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Violence et rente urbaines : quelques réflexions critiques sur la ville algérienne d’aujourd’hui

Insaniyat N°57-58| 2012 | Algérie 50 ans après l’indépendance (1962-2012) permanences et changements | p.57-72 | Texte intégral 


Urban violence and annuities: some critical reflections on today’s Algerian town

Abstract: This contribution tries to interpret the real meaning and not to fantasize the urban riots recurrently observed in Algeria for more than twenty years. Through an analysis of some conceptual impasses developed by some authors, and a historical and sociological context of broader socio-political context in which these social movements unfold, it is shown how these later fit into the logic of capturing urban rents as derived from oil revenues  distributed widely by the political power in its strategy to maintain the social pact heritage, guarantor of social peace, inherited forms of decolonization. There is also a wonder about a number of structural constants, such as maintaining a high level of non-recovery of housing rents distributed by the state for over fifty years. These structural constant challenges the ideological discourse on the change in distribution mechanisms largely developed, both, by the public authorities and the urban analysts. This leads to say that these riots and their recurrence merely express the situation of unachieved transition Algerian urban systems, which have proved enormous difficulty in getting out of the paradigm annuitant.

Keywords: urban riots, urban social movements, urban rent, oil revenues,heritage covenant, Algeria.


Madani SAFAR ZITOUN: Université d'Alger 2, 16000, Alger, Algérie.
Centre de Recherche en Economie Appliquée pour le Développement, 16000, Alger, Algérie


Introduction

Le problème conceptuel principal qui se pose à propos de l’analyse des diverses formes de violence urbaine, dans toutes leurs formes et modalités d’expression, est sans conteste celui relatif à la portée « subversive » de ces mouvements pour l’ordre social, dans le sens où ces derniers seraient porteurs de demandes, revendications et aspirations au changement social. Si l’on part, en effet, d’un certain nombre de conceptions normatives procédant d’une vision utopique et lisse du fonctionnement social et de la « paix » civile, on aurait tendance à verser tout ce qui procède de la dynamique, du mouvement, du conflit comme étant des facteurs de désordre et de malaise social profonds. Ces conceptions pathologisantes du social se retrouvent hélas, non seulement, dans les discours du « sens commun » où tout écart de conduite par rapport à ce qui est considéré comme normal est taxé de tous les « mots » qualifiant les « maux » sociaux (Al afate al ijtimai’ya), mais aussi dans une réinterprétation caricaturale d’une vulgate sociologique légitimant « scientifiquement » ces stéréotypes et clichés.  

Chacun y va de son antienne : quand ce ne sont pas les théories de l’anomie empruntées à Durkheim qui sont convoquées pour expliquer la rupture du lien sociétal, ce sont des discours encore plus savants ressuscitant on ne sait quelle forme de solidarités « primaires » parsoniennes (familiales, parentales) perdues, en passant par la ré-exhumation de schémas explicatifs urbanisant la lutte des classes.

Dans le contexte des travaux dédiés à la réflexion sur les évolutions qu’a connues et que connaît toujours notre société depuis l’indépendance du pays, il s’agit donc pour la communauté des analystes du social, je ne dirai pas la communauté des « producteurs de discours sur le social », de faire preuve d’une certaine modestie théorique. Cette dernière passe nécessairement par la réalisation une sorte d’état rétrospectif critique de l’ensemble des approches du sociétal qui ont occupé la scène scientifique, notamment en ce qui concerne l’approche des phénomènes urbains qui à notre humble avis, s’est avérée fortement encombrée de théorisations approximatives.

Nous invitons, dans cet esprit, les lecteurs à revisiter avec nous, de la manière la plus empirique et documentée par des recherches de terrain récentes, certaines vérités et interprétations définitives et péremptoires.

1. Les mouvements sociaux urbains : des approches contrastées

L’urbanisation prolétaire et ses avatars conceptuels

Dans le texte de synthèse rédigé dans le cadre du programme FSP « Faire la ville en périphérie[1] », nous relevions un fait souligné par plusieurs auteurs selon lequel le « répertoire des actions collectives » dans les pays du Maghreb s’était diversifié et élargi à des objets de revendication plus proprement urbains que dans le passé, c’est-à-dire s’inscrivant dans ce que Castells[2] appelait les « mouvements sociaux urbains », interpellant le politique à propos de revendications de droits urbains stricto sensu. Nous soulignions à ce propos « le manque d'autorité des États du Maghreb » qui se faisait « dans l'esprit d'éviter l'affrontement qui comporte de gros risques de mettre à nu le caractère illégitime dont souffrent ces Etats » reprenant en cela les analyses faites par Signoles et Miossec dans les années 1980[3]. Ces développements ainsi que les analyses rapportées dans les travaux de terrain du programme ne permettent toutefois pas que l’on accorde à Gallissot le bénéfice de la généralisation des émeutes comme phénomène traduisant « le déplacement […] de la question sociale » au niveau de ce qu’il appelle « l'urbanisation prolétaire[4] », à moins de vouloir à tous prix, au risque d’une déformation de la réalité des faits historiques, acclimater la théorie de la lutte des classes à la sauce urbaine. Un certain nombre de nuances doivent être en effet introduites. Les premières portent sur les objets que les populations incluent dans les “répertoires des actions collectives” qui ne sont pas les mêmes selon les contextes maghrébins, caractérisés par des évolutions socio politiques divergentes. Les secondes portent sur la complexification et les divergences apparues ces dernières années dans les modalités d’intervention des Etats maghrébins dans et sur l’urbain.

