités et quels sont leurs rayonnements réels, leurs durées de vie et leurs villes d’édition lorsqu’elles ne sont pas indiquées sur le titre ?

De même, quel est le pourcentage d’espace imprimé réservé à l’événement qui nous intéresse ici ? Et existait-il d’autres journaux non traités par l’auteur. Certes l’objet central ne visait pas la presse[3] qui ne constituait qu’un support, mais toutes les préoccupations émises ici auraient par souci méthodologique pu être synthétisées au moins en quelques paragraphes. Si ces remarques étaient prises en ligne de compte pour une éventuelle prochaine édition, ceci ne pourra qu’apporter un plus au travail particulièrement enrichissant que Amar Mohand-Amer, à travers cet ouvrage propose certes aux spécialistes, mais aussi au grand public féru d’histoire algérienne.

Il indique de plus que les angles d’approche et analyses portant sur un événement d’une pareille ampleur, sont inépuisables, toujours susceptibles d’être repris et enrichis par de nouvelles générations de chercheurs.

Hassan REMAOUN

 

 

Notes 

[1] De très nombreux travaux ont été consacrés à la question. On ne fera ici que citer pour la France les noms de Charles-André Julien, Charles-Robert Ageron, Annie Rey-Goldzeiguer, Benjamin Stora ou Sylvie Thénaud et Jean-Pierre Péyroulou, et pour l’Algérie ceux de Mahfoud Kaddache, Mohammed Herbi, Abderrahim Taleb-Bendiab, Redouane Ainad-Tabet, Boucif Mekhaled ou Kamel Benaiache. Ces listes étant bien entendu loin d’être exhaustives.

[2] Cette commission présidée par le général Tubert, un résistant classé parmi les libéraux, comprenait M. Labatut, Avocat général à la cour d’Alger, et M. Taleb Choaib Ould Benaouda, Cadi de Tlemcen. Elle a rédigé un rapport pour le gouverneur général de la colonie dont on peut retrouver aussi copie avec une présentation de Tayeb Chenntouf et Abderrahim Taleb-Bendiab, dans la Revue algérienne des sciences juridiques, économiques et politiques, volume XI, nº4, décembre 1974.

[3] Une information, même limitée sur ces journaux, aurait pu amener un plus à la connaissance du fonctionnement de la presse durant l’époque coloniale. Des travaux pertinents existent déjà, comme éclairage bibliographique à des recherches diverses sur l’Algérie, soit ciblant directement la presse. En Algérie, on s’est notamment intéressé à la presse « indigène » ou «  indigénophile » de langue française ou arabe. Confèrent les travaux de Ali Merad, Zoheir Ihadaden, Fouad Soufi, Fatima-Zohra Guéchi et autres. Pour avoir un aperçu, confère, publié par le CRASC (2015), Mohamed El-Korso, Le journal et son impact en Algérie. La première moitié du XXème siècle.

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