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Une lecture architecturale de l’article de A. Sayad « les trois âges de l’émigration »

Insaniyat N°53| 2011 | La Montagne : populations et cultures | p.59-78 | Texte intégral 


An architectural reading of A. Sayad’s article” The three ages of emigration”

Abstract: Reading A. Sayad’s article “the three ages of emigration” inspired an architectural questioning about houses built in Kabylie. The hypothesis of a probable relationship between the social strata of the migratory movement and the diverse architectural typology of the Kabyle house is privileged by this reading and gives us three models corresponding to three emigration periods. We allowed ourselves to borrow this terminology from A Sayad, as it seems to us that the three habitat typologies present in the territory are a projection of the earth via architecture of this movement in its evolutional aspect. The traditional home the one of the first age is characterized by the integration of two determinants which are the environment, and the population’s way of life. The caesura comes with the second age house, a formal caesura which has its foundations in present social mutations in which emigration has been an active motor. The architectural interpretation of these changes is the house where the architectural and functional organization is what corresponds best to the emigrant’s vision of his world, the emigrant status being from henceforth asserted. Nevertheless the second age house conciliates the bivalency between the emigrant’s autonomy and dependence on the family group, a bivalency reflecting the choice of site, besides the style adopted. The nucleation process of the family previously started finds its consecration in the third age house, from now on the house will be built outside the village web, preferentially on a major route of communication, the architectural style will not only announce a total rupture with the original model but the adoption of a modern one, full of meaning entering in the national territory as a whole and establishing a national preeminence over a local one.

Keywords: Ath waghlis, the three ages for a house, emigration, A. Sayad


 Nadia Messaci: Université Mentouri de Constantine, 25000, Constantine, Algérie.
Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie.


Territoire de montagne, la Kabylie est une région largement engagée dans le mouvement migratoire. Spécialiste incontesté de la question, A. Sayad y a consacré une œuvre importante dont son livre posthume « La Double absence »[1] rend compte. L’article intitulé « Les Trois âges de l’émigration »[2] nous révèle un phénomène de stratification sociale du mouvement migratoire. Partant du rapport de causalité espace/société que nous faisons nôtre, nous formulons l’hypothèse de l’existence de traces spatiales de la stratification sociale telle que démontrée par A. Sayad qui y voit trois âges. Nous avons interrogé l’espace dont l’habitat est, nous semble-t-il, le niveau qui rendrait le mieux compte de ces marquages spatiaux. En même temps, la lecture de l’habitat chez les Ath-Waghlis correspond à un répertoire architectural intéressant, essentiellement formé de trois typologies qui seraient la matérialisation spatiale de la stratification sociale. D’où l’autorisation que nous nous sommes accordée en parlant de trois âges de la maison empruntant à A. Sayad ce titre qui, au-delà de la fragmentation temporelle, mais pas seulement puisqu’il s’agit en premier lieu du statut de l’émigré qui se construit à travers ces âges, renvoie à toute la signification sociale de ce phénomène. Même si la stratification sociale telle qu’annoncée par A. Sayad se saisit aussi à partir des étapes chronologiques arrêtées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

A ces strates du mouvement migratoire portées par des tranches temporelles, nous opposons, dans un élan de construction d’hypothèses, des strates spatialement repérables que l’architecture nous livre à travers la diversification typologique constatée dans le territoire concerné. L’émigration de la première étape « se confondait avec l’histoire d’une société paysanne qui luttait pour sa survie et qui attendait de l’émigration qu’elle lui donne les moyens de se perpétuer en tant que telle »[3]. Elle est celle d’une délégation du groupe en faveur d’un membre de la famille chargé d’une mission définie dans ses objectifs et dans le temps (ramasser un pécule). Ainsi l’émigration du premier âge est une absence limitée dans le temps de la vie du village que l’émigré s’attelait à réintégrer et à ne pas trop perturber si bien que les allers et venues de celle-ci étaient régulés et se soumettaient au calendrier agricole qui reconnaissait et assurait la continuité de son statut de toujours, celui d’agriculteur. Pour confirmer sa présence auprès des siens et « nier » son absence qui de toute façon n’a échappé à personne, mais que chacun, conformément à un consensus social tacite, s’employait à méconnaitre, l’émigré de la première génération s’exerçait à exorciser « les tentations citadines dont il pourrait être porteur, il renonçait au costume rapporté de la ville, surveillait son langage, censurant tous les emprunts au parler citadin et Français » rapportait A. Sayad[4]. Cette autocensure des comportements nouveaux conférait à cette émigration du premier âge un caractère fort de « clandestinité » seul garant de l’inaltérabilité des structures sociales en œuvre. Dans ces conditions, l’espace se devait de traduire ce non changement, qu’il se devait de conforter. Aussi, nous semble-t-il, la maison du premier âge correspond à celle qui n’a pas connu de modifications. La maison traditionnelle correspond à la maison du premier âge confirmant fortement le maintien de l’ordre social en l’état.

