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Camus : L’absence Comme Lieu De l’Autre

N°47-48 | 2010  | Communautés, Identités et Histoire | p. 125-141 | Texte intégral 


Camus: Absence: a place for the Other

Abstract: On both sides of the Mediterranean Camus’ text was welcomed mainly by a priori ideologies which often came to an impasse on the external universe of this phenomenon. This sea is present like the Other’s “No man’s land”. Camus’ “Algerianity”, denied by the North, which only kept from him that which made the French language noble, is absent for the Algerian, who saw this absence only as an institutionalized criticism by a literary tradition other than his own which grows into the form of a controversial debate, a prosthesis which puts the outreach of the work and its author out of context. In effect, one perceived the event as exclusively linguistic and the other felt a denied sensorial and temporal perception, both crystallizing the spirit of his thoughts. His falling into line for some and non alignment for others nurtured controversy, bringing out the painful paradox of this work, an antonymic duality, which offers to each reader of the two communities the choice of a partial reading, either on the conflictive difference, or as we try to suggest, a joint cohesion with a similar future together.

Keywords : Internal - fictional universe - macro discursive reality linguistic - micro discursive anecdotal event - Camus - the feeling of being Algeria


Sidi Mohamed LAKHDAR BARKA :  Professeur de littératures anglaises non-natives, Département des langues étrangères, Université d’Oran.


Pour qui a traversé toutes les couches de configuration et de reconfiguration narrative depuis la constitution de l’identité personnelle jusqu’à celle des identités communautaires qui structurent nos liens d’appartenance, le péril majeur, au terme du parcours, est dans le maniement de l’histoire autorisée, imposée, célébrée, commémorée – de l’histoire officielle. (p.580)

RICOEUR, P.  La mémoire, l’histoire, l’oubli, Ed. du Seuil, 2000.

Il est un fait établi aujourd’hui, que la position de Camus par rapport à la guerre d’indépendance d’Algérie a été source d’infinies ambiguïtés à la faveur de lectures diverses, souvent revendiquant une authenticité (une vérité par rapport à une autre) dans l’interprétation de son œuvre et qui ont fini par occulter ce qu’il a humblement demandé sa vie durant : qu’on lui reconnaisse son statut d’écrivain[1].

Cet engagement en tant que personnalité publique par rapport à une tragédie, dont il ne fut que l’enfant malheureux et dans laquelle il sera impliqué par les deux parties concernées, reviendra de façon obsessionnelle dans sa raison d’être littéraire. En effet il sera toujours exigé de lui un alignement partisan, pour l’une ou pour l’autre cause, et antagonique, c’est-à-dire l’une induisant le rejet de l’autre. Cela va générer des lectures contradictoires qui vont s’amplifier avec les années, en polémiques dans lesquelles les principaux concernés, en l’occurrence
l’auteur et son œuvre littéraire, deviendront une prothèse muette pour des débats autres que littéraires.

Dans son ouvrage Albert Camus et l’Algérie (2004) C. Chaulet-Achour en fait une revue assez exhaustive, mais cela ne suffira pas pour clarifier les positions sur le sujet et clore la polémique. Il suffit de lire la réponse de A. Belkhodja Le soir d’Algérie du 27/05/07 (qui signe cet article en tant que ‘journaliste auteur’) à l’entretien que Jean Daniel  (directeur du Nouvel observateur et ami de Camus ) a accordé, lors de sa visite en Algérie à la même date, au Quotidien d’Oran (22/05/07) pour comprendre, plus d’un demi siècle après la publication de son œuvre et presque autant après les faits qui ont marqué son contexte, comment elle a été beaucoup plus ressentie et vécue, que lue du côté algérien. Ce journaliste auteur aligne une liste de citations, prises par-ci par-là, martelant l’idée que Camus n’avait jamais pris fait et cause pour l’indépendance de l’Algérie, ce qui par voie de conséquence devrait le priver de son « algérianité », une « algérianité » qu’il a tout le temps revendiquée[2].

Loin de nous l’intention de réduire le lectorat algérien à cette position de principe généralisée, mais il n’en demeure pas moins que la réception dominante du « texte camusien » reste fortement déterminée par des a priori idéologiques qui ont souvent occulté la finesse et les subtilités de la formulation et du style de l’auteur.

C. Chaulet-Achour expose, avec assez d’arguments et de méthode, le distinguo qu’il s’agit d’introduire entre l’homme des essais et de lettres, une personnalité « nobélisée » et universelle, et l’écrivain, l’auteur, celui dont on a toute latitude à faire parler l’œuvre, interpeller le texte, l’intertexte et certainement l’inconscient, que souvent la langue d’expression arrache à l’imaginaire et à l’insu, de celui qui l’utilise pour dire.

C’est par une métaphore qu’il va se jeter dans l’arène de l’un des conflits les plus fratricides de l’histoire de la décolonisation, quand il fit un choix entre sa «  mère » et la « justice », deux mots qui vont perdre leur fonction rhétorique pure, par conséquent discursive, et être réduits à leur signifié conventionnel et primaire. Cette perte de la distance polysémique des mots par rapport à leur contexte est tout autant valable pour les faits qui allaient marquer ce moment de l’histoire  dans lequel les actes de parole allaient développer une rhétorique de l’euphémisme, tant était profonde la douleur du déchirement suivi du déracinement de cette communauté sans « devenir du lieu » ou dont « l’algérianité » ne sera plus qu’un passé.

