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Présentation

Insaniyat N°51-52 | 2011 | Le Sahara et ses marges | p. 21-27 | Texte intégral


La place que tient le Sahara -avec ses marges septentrionale et méridionale au sein du continent africain- s’explique par ses vastes étendues, ses ressources, sa diversité humaine et culturelle et sa géopolitique et cela, même si sa population ne rassemble environ que 10.000.000 d’habitants, Delta et Vallée du Nil exclus. Ces éléments justifient amplement l’élaboration de ce numéro double d’autant plus que sur ce thème, les travaux édités au Maghreb demeurent peu nombreux. Programmée par le Comité de rédaction depuis trois ans, cette livraison sur le Sahara a été menée parallèlement à un projet de recherche avec l’Université de Franche Comté[1].

Le Sahara se présente comme une mosaïque de territoires dont les identités et les fonctionnements socio-spatiaux se sont forgés sur le temps long au gré des vicissitudes géostratégiques et des rapports de forces politiques et commerciaux, tant endogènes qu’exogènes. Ses caractéristiques environnementales inhérentes en ont fait jusqu’au XXe siècle un espace sous-peuplé au sein duquel l’existence de rares implantations humaines pouvait se lire à lumière de quatre facteurs clés, l’existence de points d’eau – impérieuse ressource patrimoniale -, la nécessité de disposer de places marchandes sur des itinéraires commerciaux, la fonction de refuge et de repli communautaire et, enfin, la volonté de s’approprier et de marquer territorialement un ancrage politique. Les aléas historiques qui ont caractérisé les royaumes en place en Afrique septentrionale comme les dynasties du Sud du désert ont fait évoluer, au fil du temps, les lignes de front de l’appropriation territoriale dont les marqueurs culturels, économiques et sociaux ont laissé des traces pérennes dans les manières de concevoir, de pratiquer et de gérer l’espace saharien. S’il est aujourd’hui commun de penser le Sahara comme une interface, animée par une série de relations économiques, de migrations humaines et de contacts culturels entre le Monde méditerranéen et le Monde africain, il nous semble capital de mettre en présence des regards croisés et comparatifs en sciences humaines et sociales en vue de démontrer l’extrême diversité des processus de changement à l’œuvre au sein de cet immense désert. L’adaptation des sociétés locales à un environnement naturel rude, a tout de même permis l’émergence de lieux de savoir, de culture et de religion, de savoir-faire architectural et de lieux centraux politiques et commerciaux maillant localement le Sahara (Sidjilmassa, Chinguetti, Ghadamès, Tamentit, Ghardaïa, Agadès, Tombouctou…).

Les conquêtes coloniales du XIXe siècle ont complètement bouleversé les organisations territoriales sahariennes préexistantes et imposé une nouvelle structuration administrative des populations et des territoires. En un demi-siècle, les indépendances des États africains ont donné lieu à l’application de diverses politiques de développement prises par les pouvoirs en place. Si globalement, le niveau d’équipement est encore modeste dans bien des pays, l’exploitation des ressources minières et énergétiques, la mise en place d’infrastructures de communication et la création d’emplois financés par la puissance publique ont déclenché une urbanisation rapide marquée par la mobilité des hommes et un étalement résidentiel démesurée du bâti urbain.

Dans le texte qui introduit cette publication, Emmanuel Grégoire brosse un tableau réaliste des transformations économiques de cet espace aride, devenu aujourd’hui un lieu de premier plan dans l’actualité géopolitique mondiale. Bien plus, les nombreuses richesses disponibles fragilisent les flux d’échanges : « désert inanimé durant la période coloniale, le Sahara est redevenu une zone de transit » et de relations impulsant l’urbanisation. La nouvelle structuration de l’espace saharien est due « aux divers réseaux » (réseaux marchands, réseaux de pouvoirs, de corruption, migratoires…) qui l’anime ; et cela même s’ils demeurent périodiquement perturbés par des « querelles frontalières et des conflits identitaires ».