Les apories de cette approche

Par delà la prise en compte de l’émeute comme l’un des moyens de revendication les plus récurrents observés dans la rue maghrébine par cet auteur, il nous semble bien, à la lecture et à l’analyse des études et travaux réalisés par les chercheurs spécialistes de l’urbain ces dix dernières années[5] qu’il semble bien qu’il faudrait mettre un certain nombre de bémols à cette généralisation.

1°) Le premier a trait à la notion même de l’urbain défendue par cette thèse : Les villes maghrébines modernes ont été construites certes autour du modèle de ville industrielle « fordiste », compactes et fonctionnelles, mais elles n’ont eu d’industriel que les référents doctrinaux. Vouloir lire dans les villes du Maghreb le passage de modes de revendications « prolétaires »observés dans les villes réellement industrielles du Nord à des modèles plus “urbains” comme révélateurs des transformations des structures sociales dans le Sud, c’est peut être aller un peu trop vite en besogne.

2°) La seconde objection tient à l’amalgame fait entre urbanisation marginale, non réglementaire et urbanisation « prolétaire » comme si les quartiers « sous intégrés » et les bidonvilles d’Algérie accueillaient exclusivement ou majoritairement des populations sinon ouvrières, du moins situées en bas de l’échelle sociale, mais surtout, des populations socialement déstructurées et marginalisées. Les nombreuses enquêtes réalisées dans différentes villes d’Algérie, notamment à Alger (Urbanis/Banque Mondiale 2004, CREAD/Ministère de l’habitat 2009, RGPH 2008, etc…), et des travaux plus fins comme ceux réalisés dans le cadre du programme PRUD 2005 à Alger et Annaba présentent des situations plus contrastées et moins caricaturales : entre 60% et 70% des ménages habitant les bidonvilles de la zone de Bouzaréah et des Eucalyptus /Baraki avaient des chefs de ménages natifs d’Alger et la proportion des ménages dont les revenus étaient en dessous du SNMG ne dépassait pas les 10%. Ces bidonvilles hébergeaient des groupes sociaux fortement structurés qui développaient des « stratégies collectives » bien rodées et efficaces du point de vue de leur portée finale et ultime : le relogement aux frais de l’Etat.

3°) Enfin et troisième bémol : les catégories sociales initiatrices des émeutes urbaines observées ces dernières années ne sont pas originaires des bidonvilles, du moins exclusivement et en « bloc », comme catégories vivant une spécificité résidentielle que l’émeute contribue à visibiliser et à médiatiser. Dans tous les cas de figure documentés, les choses se passent toujours après coup, c'est-à-dire à dire dans la foulée des opérations de relogement ou de distribution de logements initiées par l’Etat, qui drainent dans leur sillage des retombées complexes en terme de dynamiques de revendication. Que cela soit dans les opérations initiées à Oued Koriche et Diar El Kef (Bab El Oued, à Sidi Salem et Sidi Harb (Annaba), à Diar El Schems (Alger), etc.), ce sont essentiellement les populations qui s’estiment mal logées et en attente de relogement environnant qui empruntent la voie de la contestation. Et ce ne sont pas souvent les catégories les plus démunies, les plus « prolétaires » dans le sens strict du terme qui les animent. Les interviews recueillis à Djenan El Hassan (Oued Koriche) montrent et décrivent avec un luxe de détails comment les rejetons des familles de tout le quartier (souvent « bien logées » au regard de critères de confort basiques) ont construit des tentes et autres baraques pour bénéficier de la manne étatique.