N’est-ce pas là, la profession de foi d’un écrivain, que des discours « sur-idéologisés » à l’extrême ont voué aux gémonies d’un débat monopolisé par les prétentions à la méthode des disciplines des sciences sociales insidieusement appliquées à un discours (celui de la littérature) qui clame sa subjectivité comme vérité, alors qu’à ce jour, ces mêmes disciplines ne sont pas parvenues à produire un « mot consensus » pour dire la nature de cette réalité. En effet, le jargon des spécialistes n’arrive toujours pas à traduire par les mots, à défaut de catégorisation ce que les « hommes » ont vécu dans cette situation. Nous rappellerons pour mémoire certaines des subtilités lexicales qui ont cru décrire l’évolution de ce conflit. De la « Rébellion » à « La Question algérienne » devenue « Les Evénements d’Algérie » ensuite « La Guerre d’Algérie », étant pour d’autres « La Révolution algérienne » ou « La Guerre d’indépendance » ou « Guerre de décolonisation » souvent le choix des mots a été déterminé par la situation géographique de celui qui les utilise, selon qu’il se trouve sur la rive nord de la Méditerranée, la rive française, ou la rive sud de cette même mer, la rive algérienne.

Cette mer, petit à petit, va perdre sa fonction naturelle, nourricière de passé commun, de par les registres des lexiques contrastés que lui attribueront ses riverains, pour revêtir une autre fonction, celle du no man’s land de l’Autre, cet Autre qui fût une partie de nous-mêmes et dont l’ablation douloureuse, même si tant voulue, n’en reste pas moins considérée comme une trahison. Alors quand Camus dit je crois à la justice, mais je défendrai  ma mère avant la justice. (1967 :1881) est-il un traître pour nous Algériens ? Si oui, tout le monde sait que l’on ne peut trahir que les siens et donc il fût, il est et restera des nôtres, nous Algériens. A nous de comprendre pourquoi ?

C’est cette reconnaissance implicite, confuse, déroutante de cette « algérianité » qu’il aurait perdue comme on perd une nationalité, que nous envisageons d’aller retrouver dans la quintessence de sa forme, son texte littéraire, en tant que code linguistique et discours de son lieu et de son temps.

De par la faute d’une histoire non assumée, ou peut-être non « assumable », tous ceux qui sont nés et ont vécu sur cette terre, non pas comme une entité de droit définissable juridiquement et réduite à l’idée de nation enjeu du conflit, mais comme le lieu d’une osmose identitaire avec les éléments naturels qui la constituent, ont subi cette cassure lancinante de la double conscience de Soi et de l’Autre, la conscience individuelle d’identisation et la conscience collective d’identification. C’est cette osmose identitaire que nous entreprenons d’investiguer, non à partir d’une énième interprétation d’un des personnages les plus controversés et les plus ambiguës de cet auteur, Meursault[3], narrateur de son « étrangeté », mais d’une lecture à la lumière des techniques discursives, qui sont mises en chantier dans ce roman, en essayant de distinguer le « sujet parlant » Camus du « locuteur » Meursault.

Il serait vain de notre part, prétendre apporter un regard nouveau et original sur ce roman. Après tant de lectures, tant d’interprétations et tant d’analyses toutes aussi qualifiées et expertes les unes que les autres, trouver un espace laissé en friche par l’institution critique pourrait fort se révéler être une aventure risquée nous amenant à déambuler entre une réinvention de l’œuvre et une revue des sentiers battus.

Par contre, avec l’évolution des sciences du langage et la mise au point d’appareils conceptuels qui mettent à notre disposition nombre de théories récentes sur les processus de l’énonciation, une relecture  de ce texte en contexte pourrait amener un point de vue différent sur les débats qu’elle a suscités depuis sa publication. Cette relecture s’inscrira nécessairement dans la perspective des théories postcoloniales et tentera de mettre en exergue les mécanismes qui ont induit, ce qui nous semble être, un enchaînement de décodages aberrants et occulté la profondeur et la capacité prospective de l’œuvre dans sa perception socio-historique du monde qu’elle dit.

 Nous avancerons une séries d’observations qui répondront à l’exigence de Critique Faites-moi croire à votre décision de le dire (1966 :75). Nous soumettrons ce qui est dit au filtre de la « diégèse » de l’auteur et du lecteur algérien, tout deux « actants extradiégétiques », ceux qui partagent l’environnement extérieur à la fiction. Nous tenterons une lecture (décryptage) particulière, orientée, de l’œuvre dans son contexte de création et essayerons de légitimer cette approche par notre position de lecteur particulier exprimant le point de vue de cette catégorie de lecteurs algériens, ceux qui partagent avec l’auteur sujet parlant une micro-réalité géographique et socio-historique, c’est-à-dire, une « extradiégécité » spécifique à ces deux actants de l’acte de lecture. Notre propos serait de mettre en œuvre une pratique de la critique littéraire que les règles de l’énonciation peuvent rendre ‘acceptable’, en nous gardant bien de ne pas en faire une catégorie anthropologique d’évaluation, mais plutôt une donnée d’appréciation de ce vraisemblable du roman.

« Faites-moi croire à votre décision de le dire » (Barthes, 1966 : 75)

A partir des caractères restrictifs et systématiques des formes que nous avons mises en exergue (voir La métaphore camusienne), on a élaboré un  corpus d’observations qui confirme ce qui nous semble se développer en « Une classe de discours », caractéristique d’une structure focalisée sur l’effet d’énonciation.

Le roman est structuré en deux sections, la première est une combinaison de six séquences narratives, plutôt que chapitres, car elles constituent des segments de texte et non pas de récit, et elles sont relativement autonomes l’une de l’autre. Leur liens causaux, flexibles, ne sont pas toujours immédiatement perceptibles. Ceci est valable pour la seconde section, autre combinaison de cinq séquences de même type.