Agriculture oasienne, ruralité et mises en valeur agricoles

Dans ce vaste et rude territoire, l’économie demeure le maillon faible des activités humaines. L’agriculture, en particulier, rencontre de multiples contraintes, en dépit des efforts publics consentis de manières diverses selon les États. Quatre articles investissent ce champ et analysent les dynamiques agricoles caractérisées par la constitution territoriale de nouvelles mises en valeur. A travers le cas de la palmeraie de Tolga (Algérie), Abdellah Khiari exprime la crise agricole de cette oasis, générée par l’empiétement foncier de l’urbanisation et le manque d’eau en partie lié aux nombreux forages destinés à la mise en valeur des terres. Dans le Gourara algérien, la palmeraie en crise d’Ouled Saïd rencontre également des entraves, bien que le découpage administratif communal de 1985 ait permis à la population de trouver ses propres solutions de gestion locale. Abed Bendjelid note que « cette création a surtout mis fin à l’immobilisme local en permettant aux divers groupes sociaux communautaires de tenter de gérer leurs affaires administratives en s’insérant dans les institutions modernes de l’État à travers une intégration dans les partis politiques ». Dans la vallée de l’Oued Draâ moyen au Maroc, Aziz Bentaleb soulève l’épineuse question de l’eau, devenue rare « en raison des sécheresses prolongées et de l’édification du barrage Mansour Eddahbi » et relève la multiplication de motopompes qui a conduit au changement de système de culture agricole et à la possible réhabilitation de l’écosystème oasien. Dans un cas comparable choisi en Tunisie, Abdelkrim Daoud se penche sur le volontarisme de l’État « visant le développement des régions désertiques et marginales, dans le but de fixation des derniers nomades et de marquage des territoires ». L’utilisation des eaux fossiles a permis la création de nouvelles exploitations ainsi qu’une amélioration du niveau de vie ; en revanche, « le gaspillage de l’eau d’irrigation… et les rejets des eaux de drainage ont créé une situation d’hydromorphie dangereuse » pour l’environnement local et les agrosystèmes. En définitive, l’auteur s’interroge sur « une autre gouvernance de l’eau dans les oasis de Rédjim Maâtoug ».

Portant sur les marges steppique et sahélienne, deux textes traitent de deux exemples de mises en valeur agricoles différentes. Sur la Steppe occidentale algérienne caractérisée par l’existence de grands parcours d’élevage ovin, la politique centrale d’attribution de terres a abouti à l’élaboration de stratégies individuelles et familiales visant « l’acquisition de terres dans le cadre de l’Accession à la propriété foncière agricole ». Mohamed Hadeid observe que « les mises en valeur qui réussissent sont rares et, dans le cas contraire, c’est un paysage de désolation que l’on découvre »… contribuant ainsi à une désertification accélérée. Au Sahel, l’expérience pilotée par l’Office du Niger au Mali, en matière de mise en valeur des terres, est un cas d’une autre dimension car impliquant divers pays et visant l’externalisation de la production agricole. « A une échelle régionale, la privatisation du foncier et l’attribution de surfaces de plusieurs dizaines de milliers d’hectares à des sociétés agro-industrielles vont engendrer des recompositions socio-spatiales » et probablement comme dans la Steppe, « un impact comparable pour l’écosystème » se produirait au Sahel d’après l’analyse de Florence Brondeau.

Armature urbaine et organisation territoriale

A travers l’analyse des politiques d’aménagement du territoire, il s’agit de révéler le rôle des États dans la diffusion du fait urbain, perçu comme un instrument d’organisation de l’espace. Il s’agit également de mesurer les limites explicatives de ces seules politiques. Ce cas est abordé dans un texte qui montre que « de 1917 à 1996, l’urbanisation en Egypte saharienne est majoritairement le fait de l’État ». Après une analyse géographique des modalités et des contenus morphologiques et fonctionnels des villes, Martine Drozdz souligne le retard de l’équipement de ces agglomérations sahariennes et relève, depuis la fin des années 1990, que « la libéralisation économique et l’amélioration des infrastructures de transport permettent l’inondation du marché urbain de biens acheminés depuis Le Caire et Le Delta » et ne manque pas d’interroger les méthode de définition et d’analyse des villes sahariennes et de leur devenir. A une échelle territoriale régionale, Badreddine Yousfi se penche sur Adrar, ville du Sahara algérien, élevée au rang de chef-lieu de wilaya et nous esquisse ses différentes aires d’influence, parmi lesquelles celle d’une institution culturelle privée (Zaouïa de Cheikh Belkébir). L’auteur conclut que ces infrastructures répondent à une « logique administrative combinée à une vision d’aménagement du territoire ».