Les troubles urbains comme phénomène pathologique : l’héritage encombrant de la sociologie urbaine française

L’autre approche dominante dans l’explication des « désordres urbains », dans leurs expressions individuelles, mais surtout collectives, qu’elles soient organisées ou non, découle d’une tradition sociologique héritée de la sociologie urbaine française des années 1960, accommodée à la sauce algérienne. Dans son livre La révolution urbaine, Henri Lefebvre considérait déjà, dans la foulée des travaux de P.-H. Chombart de Lauwe, lui-même légataire du patrimoine conceptuel élaboré par Durkheim et Halbwachs, que le phénomène urbain s'il relevait des méthodes descriptives empiriques et analytiques telles que celles que mettent en œuvre la géographie, la démographie, l'histoire, la psychologie, et la sociologie, gagnerait à ne pas « laisser de côté les apports du biologiste, du médecin, du psychiatre[6] ». Le médecin et le psychiatre sont en effet confrontés quotidiennement aux troubles dus aux effets de l'urbanisation sur la santé mentale et physique de la population.  C’est ce que Joseph Isaac dit quand il relève « l'existence d'une pensée de l’urbain qui le définit par ses troubles : troubles individuels dus à l’intensification de la vie nerveuse et troubles collectifs liés au déracinement et aux proximités contagieuses et séditieuses »[7]. Dans le cas précis de l'Algérie, ces conceptions ont trouvé dans les travaux de Pierre Bourdieu[8], Abdelmalek Sayad et Michel Cornaton (et même Frantz Fanon) des illustrations empiriques nombreuses qui montrent avec force détails comment les Algériens ont découvert certaines maladies suite à leur déracinement.

Cette approche de l’urbain par les pathologies qu’il génère a trouvé en Algérie, comme en France d’ailleurs, des prolongements conceptuels articulant les problématiques spatialisées à des débats plus généraux sur l’intégration sociale, et accessoirement citadine.

Mais dans tous les cas de figures, ce sont d’autres espaces « pathogènes » que les espaces de ce que Gallissot appelle « d’urbanisation prolétaire », à savoir les quartiers marginaux et les bidonvilles, qui sont désormais inclus dans l’analyse. Quand ce n’est pas la ville dans sa globalité qui exclut les nouveaux arrivants, notamment les « ruraux » taxés de comportements « déviants », ce sont les grands ensembles qui offrent un terrain favorable à l’observation de toutes les « pathologies » sociales, par une reprise pas très souvent heureuse du mythe des grands ensembles « criminogènes » d’une certaine littérature édifiante française.

Et là aussi, on retrouve des glissements conceptuels qui ne sont fondés sur aucune étude sérieuse et documentée des processus de peuplement de ces grands ensembles algériens[9], qui présentent, au contraire de leurs homologues français, des situations de mixité sociale qui génèrent d’autres configurations de rapports plus complexes. Rien de moins évident que « l’anomie » de ces grands ensembles très hétérogènes du point de vue de leur peuplement et des trajectoires urbaines des ménages qui les occupent.

À contrario même, dans une étude que nous avions réalisée sur un ensemble d’habitat construit dans les années 1980 à Alger, les champions de la transgression des normes du « bien habiter », des pratiques de transformation du cadre bâti s’avèrent être, non pas les ruraux « débarqués en ville » mais paradoxalement les citadins de souche appartenant à la “bonne société” algéroise.

S’il est vrai qu’il faut souligner avec Nora Semmoud à la lumière de travaux de terrain récents, que les processus d’urbanisation observés dans les périphéries sont éminemment porteurs de troubles, ils traduisent néanmoins des processus de reconstruction complexes de soi, de son être social : « Cette recomposition territoriale complexe, comme le choix du périurbain, reflète spatialement la présence de dispositions dissonantes au sein d’individualités en construction. La réorganisation des cadres de la quotidienneté résulte d’un itinéraire d’individuation et est le fruit de l’arrangement silencieux des contradictions de cet être éminemment pluriel[10] ».

Ce qu’il faut retenir cependant de toutes ces approches à partir des observations empiriques collectées ces dernières années dans le cadre de nombreuses recherches de terrain, c’est bien les constats critiques suivants :

1°) Au contraire de la thèse de “l’urbanisation prolétaire” qui développe une lecture bi polaire et binaire du social, les approches par l’entrée d’analyse de la pathologie urbaine contribuent à complexifier les modèles explicatifs, mais sans toutefois se départir du syndrome de la stigmatisation de classes urbaines dangereuses (les couches populaires et rurales porteuses de valeurs et de comportements de subversion de l’urbanité), même quand ce discours est empreint d’empathie vers elles.

2°) Dans tous les modèles d’analyse, l’essentiel des recherches et de l’attention est porté exclusivement sur les catégories et couches sociales « populaires » qui sont censées plus que les autres couches sociales plus aisées, développer les formes de violence et de subversion les plus violentes.

Or, ce que nous révèle la situation algérienne, que cela soit en terme d’analyse micro locales, dans les quartiers périphériques d’Alger, comme dans les travaux réalisés à un niveau plus macro sociologique (essentiellement nos travaux), ce sont des configurations de rapports sociaux spécifiques à la situation urbaine algérienne, qui découlent d’une histoire, mais surtout de référents symboliques et de structures de rapports sociaux objectives dont on ne trouve pas l’équivalent dans les autres pays du Maghreb.