Elles sont toutes (sections et séquences) numérotées en chiffres romains, non différenciées les unes des autres par un signe quelconque diacritique ou police de caractère. Cette structure, scalaire de l’œuvre libère le texte de la linéarité supposée du récit, thème de l’histoire (l’ensemble des évènements racontés) par rapport à la fluidité des faits de fiction, la narration (le discours oral ou écrit qui les raconte) et sur-impressionne, dans l’acte de lecture, les fonctions discursives de la narration  l’acte réel ou fictif qui produit ce discours, c'est-à-dire le fait même de raconter  (Genette, 2007 : 297), soit l’acte d’énonciation en tant que tel.

L’œuvre se lit crescendo jusqu’au meurtre, à la fin de la première partie qui n’est pas en soi le dénouement, mais plutôt un artéfact thématique, un prétexte pour concentrer l’attention sur comment va se raconter la deuxième section. En effet, c’est le dire, comment on dit qui va magnifier le dit, ce qui est dit, et non pas l’inverse, qui dans bien des traditions littéraires, fait prédominer le récit sur la narration, puisque cette dernière n’exige aucun pré requis verbal pour transmettre le message. De ce fait notre intérêt sera porté sur le texte comme procédé d’énonciation, c'est-à-dire  les mécanismes du texte  (Genette, 2007 : 294) par rapport à la secondarité des faits de l’énoncé. Toutes les formes métaphoriques  étudiées, ont mis en relief la conjonction concomitante des éléments naturels au-delà des espaces qui leurs sont physiquement reconnus habituellement, d’où le rôle particulier de la mer, du soleil et de la lumière, entre autres, dans son œuvre.

A ce stade de la rencontre de la langue avec l’environnement qu’elle tente de transcrire, il serait judicieux de se rappeler que l’ethnolinguistique a déjà établi que rarement une vision ou conceptualisation culturelle donnée ne correspondait à un ordre uniformisé du monde. Dès lors on pourrait reprendre la proposition de Barthes pour rendre l’œuvre à la littérature, il faut précisément en sortir et faire appel à une culture anthropologique. » (1966 : 37).

Rien n’exclut l’hypothèse que la confusion des fonctions sensorielles du narrateur du roman ne soit révélatrice d’une vérité symbolique de cet environnement, ainsi elle rétablirait une perception préverbale qui libérerait le pouvoir de la logique sensorielle et contraindrait par sa symbolique, le code verbal de l’auteur, le français.

Ce pouvoir imagé, fonctionnant par analogie, attribue un statut humain aux éléments naturels et induit le narrateur à développer une relation interactive avec son environnement immédiat, tout en l’impliquant dans un processus d’homogénéisation de l’ensemble. On observe donc une récurrence obsessionnelle de ces éléments, qui fondus dans et avec l’individu, lui confère une fluidité qui le détermine dans ses actes et son devenir.

Cette symbiose avec le soleil, l’air, la terre et l’eau, illustre la dimension charnelle, peut être animale, de la fusion de l’individu dans son espace, dans cette nature, cette « vie méditerranéenne » dont le lecteur gardera la violence de l’éclat de son rayonnement et corollairement, l’infiniment petit de l’être humain perdu dans une orgie de désir d’être, de cœurs qui battent, de poumons qui suffoquent et halètent, à la fois, dans une débauche d’énergies et d’expressions de vie. Ce recours à une formulation par l’écart, transgressant les règles et conventions du code langagier, est souvent une réponse du sujet parlant/narrateur qui subit les contraintes linguistiques du code qu’il utilise, de ses propriétés sociales et collectives, patrimoine langagier dont il dispose par naissance et qu’il partage avec les autres membres de sa communauté. Il arrive que ce patrimoine ne suffise plus pour  exprimer ce qu’il ressent ou imagine, son individualité, l’être de son existence, soit par l’indigence lexicale de sa langue, d’où les emprunts à l’idiome des communautés autochtones[4], soit par inadéquation de la communauté à un nouvel environnement géographique et/ou humain, générant ainsi une mutation langagière. Ces innovations discursives sont nécessaires pour son adaptation à cet environnement, et le fait colonial a souvent déclenché ces processus résultant de contacts de cultures. C’est cet aspect de l’acte de création qui va donner à Camus son « algérianité ».  

On a là l’illustration de ce que Barthes définit comme une  écriture blanche, libérée de toute servitude à un ordre marqué du langage  (1972 : 55) et qu’il constate comme inauguré par l’étranger de Camus et étant  le mode d’une situation nouvelle de l’écrivain, il est la façon d’exister d’un silence. (1972 : 56)

C’est ce silence, ou plus précisément absence que nous allons explorer maintenant. Il semblerait que la critique ait des difficultés à situer le narrateur du roman par rapport à son point de repère d’énonciation. Dans une étude remarquablement pertinente, consacrée à un essai de catégorisation du type de narrateur qu’est Meursault, Genette (2007 : 380 à 422) interpelle des points de vu autorisés : Sartre, Barthes, Magny, Lintvelt et Fitch, pour ne nommer que ceux qui se sont focalisés sur cet aspect, conclut par deux observations  qui nous laissent perplexe :

  • Il présente un tableau (2007 : 399) synoptique des propriétés de ce narrateur. Il le met dans une case à la croisée d’un type homodiégétique à focalisation externe (le narrateur en dit moins que n’en sait le personnage) et extradiégétique avec un point d’interrogation, en annonçant à la page 97 même si L’étranger ne l’a rempli pour l’instant que par provision, et avec un point d’interrogation. L’obligeant lecteur est ici prié d’aller l’inscrire lui-même.
  • La deuxième observation souligne l’extradiégésité prédominante du profil de ce narrateur :le style de l’Etranger est en fiction la manière dont s’exprime Meursault, et en réalité est la manière dont le fait s’exprimer un auteur que rien n’autorise à distinguer de   Albert Camus, écrivain de langue Française.  (2007 : 408).

