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Religion, politique et culture(s), quelle problématique de la nation ?

 N°47-48 | 2010  | Communautés, Identités et Histoire | p. 23-33 | Texte intégral 


Religion, politics, and culture(s), what problematic for the nation?

Abstract: It’s a question of taking some intuitions, hypotheses and empirical facts into account, concerning the statute of religion and more exactly Islam, in a non urban Algerian society, namely before1954, intuitions arising from on the field contact between 1923 and 1954, in the Gourara, then in the Aures and even in the Chenoua. The subject is arranged around contacts between “this” non urban religion and Badis’ reformist preaching between 1930 and 1950, which comes from the town, even if it is carried locally by traditional local actors. The subject next considers the effects of these encounters which are present nowadays in the years after independence.

Keywords : Local reforms - nation and religion - cultures and local tongues - clerical political bodies.


Fanny COLONNA :  Socio-anthropologue, Directrice de Recherche émérite au CNRS, Paris. 


 « Chebbah Mekki l’Aurasien dit : au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux, la prière et le salut soit sur notre seigneur Mohammed… ». Ainsi prélude, en dictant à Abdelhamid Benzine, au début des années 80, le récit de sa vie, ce militant communiste, membre de l’Étoile Nord Africaine de la première heure, mais aussi de l’Association des Oulémas, né en 1894 et  mort en 1988, personnage très haut en couleurs, dramaturge autodidacte et ami de Redha Houhou, avant de préciser qu’il avait appris le Coran dans les « katatib» de l’Aurès. Et, apparemment, son scripteur n’a pas souhaité censurer cet incipit surprenant !

Dans cette contribution, je voudrais rendre compte de quelques intuitions, hypothèses et constats empiriques qui sont les miens, à propos du statut de la religion et plus précisément de l’islam, dans la société algérienne  non urbaine, dira-t-on avant 1954. Des intuitions qui n’ont  pas perdu leur validité au contact du terrain entre 1973 et 1995, au Gourara puis dans l’Aurès, voire au Chénoua. J’ai ordonné ce propos pour l’essentiel, autour de la rencontre, dans les  années 1930 à 50, entre « cette » religion – celle qui n’est pas « des villes », pour dire très vite, et la prédication réformiste badisienne qui, elle, vient de la ville, même si elle est portée localement par des acteurs de tradition locale. Pour ensuite aborder les effets de cette rencontre, qui étaient tout à fait présents dans le présent des années post indépendance, et qui le sont, semble-t-il,  paradoxalement encore aujourd’hui.

Cadrer ainsi mon propos peut paraître à première vue légèrement décalé par rapport à l’axe du titre proposé, Religion, politique et culture(s), quelle problématique de la Nation ? pour une raison simple, c’est que durant ce quart de siècle, la problématique de la Nation, si elle est bien présente chez quelques acteurs exceptionnels  par exemple quelqu’un comme Chébah Mekki, paraît être encore en gestation dans les zones non urbaines. Certes les Réformistes vont accélérer cette gestation ici ou là, en particulier dans le local que je connais le moins mal, l’Aurès ; certes il existait des cellules du Parti Communiste Algérien (PCA), des membres de la Fédération des Élus, des Udmistes enfin, dans beaucoup des petites localités ourlant les zones montagneuses ou steppiques ; enfin nul ne pouvait ignorer dans certains villages, la présence « d’artisans étrangers » qui étaient simplement des militants du PPA assignés à résidence loin de chez eux.  Le salariat agricole, les mines etc., et même un début d’émigration en Europe, tout cela existait. Était en train de  prendre  comme une pâte qui lève, mais ma thèse est que c’est justement cette diversité qui explique à ce moment, l’omniprésence du cadre  conceptuel, on peut le dire, de la religion, pour penser le monde. Et  peut- être même est-ce encore le cas aujourd’hui ?  Durant mes années de terrain, un wali à Batna ne me disait-il pas : « Ce qu’il y a de bien ici, c’est que tout commence par bismi-allah » !