2. La spécificité algérienne : l’histoire de la mise en place de mécanismes particuliers d’appropriation des rentes urbaines

La situation à l’échelle micro : des configurations nuancées et contrastées

La récurrence des émeutes urbaines en Algérie ces cinq dernières années, leur dimension très ciblée au Maroc, leur réduction à la portion la plus congrue en Tunisie dépendent en effet du degré d’autoritarisme des Etats en question, mais aussi du développement de techniques sophistiquées de médiation sociale et d’intervention sociale qui contribuent à émietter les objets de revendication et à en faire des objets « techniques ». Les méthodologies d’ingénierie sociale, les injonctions à la bonne gouvernance, relayées par la mise en place de dispositifs d’encadrement social et politiques aux échelles des quartiers ont puissamment contribué à diluer la portée subversive des revendications populaires au niveau du Maroc.

Dans le contexte algérien, les analyses disponibles soulignent le maintien des situations d’opposition frontale entre populations en déficit d’urbanités (qui ne sont pas des populations démunies, peu s’en faut) et un État encore très monolithique, mais qui a montré des signes de faiblesse dans la réduction de la dissidence politique dans les années 1990. Nous soulignions à cet égard en 2007 : « Il reste que des éléments nouveaux semblent s’inscrire dans ce contexte référentiel commun qui dicte les attitudes et les représentations : la conscience d’une plus large marge de manœuvre revendicative vis-à-vis de l’État. L’expérimentation de la fragilité intrinsèque de ce dernier depuis les événements de 1992 a semble-t-il forgé des attitudes beaucoup plus offensives et moins timorées vis-à-vis des autorités[11] ».

Cette analyse restant d’autant plus recevable de nos jours qu’elle correspond au retour en force de l’Etat constructeur et distributeur de logements ces cinq dernières années.

Toutefois, même dans ce contexte particulier, les situations apparaissent moins tranchées et dogmatiques. Dans ses travaux sur les quartiers « illicites » d’auto-constructeurs de la périphérie est d’Alger, Nora Semmoud décrit également des processus plus nuancés :

« Aujourd’hui, les revendications des ménages sont de plus en plus larges et précises et témoignent d’une accumulation de compétences. Elles font l’objet d’un tri et d’une hiérarchie qui sont autant de stratégies dans la négociation avec les pouvoirs publics. La confrontation de l’organisation collective avec les pouvoirs publics dévoile des formes de compromis et d’arrangements ; un mode de « négociation » d’autant plus justifié face à l’inertie des pouvoirs locaux et à l’absence des municipalités ; des situations qui laissent souvent la place aux pratiques de détournement et au clientélisme[12] ».

Elle souligne entre autres aspects importants, le fait que ces actions revendicatives violentes et spectaculaires ne sont pas exclusives et totales, mais s’inscrivent dans un large mouvement de restructuration des solidarités locales dans lesquelles les femmes, mais aussi les leaders associatifs jouent des rôles prépondérants.

Cette configuration tranche par rapport à celle observée par exemple en Tunisie, dans laquelle l’offre d’urbanité publique est fortement encadrée par un Etat-Parti au pouvoir tentaculaire et omniprésent, ne laissant que peu d’interstices à la manifestation d’une urbanité autre que celle qu’il régente et impose. Les analyses de Lamine Redha sur la ville de Sousse montrent la subtilité des conduites déviantes, de « désobéissance civique » essayant d’introduire un élément de subversion à l’ordre urbain (dépôt des déchets en dehors des places qui leur sont assignées, etc.)[13].

Elle tranche également par rapport à ce qui a été observé au Maroc enfin, où la foisonnante complexification des dispositifs d’intervention sociale dans les bidonvilles, (dispositifs de “maîtrise d’ouvrage sociale” et « d’accompagnement social », micro-crédits, etc…), la multiplication des acteurs “techniques” intervenant dans la ville (ADS, ENDA, etc…) qui se sont rajoutés aux différents paliers de gouvernement makhzénien local (moqqadem, caïds, etc..) ont contribué à casser les dynamiques d’organisation collectives autour d’objets revendicatifs globaux. Les demandes d’urbanité sont encadrées, formatées, médiatisées et traitées dans des cadres institutionnels formels qui les émiettent en projets individuels d’amélioration des conditions de vie, leur enlevant toute portée collective subversive, et par la même attentatoire à l’ordre urbain.

Il est patent dans ces conditions qu’il faut relativiser le rôle des émeutes comme forme privilégiée, comme moyen par excellence de mise en situation de transaction sociale à propos d’objets urbains dans les pays du Maghreb, mais qu’il faut surtout interroger les origines paradigmatiques des comportements sociaux en milieu urbain algérien.