 Ces deux observations nous amènent à reconnaître le statut particulier de ce narrateur / auteur ou plus précisément la prépondérance du sujet parlant  c'est-à-dire l’auteur producteur de l’énoncé, sur le rôle secondaire du  locuteur  réalisateur de l’énonciation, porte parole du premier.

L’usage de la métaphore ; formulation dérivée et dont le référent est systématisé et fossilisé par une communauté de perception des deux partenaires de l’acte de communication ou de lecture ; requière trois a priori :

  1. La connaissance du code de l’énonciation ;
  2. La connaissance des conditions de production de l’énoncé, aussi définie comme le système qui gère les lieux communs ;
  3. La connaissance des assomptions contextuelles, soit le système qui gère les implications associées.

On peut, dans ce cas de figure, avancer que  décoder le schéma métaphorique chez Camus, revient à dire que :

  • Premièrement le lecteur/ interlocuteur français partage avec l’auteur la connaissance du code de l’énonciation, mais pas les deux autres, qui sont spécifiques à l’Algérie.
  • Deuxièmement que le lecteur / interlocuteur algérien ne partage pas le premier mais vit les deux autres en communauté avec l’auteur, propriété de cette extradiégécité.

Ainsi le lecteur algérien vit et partage en communion une conscience du lieu et du temps, essence même du chronotope, tel que défini par Bakhtine (2006 : 84)[5], c'est-à-dire un élément essentiel pour rendre compte du chaînon civilisationnel qu’est la communauté d’être environnementale. On peut donc parler d’une bioconscience qui s’éveille sensoriellement depuis l’enfance, par la métaphore qui  ramène à la solidarité et à la soumission  toutes les personnalités qu’elle façonne. (Ansart : 106). Ce lecteur pourrait alors comprendre cela alors comme le chronotope Algérie de Camus, ou « l’algérianité » de l’homme, si évidente dans l’énoncé et si évanescente dans le code de l’énonciation.

En effet, chez le lecteur algérien, l’absence d’ « algérianité » de Camus est linguistiquement déterminée, chez le lecteur français l’absence de Camus est une absence sensorielle et contextuelle, le Camus d’Algérie. C. Kerbrat-Orecchioni (2003 : 91) schématise ce rapport réel/ fiction en littérature ainsi … il est nécessaire pour rendre compte du dispositif énonciatif dans lequel s’inscrit le récit littéraire, de faire intervenir deux niveaux diégétiques emboîtés :

Nous avons ajouté la dernière colonne pour illustrer comment ce schéma confirme cette dimension récurrente d’une certaine «  absence »  de Camus, chez les deux types de lecteurs.

On a ainsi par les hasards, détermination de l’histoire, une perception du chronotope Algérie, essence de cette bioconscience de l’être, et deux communautés de pratique, l’une langagière et l’autre sensorielle préverbale[6], exprimant ce même chronotope et se télescopant dans la même personnalité, celle de l’auteur. Le terme « déchirement », qui revient souvent dans la critique de l’homme et son œuvre, prend son sens ici puisque nécessairement l’expression linguistique qu’il partage avec le lecteur français exclut ce dernier de la perception sensorielle et contextuelle que l’auteur partage avec l’Autre/algérien, d’un côté, et corollairement, la perception sensorielle et contextuelle qu’il partage avec cet Autre/algérien exclut ce dernier de l’expression linguistique qu’il partage avec le lecteur français.

La conscience d’une « absence » de cet autre membre de la communauté, c’est aussi réaliser, implicitement, sa propre  « incomplétude », vivre l’absence comme une ablation sans en admettre l’essence paradigmatique (métonymie de l’arabe), c’est attendre de l’être/Autre qu’il offre un langage aux subjectivités et par là, permette l’irruption des affectivités dans les imaginaires politiques l’une des fonctions de la métaphore (Ansart : 106). Cette capacité n’a jamais été reconnue à l’Algérien dans le code de l’énonciation, et ce dernier n’a ni su ni pu la décrypter dans la métaphore camusienne, qui deviendra le signe de sa généricité.

Dans sa thèse sur l’ ‘Indifférence’ chez Camus, C. Treil confirme ce rejet du Camus algérien par l’institution littéraire française et il le disculpe ainsi : ni le temps, ni les lieux algériens de Camus n’ont fait l’objet de chroniques détaillées … En réalité, on n’est sobre de détails que sur le Camus d’Algérie, l’homme en formation, sur le Camus ‘monté’ à Paris et ‘arrivé’, sur le Camus célèbre et surtout sur l’œuvre on ne tarit plus… nous sommes certains que l’étude de Camus en Algérie est la plus importante parce qu’elle  nous livrera le vrai Camus (1971 : 29).