Il faut aussi dire que ma cible, dans les années 70,  n’était pas la problématique de la Nation mais bien celle du déracinement, qui faisait des ravages dans l’intelligentsia post-indépendance et la bureaucratie d’État, aussi bien centrale que locale, et avait infesté jusqu’aux « Chartes nationales » successives de 1964 à 1977. De plusieurs façons, cette manière de voir faisait tout bonnement écran à une compréhension empathique et réaliste de la vie villageoise. Il fallait, en effet, tenter de comprendre par quels moyens les gens avaient réagi, et non pas seulement comment ils avaient été dépossédés.

1. Religion et société(s) 

Quelques traits pour décrire sommairement n’importe quelle région de l’intérieur du pays et en tout cas, un bon tiers du territoire, l’Est, pendant le quart de siècle ici considéré (1930-54) :  

- un passé récent d’insurrections, aux conséquences toutes désastreuses ;

-  …suivies du séquestre de centaines d’hectares de terres collectives.

- un code discriminatoire, celui de l’Indigénat ;

- une organisation administrative en douars, qui tente de briser les tribus sans y parvenir ;

- le système des Communes mixtes, idem ;

- la présence locale de l’écriture, du kuttab et de réseaux confrériques relativement denses ;

- au contraire, une très faible scolarisation républicaine à la française ;

- des tentatives de missions chrétiennes,  sans suite, sauf en Kabylie ;

- un peuplement européen faible, 3 pour cent dans l’Est, très mélangé néo-français, aggloméré en villages le long des routes carrossables, plus une ou deux villes de garnison ici ou là, d’où :

Très peu donc de contacts « individuels » locaux avec « l’altérité culturelle », et donc les modèles que propose l’encadrement administratif mis en balance avec tout ce qui a été perdu, la terre, des centaine de vies, la dignité,  ne peut que susciter le refus.

 Quid par exemple de la conscription ? Elle n’est proposée qu’en temps de guerre et donc s’apparente à une immolation. L’émigration ouvrière en Europe ? Rare encore à cette époque. Et pourtant des individualités fortes vont en émerger. Des exceptions qui deviendront des entraîneurs. Tous ces traits, en se cumulant, démultipliaient leurs effets, ont eu « un impact direct sur la religiosité et sur l’encadrement religieux lui-même ». On peut en résumer les effets en disant qu’à partir de 1880, la réaction linguistique et religieuse, parallèlement à la réaction micro-fondiaire (la thésaurisation de la parcelle, Nouschi 1962) vont devenir la stratégie dominante. La terre et la religion (Colonna 1995) sont la force de cette résistance ; la clef de ce système est le kuttab, un phénomène auquel on n’a pas encore accordé l’importance qu’il mérite  (Colonna 1992). Sur le terrain aurasien, on peut ajouter que le contrôle quasi invisible des clercs, eux-mêmes sous surveillance coloniale pourtant, y est complètement prégnant, selon les témoignages des Pères Blancs  et dissuade toute conversion (Colonna 2010) ; la connaissance de l’arabe, les liens avec les grandes « zawaya » sahariennes et tunisiennes du Sud permettent la circulation vers l’Est, sur la route du Pèlerinage et aussi un début de liens vers le Nord, surtout  la ville de Constantine.

2. Le changement religieux, panorama et chronologie 

Si le « kuttab », lieu de la « reproduction simple », constitue la charpente du « toit » religieux, le changement, les portes et fenêtres, pour filer la métaphore gellnérienne, reposent, comme c’est traditionnel dans l’islam, sur d’autres dispositifs. Prenant comme point de départ la dernière insurrection religieuse de l’Aurès, 1879, on peut observer, au moins quatre modes, « concomitants ou successifs », de production des lettrés et de la légitimité religieuse :

- Le voyage, la « rihla » au long cours, qui pouvait durer 20 ans ! Des cercles très larges qui incluent la Mecque, le Caire,  parfois Istanbul. Une technique séculaire.