Et à ce propos, nous émettons une hypothèse que nous avons développée dans plusieurs articles consistant à dire que le principe central qui ordonne et rend compréhensible des stratégies et des comportements sociaux en milieu urbain algérien est à rechercher dans le situation fondatrice du pacte patrimonial urbain qui s’est noué dans le pays à l’indépendance.

La reproduction du pacte patrimonial : le relais de la rente pétrolière

Il est peut être fastidieux et trop lourd en terme de déploiement de l’argumentaire de revenir aux péripéties, événements et mutations qui ont jalonné la mise en place de ce que nous avions appelé dans des travaux précédents le « système urbain patrimonial algérien[14] » et de ses différentes variantes qui se sont déployées de l’indépendance du pays à nos jours. S’il est sans conteste établi que l’épisode exceptionnel de la décolonisation a contribué à fonder ce système construit autour de l’appropriation du « butin de guerre » immobilier et foncier colonial, ce qui est sans doute plus difficile à concevoir, c’est le secret de sa reproduction, voire de son renforcement alors que les conditions objectives semblent avoir évolué dans le sens contraire, à savoir sa remise en cause.

Sans aller trop loin dans les détails, l’analyse sur la longue durée permet de dire que ce système originel a trouvé dans les modalités de développement d’une économie nationale sur la base de cette ressource extra sociale que constitue la rente pétrolière, les conditions de son redéploiement, après quelques velléités et frémissements réformistes. Ce qui, exprimé autrement, signifie tout simplement que l’existence de cette rente a permis, par des mécanismes de distribution particuliers, de faire de la distribution des rentes urbaines, le moyen par excellence de fonctionnement et de régulation politique du social.

Quelques chiffres permettent de saisir la profondeur des transformations accomplies en l’espace de 30 années, entre 1966, quelques années après l’indépendance du pays et 2008, en passant par 1987 et 1998, dates de recensements de population qui délimitent la période charnière de transition du pays dans « l’économie de marché ». Le taux d’Algériens locataires de leurs logements passe de 70 % en 1966 à 22 % en 1987, à 13,8% en 1998[15] et 14,8 % en 2008[16]  faisant passer l’Algérie d’un pays de locataires à la sortie de la période coloniale à un pays de propriétaires (ou de copropriétaires) aujourd’hui. Cette transition, démarrée (formellement[17]) à partir de 1981, avec la Loi de Cession des Biens de l’État montre un certain nombre de choses. Retenons les plus essentielles :

1°) L’importance considérable du patrimoine immobilier qui était détenu par l’État. Les 70 % de locataires au niveau national en 1966 l’étaient à 95% auprès des organismes étatiques et para étatiques qui avaient hérité du parc abandonné par les Européens[18]. Cette proportion de locataires du parc public baisse à 80% en 2008, mais elle reste tout de même considérable.

2°) Le processus de passation du statut de locataire des biens publics à celui de propriétaire s’est réalisé à partir de1981 sur la base de prix administrés très en dessous des prix du marché. Dans des enquêtes réalisées entre 1981 et 1989, les différentiels entre prix administrés de cession et prix de revente sur le marché oscillaient entre 7 et 30 fois la mise initiale[19].

3°) Les plus values engrangées lors de la réalisation de ces biens sur le marché, c’est à dire leur vente sur le marché libre, ont constitué le principal moyen de financement des acquisitions de terrains pour autoconstruction en périphérie des agglomérations du pays.

4°) A la veille de la réforme des lois foncières et des politiques d’aménagement et d’urbanisme de 1990, le taux d’évasion locative, c'est-à-dire de non paiement des loyers parmi les ménages qui étaient restés locataires des logements appartenant à l’Etat était de 75%, malgré le bas niveau des régimes des loyers administrés fixés en fonction de critères « sociaux »

5°) Ce taux d’évasion locative (ou de non paiement des loyers) affiche des niveaux oscillant entre 90 et 45 % (avec une moyenne de 68 % pour tout le pays en 2007 et de 65% en 2008 [Ministère de l’habitat, 2009].

6°) Les taux d’habitat “illicite”(qui regroupent toutes les formes d’habitat non autorisés) recensés par l’administration, presque inexistants à l’indépendance, ont connu entre 1991 et 2000 une explosion extraordinaire, notamment au niveau de la capitale où, selon des sources autorisées du Ministère de l’habitat, des communes et daïras algéroises affichaient plus de 52 % de leurs constructions individuelles sous formes de constructions non-autorisées (Dar El Beïda, Bordj El Kiffan, Bordj El Bahri, etc…). À cet égard, et selon les mêmes sources, plus de 90% de ces constructions “illicites” avaient été le fait de procédures de distribution administrée par les APC FIS et ensuite par les DEC.