En préface à cet ouvrage, E. Robles nous rappelle que le premier titre du roman était l’indifférent, et que cette indifférence état d’âme de l’ « absence » pour nous, pour Camus, a été un refuge de la zone aveugle—sombra y piedra—où le cœur se minéralise après trop de coups reçus, et Camus lui-même le reconnaîtra ainsi  Que croyez-vous que les critiques français aient négligé dans votre œuvre ?  Lançait-on à Camus en 1959.  La part obscure, ce qu’il y a d’aveugle et d’instinctif en moi  répondit-il,  La critique française s’intéresse d’abord aux idées.  (O. Todd, 1996 :12)

C’est sans doute à la lumière de cette bioconscience / absence, qu’il faudrait revoir la métaphore de toutes les ambiguïtés, celle du rapport à la « mère »  et à la  « justice », dont la lecture qui en a été faite nous semble une équation relativement simpliste dans un contexte de contacts culturels exacerbés, celui de la colonisation, qui plus est, résultant d’un échange (interaction verbale) bref et intense, lors d’une conférence de presse, après le discours du Nobel.

Alors comment faut-il comprendre cette  « mère » ?

C’est en effet, cette bioconscience de l’être, celle qui l’engendre certes mais aussi l’environnement qui le moule. C’est une mère qui est faite de la fusion organique du lieu, la terre avec les êtres humains qu’elle façonne par le temps. Camus nous le dira explicitement, mais on le saura bien plus tard (Et qui l’entendra ? L’éclat de la tourmente étant passé !), dans son dernier roman et publié à titre posthume, que  les ethnologues le font rire … quand il s’agit de comprendre la vie de famille (1994 : 130).

Et qu’est ce que la « justice » ?

La justice c’est une invention de l’homme, c’est  la justice des hommes et non celle de Dieu  (1989 : 165) qui va condamner Meursault, institution d’essence autonymiques, c'est-à-dire qui ne produit de sens que parce qu’elle déclare d’autorité être le sens, à l’exclusion de toute autre conception de ce qui est juste, elle n’est donc pas absolue. Le narrateur/ auteur le formule en termes simples, clairs et évidents, c’est une mécanique qu’un pouvoir enclenche  portée au crédit d’une notion aussi imprécise que le peuple français (ou allemand ou chinois)     (1989 : 154). Et en l’occurrence cette notion il va même clairement la rejeter dans son roman autobiographique, en mettant dans la bouche d’un personnage vieux colon s’adressant à un ouvrier « arabe » à la veille de  « l’explosion »   si j’étais à votre place, a dit le vieux, j’irais au maquis. Ils vont gagner (1994 : 199).

Le lectorat algérien, certes linguistiquement périphérique, a aussi du sens à mettre dans cette œuvre, victime d’une mise à l’écart linguistique, comme Camus, lui-même victime de l’exclusion géographique, lui dont  l’histoire individuelle est irrévocablement liée à ce département du sud de la France (Said, 2004 : 223), porteur malgré lui du drame de sa communauté, celui d’un statut de citoyens de la périphérie, la colonie.

Son alignement pour certains ou non-alignement  pour d’autres a nourri une polémique qui a mis en relief ce douloureux paradoxe de son œuvre, une dualité narrative qui va offrir aux lecteurs de chacune de ces deux communautés le choix d’une lecture partiale, soit dans la différence conflictuelle, soit dans la complémentarité solidaire d’un même devenir à faire ensemble, et dans ce cas de figure chacun pouvait y trouver de quoi attiser ce déchirement d’une double appartenance :

  • Celle d’un lieu et d’un temps de ce lieu, osmose individu/éléments naturels, qui atteste d’une conscience sensorielle et donc d’une mémoire sensorielle, identité bio environnementale, un énoncé, ce que Said appelle la conscience géographique et qui sera véhiculée par les formes de contre narration et qu’il propose de décoder par une lecture en contrepoint (lecture en représentations croisées), concept dont il initie l’application,  dans toute lecture post-coloniale.
  • Et celle d’une langue, code de l’énonciation qui va fournir une conscience et une identité linguistique qui vont porter des valeurs culturelles institutionnelles attachées aux traditions du code de l’énonciation, c’est-à-dire, celle d’un roman sur la condition humaine, que le lectorat français va célébrer tout en occultant l’énoncé Algérie.

Ce sont là les deux composants de l’idée de la mère, l’une biologique et organiquement déterminée par le lieu naturel et l’autre linguistique héréditaire et institutionnellement établie.

Si d’un point de vue stratégique pour nous Algériens, il était naturel par priorité identitaire de rejeter la langue du colon, ce par quoi il a affirmé son pouvoir et fait de l’exclusion de l’Autre une réalité, il reste néanmoins tout autant stratégique, de prendre conscience de l’évidence, que toute lecture postcoloniale de l’œuvre doit non seulement prendre en compte les stratégies discursives d’appropriation du lieu, mais aussi les stratégies de résistances qu’elles ont induites, c’est-à-dire les mécanismes de contre narration que nous nous devions de mettre en exergue.

Dans cette optique, la lecture, que Said fait de l’œuvre, apporte plusieurs remarques pertinentes qui aujourd’hui ouvrent la voie à des lectures innovantes, avec des perspectives de significations discursives jamais imaginées auparavant. Mais alors que cette lecture situe la vision coloniale de l’Autre dans l’imaginaire de l’impérialisme de l’Occident du dix-neuvième et de la première moitié du vingtième siècle, elle suscite parfois des interrogations auxquelles, dans le cas de Camus, nous voudrions  apporter une lecture en contrepoint.

En effet, dans les travaux qu’il a consacrés à Camus, dont l’essentiel est produit de 1985 à 1989, et publiés entre 1988 et 1994[7] Said développe une idée récurrente, celle du rejet ou de la non-reconnaissance par Camus, de la légitimité de revendication d’indépendance des Algériens. Il fonde ce constat sur une citation qui dans les premiers articles est tronquée, et qui ne sera reprise intégralement que dans l’ouvrage  Culture and Imperialism (1994), citation qui mériterait une attention plus approfondie, dans la mesure où lui-même apporte la contradiction à son propos.