- Le grand rituel pan-régional : actif dans les années 30, amputé vers 1950, clandestin dans les années 70 (Colonna 1995).On en trouve des exemples ailleurs, par exemple, selon des témoignages oraux, dans la région de Mostaganem. Également au Maroc, le cycle des Regraga. Plusieurs fonctions sont remplies là, dont l’entretien des liens intertribaux, de l’unité de la région comme telle, de la profondeur historique de la culture locale qui inclut l’avant- islam, en liens avec l’identité berbère mais sans emphase particulière, enfin la dimension carnavalesque et charnelle du religieux. Tout ce pourquoi les gens se disent awrassi.

De la transmission se passe là, de l’identité se résume et  quoiqu’on en dise, c’est aussi profondément islamique, religieux, et non magique,  et cela se dit en arabe, la vraie langue de culture.

-  Une percée centrifuge des itinéraires éducatifs s’opère vers le nord et les villes européanisées, voire l’Europe. Ce sont, au début du XXe siècle, des condisciples de Ben Badis et les premiers médersiens, des profils comme celui d’Amar Nezzal (Basset 1961), du Cheikh Zerdoumi, de  Malek Bennabi, une percée qui produit une modernité importante mais timide, consensuelle et défensive.

- Et rapidement,  le mouvement inverse, un reflux centripète, vers l’intérieur, de type missionnaire, celui des disciples et élèves de Ben Badis, dès les  années 1930/40. Là, un basculement. Le rejet de la culture locale qu’ils vont pratiquer parfois assez brutalement, comme c’est le cas dans l’Aurès,  n’est pourtant pas un destin.  On le voit en comparant au Maroc, par exemple Mokhtar Es–Soussi (Boukous, 1998) et Si Amor Derdour dans l’Aurès, son contemporain, tous deux clercs « aristocrates » lettrés dans une société berbérophone, l’un féru de culture berbère haute et populaire, l’autre réformateur, voire censeur au sens fort, de sa propre culture maternelle.

L’examen attentif des trajectoires individuelles des personnages  en présence alors sur le terrain (Colonna 1995),  qui méritent plusieurs fois le nom de personnages plutôt que celui un peu déshumanisant  d’acteurs, montre, à titre d’exemple, la diversité et la complexité des profils et des systèmes de pensée qui peuvent se trouver « ensemble » dans un espace aussi restreint et relativement isolé : perpétuation du système confrérique, en particulier dans ses différences complémentaires entre elles, survivance clandestine du rituel intertribal, lettrés salafistes sur la réserve,  respectueux de la croyance populaire, médersiens rationalistes mais amoureux de la langue et de la culture locale (Lacheraf 1998).

Ainsi, Biskra reste un foyer intellectuel vivant, directement relié à l’Orient. Il s’y produit des lettrés atypiques comme le Cheikh El-Okbi, Redha Houhou, ou le Cheikh Zerdoumi. Les médersiens mêmes, sont loin d’être conformes à ce que le pouvoir attend d’eux, exemple Amar Nezzal, l’informateur talentueux et non conformiste de Basset.

Sans compter, hors de la sphère religieuse, bien que l’école républicaine intervienne très peu, mais tout de même un peu, l’émergence à partir de 1934 (Einaudi 1999) d’un militantisme communiste de croyants en rapport non seulement avec le travail salarié et l’émigration mais avec la présence d’instituteurs voire de médecins européens, communistes, eux aussi. Einaudi dans son livre sur Laban donne un raccourci saisissant sur Biskra et la région à ce sujet : se fondant sur le témoignage de Maurice Laban, de Chébah Mekki et d’Amar Ouzegane, il décrit des militants du PCA local comme  allant à la mosquée, faisant la prière mais « considérant les communistes comme les meilleurs défenseurs de pauvres », manifestant pour faire rouvrir une mosquée fermée par l’autorité, au nom de la liberté de culte. Il parle aussi d’un « groupe » communiste près de Touggourt, dirigé par un imam, et de cellules commençant et clôturant leurs réunions par la prière. Je crois savoir que cela exista plus tard aussi au PPA, à  partir de 1937- 47 où on note l’irruption des premières cellules du PPA de Messali Hadj, surtout des anciens militaires et émigrés. Enfin, de plusieurs informateurs différents, on sait que Benboulaid, lui-même PPA, prêchait assez souvent à la mosquée. Mais par ailleurs, et ceci ne semble pas avoir empêché cela, il est certain qu’il avait demandé à deux reprises à Maurice Laban, communiste, ex-lieutenant des Brigades internationales de la Guerre d’Espagne, d’être son second militaire durant la Guerre de libération, ce que le PCA aurait refusé. Laban est mort au maquis aux côtés de Maillot, loin de  son Aurès natal, dans l’Ouarsenis, en juin 1956. 