6°) Qu’après une interruption de quelques années (2007/2009) justifiée par la lutte contre la spéculation portant sur les logements socio locatifs publics, la procédure de cession aux particuliers a été reconduite, presque dans les mêmes termes et conditions ;

7°) Qu’après avoir accordé à des commissions présidées par les élus (APC) les prérogatives de distribution des biens résidentiels, l’administration publique recentralise cette fonction distributive en les remontant au palier des Daïras, instance non élue ;

8°) Enfin et pour terminer cette énumération non exhaustive, la distribution du foncier « butin de guerre », c'est-à-dire du foncier public aux fins de lotissement et d’installation résidentielle, est restée toujours aussi verrouillée et opaque, captive de réseaux de captation à la source des biens résidentiels tapis dans les rouages de l’administration.

Que faut-il retenir de cette évolution que nous avons résumée dans ces grands traits essentiels ?

On constate ainsi qu’après 50 années de fonctionnement et d’évolution apparemment chaotique, on retrouve, certes sous des formes plus complexes et « améliorées », avec une redistribution partielle des cartes et des avantages, les mêmes grands principes de structuration et de fonctionnement du système patrimonial fondé à l’indépendance du pays :

  • Une dominance sans partage de l’Etat dans la production et la distribution des biens résidentiels et du foncier ;
  • Une même situation de partage des avantages du système entre les populations bénéficiaires et usufruitières à titre presque gratuit de la manne résidentielle étatique d’un côté et les réseaux de captation « à la source » de ces biens fonctionnant à l’intérieur des rouages de l’administration ;
  • Les mêmes mécanismes de réalisation sur le marché des rentes urbaines incorporées dans ces biens, qui constituent du fait du différentiel entre prix de cession et prix de vente sur le marché, la voie royale de la promotion sociale et de l’enrichissement des catégories bénéficiaires de ces biens ;

Tout semble s’être passé comme si l’involution du système que l’on croyait proche de sa dissolution, de sa disparition après le tarissement des ressources extra-sociales de l’Etat dans les années 1990 (la rente pétrolière) a retrouvé dans l’embellie financière retrouvée après 2002, les conditions de son redéploiement à grande échelle. Certes, dans cette période 1990/2002 troublée, les pratiques de production à grande échelle de l’illicéité par le biais des collectivités locales ont correspondu à ce qu’on pourrait appeler des stratégies « prophylactiques » de clientélisation politique, mais elle s’inscrivait toujours dans le cadre des paradigmes fondateurs du pacte patrimonial.

Mais ce qu’il faut souligner surtout, c’est que, par delà ces structures objectives de fonctionnement que nous venons de décrire de manière succincte, ce sont les retombées et les effets en terme d’inscription de référentiels de l’action sociale que cela a impliqué dans les populations algériennes elles mêmes, à tous les niveaux et échelles du social.

Les entretiens collectés auprès des récipiendaires des logements évolutifs dans la cadre de l’opération RHP de la Banque Mondiale entre 1988 et 2004, ceux enregistrés dans les nombreuses enquêtes effectuées dans l’algérois entre 2005 et 2009, les pratiques et stratégies de ces acteurs sont complètement formatées par la représentation que les gens ont de ce pacte patrimonial.

  • Ainsi en est-il par exemple du constat établi à mi parcours dans le cadre du programme RHP de la Banque Mondiale, où l’on relève combien la boucle vertueuses ascendante du paiement de la participation financière de 30 % des ménages au frais de construction des maisons évolutives qui est subitement « cassée » et arrêtée du jour au lendemain après que les attributaires aient vu à la télévision une opération de relogement « gratuite » des habitants d’un bidonville voisin.
  • Les pratiques et stratégies de précarisation des rejetons des habitants de Bâb El Oued venant construire des baraques, comme « tickets d’accès au relogement », en contrebas d’une cité en cours de rénovation[20].
  • Les propos et discours égalitaires développés par les populations en attente de relogement dans les cités de transit algéroises, et même les projets de revente, avant même le relogement, qui sont développés par certains chefs de ménages, déjà relogés à plusieurs reprises, etc…
  • Enfin, le fort taux de revente de « pas de portes » dans les opérations de relogement initiées ça et là dans différentes régions du pays, avant même l’obtention de titres d’occupation et de location des logements.

Conclusion

Toutes ces observations et analyses nous amènent peut être à reconsidérer le regard condescendant et « politiquement correct » que les sociologues algériens ont entretenu vis-à-vis des questions portant sur l’approche des stratégies et des pratiques de ce qui est communément admis comme populations « démunies » dans notre pays.