Toutefois, l’absence de caractères visibles inhérents à cet âge n’en constitue pas moins un déblayage important pour l’assise du deuxième âge de l’émigration dont les marquages spatiaux sont fortement repérables. Celui-ci se définissait par l’émergence d’un statut socioprofessionnel individualisé à travers l’amorce du processus d’atomisation de la famille, dont la famille nucléaire sera la cause et la conséquence. Limitée, à ses débuts, à une tranche temporaire (la nuit) et à une activité (dormir), la maison du deuxième âge dans sa phase primaire est celle qui traduisait cette volonté d’autonomie d’un groupe (nucléaire) au sein de la cellule familiale élargie. Le deuxième âge de l’émigration est celui qui permet la consécration du statut d’émigré : « l’émigration constituait l’occasion privilégiée - peut être la seule qui leur soit donnée - de réaliser les aspirations que leur nouvelle condition autorisait et interdisait à la fois »[5], et se distinguait du premier âge à la limite « du clandestin » par cette aptitude à l’affirmation d’une rupture et d’une distanciation des conditions sociales imposées par le milieu d’origine.

Le processus d’atomisation de la cellule familiale donne naissance à la famille nucléaire qui a réalisé un niveau d’autonomie jamais atteint jusque là. Sans toutefois rompre le lien ombilical avec les membres de la famille, l’émigré de la deuxième génération ne peut se réaliser qu’à condition d’avoir un délégué, souvent un frère ainé ou un cousin, qui peut s’occuper en son nom des affaires de sa famille nucléaire. La maison du deuxième âge dans sa phase élaborée traduit cet état de dépendance-autonomie de l’émigré et de sa famille qui continue à vivre dans le village. La date d’apparition des premières maisons remonte à la fin des années trente : «  mes parents étaient parmi les premiers à construire la maison moderne, je me souviens de l’afflux de gens qui venaient de toute la région pour voir notre maison », se rappelle cette dame des Ath-Waghlis âgée de quatre-vingts quatre ans.

Un glissement volontaire a été opéré dans la traduction spatiale du travail de A. Sayad. Celui-ci place le troisième âge dans le territoire d’accueil dans lequel l’émigré transfère certaines marques de son milieu d’origine. Ici nous nous intéressons à ce qui se passe chez les Ath-Waghlis, aussi avons-nous trouvé le troisième âge dans cette maison apparue dans les années quatre-vingts, en dehors du tissu villageois dans les champs autrefois espace nourricier, le salariat rendant facultatif, tout au plus un appoint, le travail agricole. Cependant la logique de production de ces conditions étant la même, nous pensons être dans l’esprit du travail de A. Sayad. La deuxième raison de ce glissement réside dans la tranche chronologique du travail produit à la fin des années 70, antérieures à la maison construite dans le champ et qui annonce des nouveaux rapports de voisinage autrefois restreints à la cellule familiale la plus proche, Aujourd’hui ceux-ci sont déterminés par la logique économique qui définit le voisin le plus proche comme étant le propriétaire du champ le plus proche. Caractère déterminant de la maison du troisième âge auquel le nouveau style architectural donne une empreinte qui marque une rupture formelle avec la maison traditionnelle en même temps qu’elle inscrit celle-ci dans le sillage d’un modèle qui se voudrait national.