Donc pour résumer, un climat politique très complexe, parfois concurrentiel, et le plus souvent dialoguant.

3. Retour analytique sur cette rencontre entre « deux religions ». Arrière-fond idéologico-religieux et cognitif

Cependant, dans la sphère religieuse, pour l’Aurès comme ailleurs, c’est finalement le modèle badisien qui va l’emporter. En témoigne un excellent article sur la stratégie culturelle et religieuse des Badisiens (El -El Korso 1988) qui détaille en clair la stratégie propre de l’AOMA (Association des Oulémas musulmans d’Algérie) comme formation, comme parti politique en fait. En simplifiant énormément, on peut dire que les Badisiens choisissent pour « espace d’intervention » le terrain indissociablement culturel et religieux. Assimilant fortement l’un à l’autre, ils préconisent d’ « appréhender le culturel comme un ensemble indissociable du social et du politique » ; ils décident de « faire du nouveau en partant de l’ancien », c’est là le principe même du Salafisme, au prix de quelques « permutations » dans le dispositif traditionnel : promouvoir le nadi (cercle), « comme un espace où la langue arabe est chez elle », mais aussi diffusant des thèmes  religieux, établissant un lien entre les deux ; « subordonner la mosquée » à la madrasa, qui devient un élément central, en y introduisant des programmes nationaux et gradués (sur le modèle de l’enseignement républicain), convertissant quand c’est possible « les familles et les organisations cléricales d’obédience confrérique, créant une presse » conforme à leurs objectifs et finalement, visant à modifier complètement le paysage culturel en influençant tous les dispositifs d’action de toutes les autres formations politiques. Donc innovation, action en profondeur et tâche d’huile, à la fois.

Tout cela n’est plus nouveau puisque nous le vivons encore aujourd’hui mutatis mutandi  d’une certaine manière mais le mérite de   El Korso est de montrer comment il s’est agi véritablement d’une stratégie préméditée, laquelle a réussi.

4. L’émergence d’une nouvelle légitimité

À ce point de l’exposé  il faut pourtant revenir maintenant sur l’exemple de l’Aurès, d’ailleurs largement transposable, car, localement surtout, l’émergence d’une nouvelle légitimité religieuse et donc politique, incarnée par le courant réformiste,  pour le dire très vite, s’est passée de mille manières différentes. Et pour comprendre « le comment », il faut tenir compte de dimensions chaque fois spécifiques. En effet, seul le grossissement sur le  local permet de repérer les possibles qui n’ont pas eu lieu, ainsi de la complexité décrite ci-dessus, et aussi le prix du changement, c'est-à-dire ce qui a été détruit, fusse provisoirement.  

Donc, dans l’Aurès, il y eut bien des résistances au changement proposé par les Réformistes mais elles resteront individuelles : celle du Cheikh Zerdoumi (communication orale à propos de son fameux pamphlet) ;  celle d’un membre de la famille Derdour qui va installer une zawiya à Lambèse et qui était l’ami et le protecteur de certains Européens (Colonna 2010). Il convient de questionner cette « radicalisation ».