L’aveuglement misérabiliste et populiste des analystes du social, qui a pour pendant un autre aveuglement : celui entretenu à propos de l’analyse des pratiques et comportements des “élites” sociales urbaines, mal connues et mal étudiées, conduisent à des apories et à des impasses explicatives lourdes de retombées scientifiques et méthodologiques

C’est aussi et peut être aussi par la faute de la dominance de certaines analyses du social qui ont eu tendance à mettre tous les pays maghrébins dans les mêmes sacs et valises conceptuelles.  

On aura compris en effet, à travers cette contribution, combien la situation algérienne est particulière est irréductible par rapport aux situations marocaine et tunisienne, et combien peut être faudra-t-il beaucoup plus que dans ces pays, faire un effort supplémentaire d’introspection intellectuelle, sur tous les plans : sur celui des paradigmes explicatifs “savants” que les analystes du social utilisent, mais aussi sur le plan de certains référents  idéologiques non complètement évacués et qui continuent à obscurcir notre vision des choses et des vrais enjeux du développement.

L’analyse par l’entrée sur les émeutes urbaines nous aura permis de montrer combien la situation créée par le système patrimonial est porteuse d’un « face à face » entre pouvoir et populations civiles beaucoup plus délétère et dangereux à moyen et long terme. L’Algérie, dans l’ensemble de ses composantes : classe politique et société civile n’a pas voulu et réussi la transition vers un modèle de fonctionnement laissant aux mécanismes « objectifs » du marché, mécanismes d’individualisation et d’émiettement des stratégies et des pratiques sociales, le soin de réguler le sociétal.

Dans ces conditions, et pour rester dans le ton général de ces journées d’études dédiées non seulement aux analyses des changements sociaux observés depuis l’indépendance, mais à un exercice de prospective concernant les évolutions futures que ces changements portent en germe, nous conclurons cette brève contribution par une remarque générale sur les possibilités de sortie de crise et du cercle vicieux des émeutes récurrentes que le pays vit depuis quelques années. Il s’agit tout simplement de trouver les moyens politiques de remettre la politique sociale et urbaine du pays sur ses pieds. C'est-à-dire de la moderniser, dans le sens de son inscription dans la durabilité, qui passe nécessairement par sa déconnexion par rapport au pacte patrimonial de la décolonisation qui n’a que trop perduré, et de sa sortie du paradigme rentier qui parasite complètement l’ensemble des processus sociaux porteurs de progrès et de changements démocratiques dans notre société.

Bibliographie

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Safar Zitoun, M. (2009) b, « L’ingénierie participative dans les programmes publics de logement social. Contenu et limites de l’expérience algérienne », in Le Tellier, J. et Iraki, A. (dir.), Habitat social au Maghreb et au Sénégal, Paris, l’Harmattan, p. 171-193.

Safar Zitoun, M. (2011), « Les quartiers marginaux à l’épreuve du développement durable : quelques leçons sur l’expérimentation de projets dits « participatifs » dans les villes algériennes » in Barthel, P.-A. et Zaki, L. (dir), Expérimenter la ville durable au sud de la Méditerranée. Chercheurs et professionnels en dialogue, Éditions de l’Aube, coll. Villes et Territoires, p. 255-281.

Safar Zitoun, M. (2012) b, « Le logement en Algérie : programmes, enjeux et tensions », in Confluences Méditerranée, Paris, n° 81, p. 135-154.

Safar Zitoun, M. (2012) c, « État Providence et question du logement en Algérie. Le poids encombrant de la gestion politique des rentes urbaines », in revue Tiers Monde, n° 210, avril-juin 2012, Paris, IEDES, p. 89-106.

Safar Zitoun, M. et Hafiane, A. (2012) a. « L’entre-deux dans les opérations de relogement en Algérie. L’émergence problématique d’un tiers acteur urbain » in Navez-Bouchanine, F. (dir.), Effets sociaux des politiques urbaines, Paris, Ed. CJB/Karthala/EMAM, p. 219-256.

Sayad, A. (1980), « Le rapport au logement moderne », in revue Panorama des sciences Sociales, n° spécial, Alger.

Semmoud, N. (2008), « Nouvelles significations du quartier, nouvelles formes d’urbanité. Périphérie de l’Est d’Alger », communication donnée à la journée d’étude FSP du 21 et 22 février à Alger.

Sgroï-Dufresnes, M. (1986), Alger 1830-1984. Stratégie et enjeux urbains, Paris, Ed. Recherches sur les Civilisations.

Signoles, P. (dir), Cattedra, R., Iraki, A., Legros, O., et Barthel, P.-A. (2011), « Territoire(s) et politique(s) dans les grandes villes du Maghreb », t. 2 de : « Faire la ville en périphérie(s) ? Territoires et territorialités dans les grandes villes du Maghreb », Rennes, Presses universitaires, (à paraître en 2013).