Les Ath-Waghlis : une communauté, un territoire mouvant

L’aire d’étude correspond plus à une communauté qu’à une entité territoriale, c'est-à-dire une unité de commandement résultant des différents découpages administratifs. Avant l’avènement de la colonisation qui a mis en place un arsenal de dispositifs de déstructuration du territoire et de désagrégation de la société autochtone, celle-ci se confondait avec le territoire (7654 ha) et s’y reconnaissait. Depuis, les différents découpages administratifs opérés ont procédé à la construction d’un nouveau territoire administratif incluant d’autres entités communautaires sans pouvoir altérer l’image d’entité communautaire que les Ath-Waghlis portent sur eux. En effet, des faits sociologiques nous autorisent à reconnaître en les Ath-Waghlis un des  réseaux de sociabilité privilégiés qui s’est notamment distingué lors de la résurgence de l’arch des événements de Kabylie de 2001. Une communauté dont le marquage spatial actuel obéit aux logiques de commandement en œuvre qui ne tiennent pas compte des spécificités locales, laquelle inscription territoriale rend difficile la collecte de certaines statistiques établies sur la base des unités administratives qui n’ont pas toujours d’équivalent chez les Ath-Waghlis. L’exemple le plus parlant nous parait être celui des unités de mesure définies par l’ONS (Office national des statistiques) qui considère un ensemble de villages comme une agglomération secondaire[6] et ce, conformément à l’impératif d’uniformisation des unités de mesure et des instruments d’urbanisme opérant en Algérie. Laquelle méthode a largement montré ses limites sinon son incapacité à intervenir sur des espaces spécifiques. Même si ces mêmes instruments restent aussi problématiques en milieu urbain.

 L’espace de vie de la communauté appartient à la wilaya de Béjaia dotée de 52 communes. Il est situé dans la partie sud-ouest de la wilaya, et s’étale sur 6 communes et deux dairas. Le territoire couvre des densités élevées qui peuvent atteindre 1102 hab/km2 (commune de Tibane). De telles densités, proches de celles du milieu urbain, sont une donne caractéristique de l’espace étudié. Riche de 63 villages, l’espace bâti est majoritairement localisé sur le versant montagneux à travers une dorsale villageoise qui se superpose au réseau hydraulique[7]. Toutefois, ce versant tombe en drapé sur l’oued Soummam et englobe des terres de vallée longtemps inoccupées car espace nourricier. La politique de colonisation des terres de vallée menées par la France a inversé le rapport espace de hauteur/établissements humains. Ainsi, la principale agglomération d’aujourd’hui est une ville de vallée née de cette politique. Ce processus de glissement continue son œuvre à travers la construction d’une trame économique, longeant l’oued Soummam[8]. La route nationale RN n°26, la ligne de chemin de fer, toutes deux parallèles à l’oued, la proximité du port et de l’aéroport de Béjaia, distants de 50 km, ont été des infrastructures déterminantes dans ces nouveaux choix d’implantation des établissements humains ou dans l’occupation accélérée de la vallée. Quatre voies de communication escaladant le versant facilitent l’accès à ces villages de montagne et participent d’une réelle volonté de désenclavement de la montagne.

La maison du Premier âge : au carrefour des éléments génésiques

Le premier âge de la maison correspond à la maison traditionnelle qui a pu constituer un corps étanche aux injonctions externes, notamment à celles liées à l’émigration. Cette phase est chronologiquement limitée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et se définissait par son caractère de lutte pour la survie. La maison du premier âge se fond dans le sol où elle prend racine et en est un élément constitutif. L’utilisation de matériaux puisés dans l’environnement (pierre, bois, chaux, bouse de vache) lui confère sans conteste un caractère intégré au site. La maison creusée dans le sol s’incrustait dans les roches plus qu’elle ne s’employait à les détruire. Les impératifs liés à la topographie et au climat dictent le système d’orientation de la maison. La maison est donc perpendiculaire aux courbes de niveau permettant un bon écoulement des eaux pluviales. Les ouvertures se réduisaient à une petite fenêtre, la porte d’entrée, une petite ouverture dans le toit qui assurent un éclairage optimum ainsi qu’une ventilation thermique et une régulation ingénieuses. La maison frappe par l’austérité de l’enveloppe architecturale réduite à un seul corps, de dimensions modestes (de l’ordre de 07x08m), elle est de forme parallélipédique que couvre une toiture en pente. Un plan horizontal, une sorte d’auvent surplombant la porte d’entrée, est le seul élément architectural qui tranche avec l’austérité de la bâtisse. L’espace intérieur surprend par la superposition de plans verticaux et horizontaux conférant à la construction austère un caractère plus riche. Ces divers plans couvrent l’ensemble des activités des usages (habitants et animaux), et sont davantage mis en valeur par le mobilier. Composé d’une seule enveloppe, l’espace intérieur est structuré en trois parties horizontales : addeynin, tigergerth et takkahan, dans un ordre décroissant. Son organisation n’est pas étrangère à cette conception qui se propose de composer avec le site. Intégrant le site par la juxtaposition de niveaux qui s’adaptent à la pente, addeynin, partie réservée aux animaux, est toujours située dans la partie la plus basse, permettant ainsi une évacuation plus facile des déchets liquides et solides. Tigergerth, espace du jour, permet l’exercice des activités domestiques. Elle est structurée en plusieurs niveaux par des éléments de différenciation que sont asrir prolongé par adebdar. Takkhena est la partie haute qui surplombe addeynin et sert pour la nuit et pour ranger les réserves (plan et croquis). La maison est structurée aussi en fonction du mobilier encastré qui assure une occupation rationnelle de l’espace. Des niches creusées dans le mur ou dans la partie inférieure d’esrir servent au rangement ainsi que tadekant, une sorte de table à une hauteur de 60 cm du sol, qui assure plusieurs rôles : celui de la séparation de l’espace des animaux de celui des habitants (addeynin, tigergerth), elle permet d’accéder à takhena par des planches en bois, une sorte d’échelle, et porte les grandes jarres pour les réserves (ikoufen). Ainsi, la structuration en étage de la maison est matérialisée par des éléments construits en dur ou en bois dont esrir, tadakent.