L’arrivée du Réformisme, en 1936-37 se produit en effet sur « le mode éruptif », et activiste, à travers des actions spectaculaires, la mobilisation de « brigades de moralisation » de jeunes gens armés,  d’abord dans la vallée la plus riche, celle de l’Oued Abdi. Les leaders en sont des fils de lignages cléricaux (maraboutiques) qui  ont été instruits à Constantine, par Ben Badis lui-même, comme décrit plus haut. Ils se présentent ouvertement sur le devant de la scène. Ce n’est pas une action clandestine comme celle du  PPA plus tard. Ainsi, faisant du nouveau avec l’ancien, suivant la consigne, ils s’appuient sur tous les « media » énumérés plus haut, « nawadi, madaris, familles maraboutiques » locales, etc. Mais surtout sur une tradition régionale  évoquée plus haut, de pratique indiscutée du contrôle clérical en matière religieuse et politique (Colonna 2010). L’islah  finira alors par être vu comme une variante du contrôle traditionnel des clercs. Il est en fait bien davantage, car il s’accompagne d’une innovation spectaculaire, à savoir :

Une véritable répression des pratiques religieuses et familiales, à propos des enterrements, des mariages, des pèlerinages aux saints, de la musique même, de tout ce qui faisait en somme le style de la vie quotidienne et de la religiosité locales, parfaitement tolérée par la cléricature traditionnelle, qui y était intimement associée (Gellner 1981). Décrétant, comme le dit El Korso  de « ce qui est musulman et ne l’est pas, ce qui est de l’islam et ne l’est pas », sous couvert d’une « lutte contre l’ignorance », terme qui pour eux résume la culture locale elle-même. Stratégie bien téméraire envers une culture largement dionysiaque où les femmes jouissent d’une bien plus grande liberté qu’ailleurs et où « le statut de courtisane »  par exemple était tout à fait reconnu, spécialement dans les vallées souches de la nouvelle prédication.

Une stratégie qui met en cause des pans entiers de l’identité berbère locale et spécialement « la langue ». Curieusement, pour autant qu’un membre extérieur à la société comme moi puisse s’autoriser à le dire plusieurs décennies après les faits, l’identité locale n’en sembla pas atteinte, la vitalité et la pratique de la langue vernaculaire non plus. Pas de problème avec le côté hégémonique de l’arabe, comme c’est bien le cas en Kabylie car depuis des siècles, l’arabe est la langue de culture, d’écriture et de communication externe de la région, un peu sur le mode du français en Kabylie depuis plus d’un siècle maintenant. Non, « c’est le rapport à la norme qui a changé. On reste soi, de manière têtue et/ou provocante, mais surtout honteuse. Sachant que ce n’est pas complètement licite ». Le Réformisme incarne désormais cette norme et surtout « sa centralité ». Mais celle-ci a un prix énorme.

En effet, un des effets inattendus des liens que les scripturaires  nouèrent plus tard, durant la Guerre de libération, avec les  acteurs de la Révolution, fut l’instauration d’une religion d’Etat et « de clercs d’Etat »,  aussi bien au centre que localement. Au déni de la tradition coranique et de la séparation  exigible entre religion et  pouvoir, et donc la perte de la position d’extériorité sociale exigible des Oulémas. De l’errance et de la pauvreté qui permettaient de dire le Bien et le Mal dans ce Monde et dans l’Autre, laissant vide une place dans laquelle s’est engouffré l’islamisme.