Dynamiques de villes sahariennes

L’urbanisation généralisée du Sahara et de ses marges fait l’objet de questionnements sur les relations que les populations entretiennent avec le milieu oasien proche au sein duquel l’action publique a été systématiquement à l’origine de profondes transformations.

Les recherches antérieures démontrent que la migration et les mobilités, de manière générale, constituent un moteur démographique et économique essentiel des agglomérations sahariennes et ce, quel que soit le pays considéré. C’est à partir de quelques ksour habités que l’étalement bâti s’est réalisé, à Adrar par exemple, par le jeu de mécanismes d’une « urbanisation planifiée… accompagnée de grands investissements immobiliers » relève Sidi Mohamed Trache. Ce dernier insiste sur l’importance de la migration de cadres originaires du Nord décrite comme un des fondements du fonctionnement de l’économie locale. Le rôle de la puissance publique apparaît capital alors que l’installation de commerçants privés venus du Nord du pays a permis de développer la consommation et d’améliorer l’image et le rayonnement de la ville d’Adrar au-delà des régions sahariennes. Selon des modalités semblables, s’est faite l’évolution de Timimoun dont le Ksar, encore habité et entretenu, a connu une extension sans précédent du bâti sur le plateau qui borde la sebkha, durant le dernier tiers du XXe siècle. Tayeb Otmane et Yaël Kouzmine décrivent l’histoire de la formation du Ksar, de son peuplement, de son paysage et de ses transformations sociales ; « l’effort de promotion administrative s’est traduit par un afflux démographique important » alors que les mutations enregistrées, qui « soulèvent clairement la question de la durabilité » et celle de l’identité oasienne, remettent en question le rôle et les fonctions d’une « palmeraie aujourd’hui menacée et stigmatisée ». Dans cette même perspective d’analyse, la palmeraie de Bechar (Algérie), occupée depuis des décennies, a pratiquement disparu laissant place à un bâti en amélioration constante. Selon Abdelkader Hamidi, dans cette ancienne redoute militaire, la sédentarisation des nomades a été orientée vers Debdaba, localité située sur l’autre rive de l’Oued Bechar ; « l’urbanisation du site a été accomplie par le remplissage des parcelles agricoles ». Nouvelles populations et nouveaux bâtis ont modelé ce faubourg, devenu au fil des ans un véritable quartier, correctement équipé évoluant vers « un espace de centralité de niveau intermédiaire » comme voulu par le pouvoir local.

Patrimoine matériel et immatériel du Sahara

Fondé sur de nombreuses lectures portant sur le patrimoine matériel et complété par un travail de terrain au sein du Gourara et du Touat (Algérie), le texte d’Illili Mahrour, mêlant géographie, histoire, architecture et anthropologie conçoit les ksour comme une sorte de système construit à partir d’une série de variables se référant à la théorie khaldounienne de l’Umran. Pour l’auteure, il s’agit de « répertorier les savoirs liés aux ksour pour une meilleure compréhension de l’espace gourari en vue de la préservation et de la restauration de ce patrimoine vernaculaire ». Concernant le patrimoine immatériel se rapportant à l’espace sacré et au pouvoir symbolique du Sahara, Faiza Seddik Arkam nous donne un long aperçu sur les diverses dimensions (histoire, peuplement, mythes, migrations de tribus, rôle de l’Islam) de l’Ahaggar et affirme que des groupes sociaux targuis assurent des fonctions de « médiateurs entre le monde visible et le monde invisible, entre l’Islam et la tradition ». Le groupe étudié, bien hiérarchisé et engagé dans des logiques d’honneur, dispose de multiples pouvoirs.