Maisons sculptures : intégrées au site : respect de la pente, utilisation de matériaux locaux

 

 A droite une partie d’esrir, à gauche tadakant avec des niches pour rangement et Kanoun dans tiyeryerth

Au fond : une pièce surélevée qui sert de cuisine

 

 Adebdar : La planche en bois qui sépare tiyryerth d’addaynin et qui sert de marche pour accéder à takhena, partie supérieure qui sert de chambre à coucher ou de pièce pour provisions

Photo à gauche : Kanon : un trou dans tiyeyerth, à droite une marche pour accéder de tiyeryerth à esrir

Photo à droite : des niches pour rangement

La maison du premier âge peut être appréhendée à partir de l’approche écologique dont elle reprend les axes directionnels. Elle réalise une triple intégration : au site, au climat et au mode de vie des habitants. Elle est celle qui réalise une symbiose entre l’homme et la nature. Le territoire a produit la maison traditionnelle qui articule les données mises en jeu, elle est le produit de l’architecture dite vernaculaire dans laquelle les caractères environnementaux sont harmonieusement conjugués. L’enveloppe architecturale articule le mieux les acteurs agissants. Ainsi l’orientation de la maison est déduite de la topographie du site. L’étagement de l’espace intérieur reconduit celui du site. La partie basse est située dans le sens descendant de la pente. L’utilisation de matériaux locaux (pierres, tuiles, bouse de vache pour le revêtement des murs intérieurs et des sols) matérialise la relation que l’homme définit avec son environnement, une relation d’harmonie essentiellement.

Maison 2 âge : L’ambivalence de l’autonomie-dépendance

Le caractère déterminant de cette phase est le lieu d’implantation de cette maison. Située en plein quartier agnatique (l’hara), elle procède de cette relation fondatrice du deuxième âge qui concilie autonomie et dépendance de la famille nucléaire en construction et du profit qu’elle peut tirer de la position sociale du groupe de rattachement. Le cordon ombilical qui lie à la famille élargie est ici matérialisé, d’une part, par le choix du site et par l’architecture extravertie de ce type, d’autre part. Ce type architectural marque, on ne peut mieux, cette affirmation d’appartenance au groupe à qui revient d’ailleurs la gestion des tâches domestiques en rapport avec l’extérieur (faire les courses, représenter la famille dans les assemblées villageoises ou lors d’événements particuliers, mariage etc.), « alors qu’à l’origine l’indivision préexistait à l’émigration qu’elle rendait possible, aujourd’hui c’est à seule fin de pouvoir émigrer qu’une indivision de circonstance est restituée temporairement : l’émigré se donne un substitut qui puisse entrer et sortir pour les siens en son lieu et place » affirme A. Sayad [9]. La maison du deuxième âge a connu deux étapes qui reprennent celles de la construction de la famille nucléaire : la phase primaire et la phase élaborée, la première traduit la forme d’autonomie primaire qui est celle de l’autonomie d’une fonction : celle de dormir, tandis que la deuxième étape consacre l’autonomie de la famille nucléaire en phase de construction.