Par ailleurs, cette histoire culturelle régionale si particulière a produit un paysage intellectuel très singulier et comme orphelin qui perdure aujourd’hui.  Alors que cette région a tout pour produire les meilleurs bilingues ou trilingues d’Algérie, on y trouve très peu de travaux sur les langues locales, très peu d’éditions régionales, une prosopographie (identification des grands hommes) balbutiante cantonnée sur Internet, très peu d’histoire locale religieuse (ainsi que j’ai pu le constater en assistant au Séminaire de la Pensée islamique de Batna en 1980 ), aucune recherche connue sur une éventuelle poésie d’auteurs ancienne ou moderne, arabophone ou berbérophone, toutes choses qui fleurissent en Kabylie depuis un siècle. Toute la créativité, qui est loin d’être inexistante, se situe en Europe  ou en marge de l’université : il n’y a pas à Batna ou ailleurs, de département de langues et cultures berbères, malgré des annonces renouvelées chaque année, autrement dit en marge de la légitimité nationale et étatique. Or pour désenclaver ce phénomène, qui n’est pas du tout propre à l’Aurès mais concerne un grand nombre de régions moins urbanisées du pays, il faudrait une forte et transparente volonté de l’Etat. Pour l’instant, n’existe donc que la Nation que l’État veut bien autoriser… en souhaitant surtout qu’elle ne pense pas trop.

Certes, on aura gagné une ou plusieurs dimensions, un nouveau vocabulaire, un sens nouveau aux mots « watan, jensiyya, qawmiyya ». Des mots parfois exotiques, mis (en arabe classique)  sur un rêve qui s’est réalisé, l’Indépendance, la fin de la sujétion, chèrement payée ici. Cela suffit-il pour rendre sensible une nation ? Probablement, c’est ce que pensait Gellner. Mais quels sont alors le contenu et les limites de cette entité ?  

On peut bien sûr donner une version distancée et positive de cette histoire particulière du religieux, comme le fait Gellner  dans une belle page de « Nations et nationalisme » (Gellner 1989,voir p.110 et p. 199) montrant comment en Algérie, pays qu’il visita à plusieurs reprises et auquel il s’intéressa très directement, l’islam avait successivement permis l’idée d’une nation comme objectif de l’ensemble de tous les dépossédés adeptes  d’une même foi, puis, pour assurer le rôle diacritique de définition de cette nation, « se transformer complètement » :  « les lieux saints avaient défini les tribus et leurs limites, le scripturalisme pouvait définir une nation et il le fit ».

« Mais voilà, ce constat nous laisse au milieu du gué » (car les conseilleurs ne sont pas les payeurs) ! Qu’arriva-t-il ensuite ? Car tous les scripturalismes ne se ressemblent pas (et Gellner ici pense au Protestantisme européen, pour lui l’un des pères des nations européennes, en quoi il est là profondément wébérien, s’il est durkheimien par la segmentarité et dans les deux cas, cela l’égare !). Or il se trouve que le scripturalisme de l’Islah algérien, déjà particulièrement discriminant et puriste, s’est conjugué en Algérie avec l’anti-intellectualisme populiste de la tradition prolétarienne de l’Etoile et du PPA/FLN.

Sans s’attarder sur « l’obsession théologique de l’unité » dans l’édifice intellectuel des théoriciens algériens (Benkheira,1999) dont le signe le plus connu est la relégation du Fiqh (Mérad 1967), ni sur la condamnation de tout ce qui pourrait  évoquer « la différence et la division », c'est-à-dire les différentes écoles de pensée théologiques, il faut surtout insister sur « la marginalisation du particulier et du local » qui  stérilisa si longtemps la culture et l’Université  post-indépendance, hypothéquant gravement et durablement (jusqu’en 1981 au moins) le développement des Sciences sociales. Il n’y eut pas seulement une histoire officielle mais aussi une Science sociale licite !

On peut donc vraiment soutenir qu’il y a un lien fort entre cette obsession de l’Unité, en fait de l’uniformité, et l’impossibilité d’un intellectuel critique dans la société algérienne post-indépendance. Et que cette impossibilité prend sa source d’abord dans la négation de la diversité religieuse, puis ensuite culturelle, sociale, géographique, anthropologique, du pays, subsumée par la mise hors-la-loi, justement, de l’Anthropologie. Le problème est, quand cet interdit est levé, que les étudiants n’ont pas grand-chose en tête pour penser la différence ! Le décrassage est laborieux et durera encore un moment.