Signoles, P., El Kadi, G., et Sidi Boumedine, R. (coord.), (1999), L’urbain dans le monde arabe. Politiques, instruments et acteurs », Paris, Ed. CNRS.


Notes

[1] Programme de recherche Franco-Maghrébin financé par le MAE français et piloté par la MSH de Paris (2005/2008) sur le thème « Faire la ville en périphérie ».

[2] Castells, M. (1972), La question urbaine, Paris, François Maspero, 452 p.

[3] Signoles, P., El Kadi, G., et Sidi Boumedine, R. (coord.) 1999, L’urbain dans le monde arabe. Politiques, instruments et acteurs, Paris, Ed. CNRS, 373 p.

[4] Gallissot, R. (1999), « Émeutes : ordre étatique et désordre social » in Le Saout, D. et Rollinde, M. (dir.), Emeutes et mouvements sociaux au Maghreb. Perspectives comparées, Paris, Karthala, p. 20-21.

[4] Qui sont devenues le mode d’expression par excellence du malaise de l’urbanisation difforme algérienne.

[5] Voir en particulier, les travaux de Signoles, Legros, Cattedra, Aziz Iraki, Abouhani, Safar Zitoun, etc.

[6] Lefebvre, H. (1970), La révolution urbaine, Paris, Gallimard, p. 69.

[7] Joseph, I. (1984), « Urbanité et ethnicité », in Terrain, n° 3, p. 20-31.

[8] Pour Bourdieu, P. et Sayad, A. (1964), Le déracinement – La crise de l'agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Ed. de Minuit, Sayad, A. (1980), son article cité plus haut « Le rapport au logement moderne », in revue Panorama des sciences Sociales, n° spécial, Alger, et Cornaton, M. (1967), Les regroupements de la décolonisation en Algérie, Paris, Éditions Économie et Humanisme/Les éditions ouvrières.

[9] À l’exception des travaux cités dans notre ouvrage « Stratégies patrimoniales et urbanisation : Alger 1962/1992 », Paris, l’Harmattan, 1997, Mémoire de Magister de Msilta, L. sur Draria et ceux consignés dans le rapport PRUD (en cours de publication).

[10] Axe 1. « Mobilités résidentielles, pratiques de mobilités et constructions territoriales en périphérie (s) », juin 2008, op.cit.

[11] Safar Zitoun, M. et Hafiane, A., « Les effets sociaux du relogement », Rapport de recherche de l’équipe algérienne, programme PRUD « L’entre-deux des politiques institutionnelles et des pratiques sociales », dirigé par Navez-Bouchanine, F. (en cours de publication).

[12] Semmoud, N. (2008), « Nouvelles significations du quartier, nouvelles formes d’urbanité. Périphérie de l’Est d’Alger », communication donnée à la journée d’étude FSP du 21 et 22 février à Alger.

[13] Lamine, R. (2008), « Déficits de citadinité et mal-gouvernance urbaine dans les nouvelles périphéries de Sousse, communication donnée à la journée d’étude FSP du 21 et 22 février à Alger.

[14] Voir Safar Zitoun, M. (1997), Stratégies patrimoniales et urbanisation. Alger 1962-1992, Paris, l’Harmattan.

[15] Selon les chiffres de l’ONS (recensements de 1966 et de 1987). Au recensement de 1998, la tendance s’accélère : 13,8% seulement des Algériens étaient locataires de leurs logements. En 2008, le taux de « locataires » s’élève, étant boosté par la livraison des grands programmes du quinquennat 2004-2009.

[16] Chiffre estimé tenant compte des livraisons de logements sociaux locatifs.

[17] Les passations de propriétés immobilières entre Européens et Algériens, de même que les « cessions » des biens de l’État aux membres du personnel dirigeant avaient en effet démarré avant l’indépendance et dans les années immédiates après celle-ci.

[18] En 1966, la structure juridique du parc immobilier algérois, telle que la rapporte Sgroï-Dufresnes se présentait dans les mêmes proportions : 73 % appartenait au secteur public et le reste à des particuliers ou à des sociétés immobilières privées. Voir Sgroï-Dufresnes Maria, « A1ger1830-1984 : Stratégies et enjeux urbains », Paris, Ed. Recherches sur les Civilisations, 1986.

[19] Safar Zitour, M. (2007), op.cit.

[20] Cette pratique continue à l’heure actuelle. Le prix du « ticket de relogement » que constitue la baraque de bidonville, dans le cadre de la multiplication à grande échelle (35 000 familles concernées) des opérations de relogement à titre quasi gratuit depuis 2008 s’élève au niveau d’Alger en juillet 2013 à 900 000 DA, soit 50 fois le Salaire National Minimum Garanti (SNMG) !

 

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