De nouvelles voies de développement local

La structuration économique des territoires sahariens ne saurait se limiter, malgré les réelles dynamiques d’émergence ou de reconfiguration qu’elles connaissent, aux seules agricultures, aussi diverses soient-elles. L’essor d’activités tertiaires et industrielles a marqué, depuis les indépendances, l’amorce de nouvelles voies potentielles de développement économique. Les écarts de richesses entre les pays riverains ou en marge du Sahara sont à la fois le résultat de la diversité des politiques de développement mises en œuvre par ces États, et le produit de la dépendance économique et politique.

A ce titre, l’étude de Moustapha Nour Ayeh, du cas particulier de Djibouti ex-« confetti de l’Empire français », à l’interface de l’Afrique et de l’Océan indien, rend compte de « la rareté des ressources » d’un pays inséré dans le contexte géopolitique tendu de la Corne de l’Afrique. Le programme d’ajustement structurel a imposé des privatisations et ouvert des portes à des investissements émiratis dans les grandes infrastructures de transport. En dépit de ces financements arabes, l’auteur démontre l’extrême fragilité économique de la population, qui à l’image des régions sahariennes, connaît la précarité et la misère. L’exemple djiboutien interroge logiquement la capacité des territoires sahariens à diversifier leur économie en vue d’assurer leur développement endogène, réduisant de ce fait leurs dépendances. La réflexion portant sur l’essor du tourisme saharien, vecteur d’un développement ancré territorialement car valorisant des ressources patrimoniales et une main d’œuvre locale, offre des pistes bien utiles. Clémentine Thierry et Serge Ormaux s’attachent à en examiner les facteurs de durabilité et soulèvent diverses interrogations. Les auteurs signalent que « l’offre djiboutienne n’est pas importée, mais naît de la volonté des acteurs locaux, qui mobilisent pour ce faire, leurs propres ressources et savoir-faire ». Autre territoire et autres enjeux, la Tunisie où le tourisme constitue un pilier économique et social capital, entrevoit aujourd’hui les limites du succès de son modèle touristique balnéaro-centré, développé depuis les années soixante du siècle précédent. Mohamed Souissi propose une analyse du tourisme tunisien en s’attelant à décrire l’organisation et le fonctionnement d’un tourisme saharien répondant à de nouvelles demandes, notamment européennes fondées sur la notion de circuits. L’auteur démontre que l’articulation entre tourisme littoral et circuits sahariens est bien réelle et « les mouvements de touristes vers les zones sahariennes se font essentiellement à partir de l’Ile de Djerba ».

Le dernier article peut être lu comme une sorte de synthèse relative à l’étude des dynamiques naturelles et humaines qui font du « désert, un système vivant » caractérisé certes par des oppositions, mais aussi par « la fragilité des équilibres économiques et culturels sous les contraintes contemporaines ». Tout cela est mis sous un éclairage où se combinent constats, conflits, enjeux, défis et critiques car « ces sociétés ouvertes sont nécessairement soumises au changement ». André Larceneux fait observer que « les contributions s’inscrivent dans une approche par la complexité, sur la mise en évidence des jeux de relations, sur les équilibres instables et temporaires, sur les tensions entre forces contraires ». Dans cet immense espace touché par la modernité et intégré dans la mondialisation, l’auteur s’interroge sur le devenir d’une « urbanisation artificielle et moderne » tout en mettant en garde sur le rôle d’un « tourisme de masse » potentiellement déstructurant pour les sociétés sahariennes, leurs cultures et leurs territoires.

En définitive, ces textes qui ouvrent de nombreuses pistes de recherche en sciences humaines et sociales montrent la complexité et l’étendue des travaux à entreprendre en vue de mieux comprendre le fonctionnement et le dysfonctionnement de la société, de l’économie et de l’espace du Sahara et de ses marges.

Abed BENDJELID et Yaël KOUZMINE


Notes

[1] Programme de coopération interuniversitaire algéro-française ‘Partenariat Hubert Curien (PHC) Tassili’, signé entre le laboratoire ThéMA de l’Université de Franche-Comté et le CRASC (Oran) durant les années 2007-2010. Numéroté 07.MDU.710 et codirigé par le Pr. Serge ORMAUX et le Pr. Abed BENDJELID, ce projet avait pour intitulé « Approches des milieux urbains sahariens (Wilayas de Bechar et d’Adrar) ».

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