  • La phase primaire ou taxxam’t

taxxam’t, ou petite maison, est construite dans la cour et sert à abriter une seule fonction : dormir. Elle se démarque ainsi de la maison traditionnelle polyfonctionnelle par son caractère monofonctionnel. Au-delà du besoin d’agrandissement de la maison, taxxam’t exprime surtout ce besoin d’isoler du groupe une fonction par l’affirmation du couple que la société traditionnelle kabyle subordonne à la famille élargie dans ses logiques de fonctionnement et d’existence même. Taxxam’t se reconnait d’abord aux matériaux et surtout à la technique de construction. Son volume réduit à une seule pièce de dimensions modestes (3x3,5m), elle opère une rupture formelle avec la maison traditionnelle. L’utilisation de briques, le crépissage de la façade, le carrelage traduisent cette option d’un système de construction totalement méconnu à peine quelques décennies plus tôt.

  • Phase élaborée axxam niroumien

L’appellation (littéralement « maison des Européens ») semble situer l’origine de cette nouvelle demeure. Celle-ci s’annonce comme signe de réussite de l’émigré, qui y consacre l’affirmation d’un acte juste (avoir quitté le territoire). L’architecture adoptée est une revendication de cet ailleurs côtoyé et justificateur de l’acte en amont. C’est cet âge qui traduit le mieux l’esprit de l’émigration du deuxième âge qui y trouve sa propre finalité. L’émigré a un statut qu’il clame aux villageois, d’où cet empressement à afficher sa réussite par la construction d’une maison, acte hautement valorisant dans ce milieu « déserté » par les différents plans de développement.  

« Avoir réussi » semble prouver cette bâtisse imposante par ses deux étages. Articulée autour d’une coursive qui porte deux affirmations : ancrage au quartier agnatique et nouvelle façon de desservir des espaces nouveaux : les pièces qui achèvent le processus de monofonctionnalité de la maison déjà annoncé par taxxam’t. L’utilisation de nouveaux matériaux (briques, poutrelles en fer, etc.) rappellent l’origine étrangère de cette nouvelle construction qui se distingue de la maison traditionnelle tant dans la forme architecturale que dans le mode de vie que celle-ci autorise. La maison du deuxième âge, dans sa phase élaborée, semble davantage répondre à la nécessité de spécialiser les fonctions de l’habitat regroupées dans tiyeryerth de la maison du premier âge, qu’à celle de marquer son individualité par apport au groupe familial. Ainsi à tiyeryerth, espace plurifonctionnel, s'opposent les espaces de la cuisine, de la chambre à coucher, du séjour : tels sont les signes caractéristiques de la maison. Cependant, la polyfonctionnalité ainsi consacrée comme mode de fonctionnement était déjà amorcée dans la phase primaire. Une réorganisation de la structure familiale par l’espace permet l’émergence ou la négation d’un nouveau mode de vie, l’expérience des constructivistes soviétiques est une démonstration, si besoin est, du rapport à double sens : mode vie / logement.

 

              

 

La maison du deuxième âge est une enveloppe plus imposante que la maison du premier âge, une coursive distribue les différentes pièces, un escalier extérieur permet la distribution verticale et ancre la maison dans le quartier agnatique en même temps qu’il traduit ce caractère d’extraversion de la maison. Et c’est sans doute cet élément qui consacre le plus cette ouverture non seulement sur le village mais sur l’ensemble du territoire. Implantée en plein quartier familial, elle marque les liens ombilicaux, toujours prégnants, avec la structure familiale traditionnelle. La phase primaire est plus une extension de la maison traditionnelle, elle est construite dans la cour, avec des nouveaux matériaux importés (parpaings, barres de fer, verre…) et appelle à l'autonomie d'une   fonction : dormir. Distincte de la maison traditionnelle par son enveloppe architecturale, par ce caractère monofonctionnel, elle ne se fond dans la maison traditionnelle que par la proximité du terrain, elle est plus l’expression du besoin d’autonomie d’une fonction. Elle sert aussi occasionnellement de maison pour la famille en demande de nucléarisation. La maison du 2 âge couvre l’ambivalence de l‘attachement et de la distance à l’égard de la cellule familiale, une sorte d’introversion par cet ancrage familial que l’espace reprend à son compte par l’implantation de la maison dans le quartier agnatique. Cependant cette « fermeture » est vite balancée par le type d’architecture adopté, un style ouvert sur l’environnement par cette organisation autour d’une coursive et l’apparition d’ouvertures de dimensions relativement importante. La coursive à l’étage permet une distribution qui se fait à l’extérieur de la maison en même temps qu’elle met à la vue de l’environnement la famille habitante et tranche avec la discrétion de la maison traditionnelle qui permet de soustraire aux regards extérieurs les habitants. Ce type est aussi une forme de négociation du groupe à la modernité, via l’architecture.  