Il atteste que Camus  a nié…l’existence d’une nation algérienne (2008 :409) dans le premier article publié en 1988, et il réitère le même constat dans un autre article publié en 1991 Camus a explicitement dit…qu’il n’y avait pas de nation musulmane algérienne. (2008 :507). Ce ne sera que dans l’ouvrage qu’il  exposera l’essentiel de sa réflexion sur Camus et où il donnera la citation dans sa version complétée … actuellement, les Arabes ne forment pas à eux seuls toute l’Algérie. L’importance et l’ancienneté du peuplement  français, en particulier, suffisent à créer un problème qui ne peut se comparer à rien d’autre dans l’histoire. Les Français d’Algérie sont, eux aussi, et au sens fort du terme, des indigènes (1994 :216).

 Nous voyons donc que Camus ne fait rien d’autre qu’avertir d’une pensée nationaliste identitaire monolithique et exclusive, comme Fanon et Césaire, dont Said cite les propos … qu’ils abandonnent les idées fixes d’identité figée et définition culturellement autorisée et dont lui-même conviendra  c’est pourquoi le nationalisme, en dépit de sa nécessité flagrante, est également l’ennemi. (2008 :410) Dans la seconde publication, Said expose ce danger ainsi  On trouve de part et d’autre une sorte de concept supranational – celui de l’Occident aux Etats Unis, et des Arabes ou de l’Islam dans des pays comme l’Algérie, la Syrie et l’Irak (chacun ayant d’importantes populations minoritaires) que l’on fait fonctionner coûte que coûte. (2008 :509)

Camus a tout simplement exprimé le point de vue qu’aucune partie de ce peuplement ne pouvait revendiquer le monopole d’une représentation culturelle exclusive de la nation. Il a en outre, clairement revendiqué son statut d’ « indigène », (terme péjorativement connoté dans son contexte), au même titre que tous ceux qui auraient été le produit de cette terre après quelques générations de durs labeurs à la connaître, à la travailler et à s’y adapter. Camus est lui aussi victime de cette colonisation, quand il revendique la même communauté de devenir  avec cet autre indigène algérien, façonné par cette même terre, qu’il appelle patrie de chair  par rapport à la France, où son père mourra pendant la première guerre mondiale (2000 :212). Il identifiera clairement à la veille de sa mort, son « algérianité », dans son roman autobiographique :

 A part nous, vous savez ceux qui sont seuls à pouvoir le comprendre ?

- les Arabes.

- tout juste. On est fait pour s’entendre. Aussi bêtes et brutes que nous, mais le même sang d’homme (2.000 :199).

Said en est bien averti de nous inquiéter de l’instrumentalisation hégémonique des langues L’impérialisme de l’Occident et les nationalismes du Tiers monde se nourrissent l’un de l’autre (1994 : XXVII). Dés lors, ne sommes nous pas en train de faire un procès d’intention à Camus, à défaut d’une mise en accusation de la langue qu’il utilise ? N’est-ce pas là le lieu des polémiques sans fin qui ont accompagné l’évolution de la littérature algérienne et de son lectorat de langue française,  depuis l’indépendance ?

Le fait d’avoir partagé, participé et pris position dans les événements qui ont marqué la naissance de la nation algérienne, semble avoir amené, certains de nos contemporains algériens, à s’ériger en juge de l’homme nobélisé au service d’une cause, créditant l’approche de l’institution critique française, qui a occulté l’énoncé Algérie, en s’y engouffrant et en extrapolant sur le narrateur/locuteur, tout en faisant l’impasse sur l’œuvre de l’auteur/sujet parlant. Il nous semble qu’il y a plus de vérité dans une œuvre, que dans l’expression d’un vécu de conjoncture, éphémère, quand bien même, il serait celui d’une conférence de presse.

La première est immanente et institutionnalisée par l’adhésion de son immense public, elle découle d’une reconnaissance macro-discursive  ne serait-ce que par sa traduction dans presque toutes les langues de la planète et qui en font un patrimoine de l’humanité. La seconde est ponctuelle et relève du souvenir anecdotique, qu’il s’agirait de contextualiser dans son cadre oral, donc micro discursif, sans effet majeur sur le message de l’homme de lettres même s’il est admis, qu’il y a toujours un rapport de causalité autobiographique entre le locuteur / narrateur et le sujet parlant/auteur.

Le lectorat algérien, aujourd’hui certes linguistiquement périphérique, inscrit dans un processus de ‘secondarisation’ du français, s’est senti frustré, abandonné, sans voix pour porter son drame, celui de son statut de colonisé, silence certes, non pas celui de Camus, mais celui d’un détournement et du monopole de la lecture d’une œuvre, par rapport à laquelle nous n’avons pas su amorcer une rupture épistémologique, n’ayant pas nous mêmes notre propre tradition de critique littéraire. De fait ce lectorat partage avec Camus, les affres de l’exclusion, l’un par le silence/« absence » sur sa cause et l’autre par le silence/« négation »de son lieu géographique sans devenir.

Ce lectorat a occulté une vérité macro discursive pour une vérité anecdotique micro discursive, de par la confusion des genres induite par une prise en charge des fonctions de l’institution critique, par un support communicationnel de masse, la presse écrite en français, après l’indépendance[8]. Ce rapport réduisant une vie de création continue à un incident du vécu de l’individu n’a été possible que par la substitution d’une fonction de vulgarisation, celle de la presse à grand public, à celle d’une fonction didactique et pédagogique.