Il était très important me semble-t-il, de rendre historicisable et donc de montrer comme non fatal  le développement de l’unanimisme et celui de la pensée unique : en considérant la complexité sociale et politique des « avants » proches (Années 30) et lointains (XIXe). Ce qui est aussi une manière de signaler les sentiers de ce qui n’a pas eu lieu, de suggérer, contrairement au positivisme des approches macro-sociales, que des noms propres pourraient être mis sur chacune des voies non empruntées c'est-à-dire de souligner l’importance des « acteurs », spécialement en temps de guerre où il faut savoir penser vite. Faudrait-il ne pas parler ce qui aurait pu se passer  et qui s’est « parfois » passé ? Par exemple, ne pas dire que, peut-être, le système socio-religieux local (car c’est un tout) était capable de se survivre et de mobiliser en même temps les gens contre l’occupant, tout en acceptant, voire en cultivant, sa diversité proprement religieuse,  celle des Extatiques, eux- mêmes divisés, et celle qui les opposait aux  Salafistes ? Cela n’aurait-il pas rendu les gens plus aptes à  accepter la diversité humaine exogène, et pourquoi pas, en ouvrant plus largement leur nouvelle nation aux non musulmans de bonne volonté, puisque cela s’est produit parfois ?

 C’est pourquoi je me surprends finalement à partager, à mon propre étonnement, et à quelque nuance historique près, cette idée de Gellner : le nationalisme n’est pas le destin du genre humain, « une destinée politique naturelle » et la condition de son épanouissement , il est seulement lié à un certain stade historique de sa maturation ; « Ce qui existe, écrit Gellner, ce sont des cultures, souvent groupées de manière subtiles qui se fondent l’une dans l’autre, qui se chevauchent et s’entremêlent ; et il existe, généralement mais pas toujours, des unités politiques de toutes tailles et de toute formes » (Gellner 1989).

Références évoquées dans le texte, par ordre d’occurrence

Chebah, Mekki, Mudakirat monadil Awrassi, Mtba’at al-Katib, Alger, 1982.

Nouschi, André,  La naissance du nationalisme algérien, 1914-1954, Paris, Minuit, 1962.

Colonna, Fanny, Les versets de l’invincibilité, Paris, Presses de Sciences Po,  1995.

Colonna, Fanny, « Invisibles défenses » in Pratiques et résistance culturelles au Maghreb sd de N. Sraieb, Paris/ Marseille, Editions du CNRS, 1992, pp.29-53.

Colonna, Fanny, Le meunier, les moines et le bandit, Arles, Actes Sud- Sindbad, 2010.

Basset, André, Textes berbères de l’Aurès, Paris, Adrien Maisonneuve, 1961.

Boukous, Ahmed, « Mohammed Mokhtar Soussi, Figure emblématique de la différence », in  Naqd, Revue d’études et de critique sociale (intellectuels et pouvoirs au Maghreb. Itinéraires pluriels), N° 11, Printemps 1998.

Lacheraf, Mostéfa, Des noms et des lieux, Alger, Éditions Casbah, 1998 ; Einaudi Jean-Luc, Un Algérien, Maurice Laban, Paris, Le Cherche- Midi, 1999.

El Korso, Mohamed, « Structures islahistes  et dynamique culturelle dans le mouvement national algérien, 1931-1954 » in Lettrés, intellectuels et militants, Carlier, Colonna, Djeghloul et El Korso, (Sous la direction de) Oran, URASC, 1988.

Gellner, Ernest, Muslim society, Cambridge, Cambridge University Press, 1981.

Gellner, Ernest, Nations et nationalisme, Paris, Payot, 1989.

Benkheira, Mohamed-Hocine, « La pensée divise : à propos de Bachir Ibrahimi et de la censure dans l’islam » in Revue maghrébine d’études politiques et religieuses, Alger, 1988, pp. 22-59.

Merad, Ali, Le Réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940, Paris, La Haye, Mouton, 1967.


Note

* Ce texte  résume l’essentiel de mon intervention  au Forum d’El Watan, jeudi 28 Mai 2009, séance à laquelle participait également l’historien britannique James McDougall. 

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