La maison du 3 âge : Un modèle prégnant sur le territoire national

Elle annonce l’achèvement du processus d’atomisation de la famille nucléaire qui semble en situation de s’acquitter de la tutelle et de la protection du groupe familial. Aussi la construction de la maison en dehors du village traduit-elle cette nouvelle condition de l’émigré. Laquelle atomisation est aussi portée et rendue possible par les politiques de développement conduites par l’Algérie indépendante tant au niveau national que local. La maison du troisième âge engendre l’éclatement de la trame villageoise et la construction de la conurbation largement entamée par des groupes de villages et s’inscrit également dans le glissement de la montagne vers la vallée. La conquête de la voie de communication est essentiellement l’œuvre des maisons individuelles avant de définir une règle organisatrice fondatrice du cadre bâti[10] (Messaci, 1990). La maison du troisième âge enclenche le processus de l’éclatement de la trame villageoise. Elle se distingue des deux premières par le site d’implantation. Sa situation en dehors du tissu villageois est caractéristique de cette maison. Elle investit autant la voie de communication que les champs. La localisation dans des champs, réservés à l’agriculture de subsistance, participe de la phagocytose de ces espaces autrefois vivriers. Cependant, l’alignement sur une voie de communication est plus convoité et s’avère l’axe dynamisant de la nouvelle construction. Elle induit la conquête de la voie de communication que le village traditionnel a su contourner. Reprenant le modèle urbain uniformisé sur l'ensemble du territoire national, la maison du troisième âge s'articule autour d'un couloir et a un caractère apparent d’ouverture sur l'extérieur. Longtemps soustraite aux regards indiscrets, la maison d'aujourd'hui s'offre à l'œil du visiteur et semble recouvrir un droit longtemps occulté : celui de paraître. La maison se reconnaît à son volume architectural important et imposant. Réalisée avec de nouveaux matériaux (parpaings, briques, siporex..), elle est généralement construite sur deux ou trois niveaux, le rez-de-chaussée est destiné à une fonction commerciale ou artisanale. Elle introduit ainsi la mixité fonctionnelle de la maison, aujourd’hui érigée en règle .L'organisation de l'espace intérieur compartimenté et spécialisé est plus le résultat d'une composition géométrique articulée autour d'un espace nouveau : le couloir, qui participe à une distribution de l'espace intérieur qui se voudrait plus rationnelle. L’espace intérieur est articulé autour d’un couloir qui distribue l’ensemble des pièces monofonctionnelles (chambre à coucher, séjour, cuisine..,). L’existence de balcon étonne car il n’est pas usité de façon optimum, les familles sont en général soucieuses de ne pas s’exposer aux regards extérieurs. L’emploi de nouveaux matériaux achèvent le processus de rupture formelle avec la maison traditionnelle, les toitures sont de deux types : en pente ou plate, le dernier type est employé souvent dans l’espoir d’une extension verticale future. La maison est pourvue de grandes ouvertures qui lui confèrent ce caractère d’ouverture. Volume ouvert sur l’environnement par ces fenêtres, l’organisation de l’espace intérieur est plutôt introverti par cette distribution interne contrairement à la maison du deuxième âge, une organisation innovante qui inverse le rapport de l’espace intérieur–extérieur à l’environnement.

 