En effet, certains de ces articles sont souvent signés par des auteurs, qui s’identifient comme « universitaire » et produisent des textes avec renvoi de notes et forces références bibliographiques, qui les parent de la forme méthodique et de la sentence académique, mais sans structure interne, sans ligne de cohérence dans l’argumentation, et souvent truffés de propos à caractère pamphlétaire ou à valeur de témoignage. Publiés dans des quotidiens à grand tirage (pour certains d’entre eux à plus de cent milles exemplaires), ils s’adressent à un lectorat non initié au fait littéraire, mais qui constitue une opinion qui s’impose, petit à petit, comme un postulat. Ainsi, ces opinions dérivent vers une semi-officialité teintée de rigueur car n’ayant pas de propositions alternatives bénéficiant du crédit de la méthode, et se dotent de l’apparence de la sentence,  tendant à s’établir en tant que vérités axiomatiques.

Si leur rôle d’énonciateurs institutionnalisés, en tant que partenaires du débat, au titre de leur légitimité professionnelle (journaliste, écrivain, critique reconnu, etc.) et/ou historique (figure médiatique de la scène politique) est recevable, ils ne peuvent en aucun cas se substituer à l’autorité académique, seule instance habilitée à se prononcer ès qualité sur la littérarité de l’œuvre, par tradition. Ceci ne signifie pas qu’il n’y a pas de volonté pour le souci de l’argumentation ainsi que celui de la rigueur, on les retrouve dans certaines revues et ouvrages, à diffusion restreinte à de petits cercles de professionnels et académiques, qui n’ont aucune audience auprès du grand public. De fait, dans ces revues, la posture d’objectivité est considérée comme une tare quand elle n’est pas affublée de la subjectivité idéologique, et de surcroît, ses références sont affligées du doute et du mépris associés aux sciences sociales et humaines en particulier, compte tenu du statut qui leur est fait et du sentiment d’inutilité qui caractérise parfois les savoirs en général dans cette société. Ces articles ‘de masse’ brouillent les catégories de l’édition, déstabilisent les sources d’information des savoirs institutionnalisés dans un cadre normalisé, qui doivent contribuer à l'évolution de la connaissance, et fissurent des brèches de désinformation dans le monde de la publication, dans lesquelles s’engouffrent des volontés d’usurpation et d’imposture à prétentions intellectuelles.

Pour rendre l’homme à la vérité ontologique de son œuvre, il faudrait peut-être relire Camus à la lumière de ses écrits, c’est-à-dire retourner à la source, mais dans le cadre d’une prise en charge officielle de toute son œuvre par des cursus qui lui reconnaîtraient, cette capacité à dire une partie de nous-mêmes, une partie d’une histoire partagée par cet Autre.

Nous sommes conscient aujourd’hui, que l’histoire d’une nation n’est jamais coextensive de l’histoire des communautés qui la constituent, et ce plus particulièrement dans le cas des pays qui ont subit une colonisation. Ce constat est d’autant plus pertinent pour les langues parlées en leur sein. Réduire l’auteur à une communauté du simple fait qu’il en partage la langue, c’est ignorer les rapports sémantiques contraignants et parfois conflictuels qui déterminent tout individu dans sa liberté à exprimer son espace de vie. Le réduire au devenir de cette même communauté, ou les deux à la fois, la langue et son devenir, peut mener à des schémas erronés ou à des a priori non fondés sur la réception d’une œuvre, à partir uniquement de la langue qui l’exprime, le français (le dire), ou le lieu et le temps qu’elle raconte, l’Algérie (le-dit). La juxtaposition de l’espace de la langue (code de l’énoncé) à l’espace de la narration (chronotope de l’énonciation) peut mettre en porte à faux le propos du roman, dans ce cas supposé mettre en équation un individu tiraillé par ces deux espaces, et qui réifie à son insu, le lieu du conflit si nécessaire à toute intrigue.

Si le débat sur la pseudo « algérianité » de Camus se limite à une incompréhension ou à un conflit de langue parce que la manifestation de ce conflit est une œuvre littéraire, voire un manifeste autobiographique, dont on aura reconnu  que l’universalité du code, le français, mais non pas la réalité algérienne occultée qu’il racontait, alors Camus restera incompris, voire même le fils maudit des deux communautés qui se le disputent et qui en même temps ne le prennent qu’en partie, jamais dans son entièreté.

Cet enracinement est particulier à ce pourtour de la Méditerranée, inintelligible ailleurs comme le dit Said (1994 :23). Camus appartient aux deux rives, il en est la quintessence, réduire son parcours à son statut d’écrivain, serait aussi ignorer le destin de l’homme, c’est-à-dire un épiphénomène dans la tourmente de l’histoire des colonisations de peuplements en général, et celle de l’Algérie en particulier, récits de contacts culturels violents et hégémoniques.

Des exemples certainement beaucoup plus tragiques de par les mutilations humaines qu’ils ont entraînées, nous montrent que dans de tels contextes, l’écrivain n’est pas qu’un producteur de sens verbal par l’écrit, mais aussi un bioélément de son environnement, que l’on retrouve dans le discours qui contribue à la fabrication de son histoire et de l’homme qu’elle façonne dans ces conditions[9].