Conclusion

Au-delà de la rupture formelle qui constitue l’élément récurrent des nouvelles maisons, la lecture des maisons par le prisme migratoire annonce un cycle fermé du rapport introverti-extraverti. La maison du premier âge est introvertie, celle du deuxième âge est extravertie tandis que la maison du 3 âge retrouve le caractère initial de la maison. Par son site d’implantation, la maison du 3 âge marque une sorte d’achèvement du processus d’atomisation de la famille, celle-ci semble ainsi marquer ses capacités à prendre de la distance par rapport à la famille élargie. Sortir du village est l’élément déterminant de ce type, même si cette occupation des champs est également motivée par la saturation du tissu villageois. La maison est souvent à un ou deux étages, toiture en pente, présence courante d’un balcon, tandis que l’espace intérieur est organisé autour d’un couloir. La distribution de l’espace intérieur par le couloir confère à ce type un caractère introverti. Alors que le modèle précédent articulé autour d’une coursive qui distribue les chambres impose l’extraversion comme nouveau rapport à l’espace. Ainsi les trois types mettent ce caractère d’ouverture et de fermeture dans un cercle cyclique. Les ouvertures relativement importantes du 3° type donnent une impression fausse d’extraversion. La maison, dans ses différentes phases et typologies, autorise la coexistence de ces caractères opposés (introversion-extraversion). Elle réalise cette cohabitation en inversant seulement le domaine de chaque caractère dans les deux âges (deuxième et troisième) des mutations : dans le premier, l’extraversion est dans le type architectural et l’introversion est dans le rapport au groupe, tandis que dans le troisième l’introversion est dans la pratique de l’espace que l’architecture impose au même temps que l’extraversion.

Bibliographie

Gribaudi, Maurizio, « Itinéraires ouvriers. Espace et groupes sociaux à Turin au début du 20° siècle ». Coll Recherche d’histoire et des sciences sociales, Vol 28, 1987.

Kopp, Anatole, Ville et Révolution. Architecture et urbanisme soviétiques des années vingt, Paris, Anthropos, 1978.

Messaci, Nadia, « L’habitat des AthWaghlis, chaos spatial ou ordre caché », Thèse de magister, option Urbanisme, sous-direction Côte, M., Université Mentouri Constantine, 1990.

Messaci, Nadia, L’appropriation de la vallée de la Soummam : une reformulation du rapport montagne/vallée, in Benghabrit-Remaoun, Nouria et Haddab, Mustapha (dir.), L’Algérie 50 ans après. Etats des savoirs en sciences sociales et humaines 1954-2004, Oran, Crasc, 2008, pp.385-403.

Messaci, Nadia, Le sacré et le profane à la conquête du cadre bâti. Les Ath Waghlis, Kabylie de la Soummam. Editions universitaires européennes. Sarrebruck, Allemagne, 2011, 195 p.

Sayad, Abdelmalek, « Les trois âges de l’émigration », Actes de la recherche en sciences sociales, Volume 15, 1977, pp. 59-79.

Sayad, Abdelmalek, La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Liber. Seuil, 1999.

Glossaire 

Adebdar : planche en bois qui sépare la pièce centrale de la pièce surélevée, elle sert de marche. Elle sépare également l’espace réservé aux animaux de la pièce centrale.

Adeynin : Partie basse de la maison réservée aux animaux

Axxam : maison

Esrir : partie surélevée de tiyeryerth qui accueille le grand lit

Ikoufen : singulier : akoufi : grande jarre pour les provisions ( huile, figues sèches..)

Tadekant : partie surélevée construite en pierre recouverte de la bouse de vache, elle sert de plan de travail

Takkhena : Pièce surélevée qui sert pour le stockage des provisions et peut servir de chambre à coucher pour les parents.

Taxxam’t : pièce qui fait office de maison (sens étymologique : petite maison).

Tiyeryerth : pièce centrale où a lieu l’ensemble des activités du jour..


 Notes

 [1] Sayad, A., « La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré », Liber Seuil, 1999.

[2] Sayad, A., « les trois âges de l’émigration », Actes de la recherche en sciences sociales,Paris, Ed. Seuil, Volume 15, 1977.

[3] Sayad, A., Idem, 1977, p. 61.

[4] Sayad, A., Idem, 1977, p. 63.

[5] Sayad, A., Idem, 1977, p. 65.

[6] Messaci, N., Le sacré et le profane à la conquête du cadre bâti. Les Ath Waghlis, Kabylie de la Soummam. Editions universitaires européennes, Sarrebruck, Allemagne, 2011, 195 p.

[7] Messaci, N., Idem.

[8] Messaci, N., L’appropriation de la vallée de la Soummam : une reformulation du rapport montagne/vallée, in Benghabrit-Remaoun, Nouria et Haddab, Mustapha (dir.), L’Algérie 50 ans après. Etats des savoirs en sciences sociales et humaines 1954-2004, Oran, Crasc, 2008, pp. 385-403.

[9] A. Sayad, A., Idem, 1977, p.72.

[10] Messaci, N., « L’habitat des AthWaghlis, chaos spatial ou ordre caché », Thèse de magister, option Urbanisme, sous-direction M. Côte, Université Mentouri Constantine, 1990.

 

 

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