Certes, le discours littéraire en tant que pouvoir symbolique ne peut agir que sur les lecteurs qui adhèrent d’abord à la connaissance, ensuite à la maîtrise de la langue qui le véhicule. Un autre pouvoir est celui de l’appropriation et de l’attachement à la terre. Après quelques générations dans le même lieu, la langue finit par développer un discours du terroir local, qui dit sa part de vérité, non par rapport à la possession de cette terre, mais par rapport à des générations de lutte pour la survie de tous ceux qui partagent ce même lieu. Celui qui possède la terre, ne l’aime pas forcément, et le métayage qui existe dans toutes les cultures, en est l’évidence de sa marchandisation, qui dans ce cas l’exclut de sa prise en charge par l’histoire.

L’œuvre de cet écrivain n’est pas que littérature, s’est aussi un traité sur l’osmose organique d’un homme avec son milieu naturel, lieu dont on lui dispute la légitimité d’appartenance par le droit à l’enracinement ou au déracinement, c’est-à-dire une réduction de l’identité à la négation de l’équation espace/temps.

Allons-nous un jour : apprendre à mesurer notre « algérianité » à l’aune de celui qui aime cette terre plutôt qu’à celle de celui dont la généalogie remonte le plus loin dans le passé de ce lieu ?

Bibliographie

Bakhtin, M.M., The Dialogic Imagination, (Four essays), Austin, Ed. Holquist, University of Texas Press, 2006.

Camus, A., Le Premier homme, Paris, Gallimard (Coll. Folio), 1994.

Chaulet-Achour, C., Albert Camus et l’Algérie, Alger, éd. Barzakh, (coll. Parlons-en !), 2004.

Genette, G., Figures III, Cérès, 1996.

Genette, G., Seuils, Seuil, Paris, 2002.

Genette, G., Discours du récit, Paris, Seuil, (Coll. Essais), 2007.

Kerbrat-Orecchioni, K., L’Énonciation, (de la subjectivité dans le langage), Paris, A. Colin, 2003.

Quilliot, R., Albert Camus. Théâtre, récits, nouvelles, Bibliothèque de la Pléiade I,  et Essais, Pléiade II, Paris, Gallimard, 1ère éd. 1965, 1967 et 2005.

Said, W.E., Culture and Imperialism, London, Vintage, 1994.

Said, W.E., Reflections on Exile, Harvard Univ. Press, Cambridge, Massachusetts, 2000.

Said, W.E., Réflexions sur l’exil et autres essais, traduit de l’anglais par Woillez, C., Actes Sud, Arles, 2008.

Todd, O., Albert Camus : une vie, Paris, Gallimard, 1996.

Treil, C., L’Indifférence dans l’œuvre de Camus, (Préface d’Emmanuel Robles), Montréal, Canada, Ed. Cosmos, 1971.


Notes

[1] Dans un article précédent, nous avons étudié les mécanismes de l’écriture qui ont induit les lectures controversées de son œuvre. Voir « La métaphore camusienne : paradigme de l’étrangeté » in Insaniyat, N°43, vol.13, 2009, pp. 27 à 40.

[2] Nous citons cet article, comme échantillon symptomatique et cryptique de tout un lectorat, que nous nous proposons d’explorer.

[3] Camus, A., L’Etranger, Paris, Editions Gallimard, 1996.

[4] Quilliot R. y fait allusion dans sa présentation de L’Etranger,  En un sens, la langue de L’Etranger, serait une langue à la fois littéraire – en tant que reconstruction – et profondément populaire. (2005, 1917).

[5] « The process of assimilating real historical time and space in literature has a complicated and erratic history, as does the articulation of actual historical persons in such a time and space. We will give the name chronotope (literally, ‘time and space’) to the intrinsic connectedness of temporal and spatial relationships that are artistically expressed in literature”. (2006:84)

[6] Camus l’exprime ainsi  On ne pense que par images. Si tu veux être philosophe, écris des romans, (Les Carnets, 1938, in Quilliot, R., 2005 :1912)

[7] Le premier article est publié en 1988 dans Critical Inquiry, université de Chicago, le second en 1991 dans Transition, Duke University Press, avec d’autres communications et cours qu’il aura d’abord présentés sous formes de conférences, ils seront édités en un seul volume Reflections on Exile, (And Other Essays), par Harvard University Press, en 2.000 et 2.002. Une traduction en français, publiée par Actes Sud en 2008, sera la source de nos références à cet ouvrage pour ces articles, et à Culture and Imperialism (1994), pour les remarques qu’il consacre à Camus des pages 204 à 229 et qu’il intitule « Camus and the French Imperial Experience ».

[8] Il s’agit de treize quotidiens régionaux et/ou nationaux. Nous reconnaissons à cette presse, son rôle unique dans le monde arabe, quand à l’avènement d’une liberté d’expression, et sa contribution en vies humaines, pour avoir maintenu un discours de contre pouvoir face à la monté de l’intégrisme dans les années quatre vingt dix.

[9] On retrouve dans l’œuvre de Faulkner (dont Camus a adapté une œuvre), cette prédominance de l’élément naturel en délire provoquant des passions et des haines, dont l’intensité est héritée de générations en générations, et où la déraison devient une norme de cette humanité en processus d’osmose ethnique. Faulkner, aussi, a été incompris, autant par la communauté blanche que par les autres minorités ethniques du Sud des Etats-Unis d’Amérique. Et il n’est pas étonnant, que ce soit J.P. Sartre qui fasse découvrir le génie de cet auteur à ses compatriotes et ensuite au monde entier, lui qui avait perçu le drame algérien, avec autant d’acuité et développer, ce que l’on peut considérer comme  une grille d’interprétations, des représentations chronotopiques des communautés déracinées du monde.

 

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