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Les hammams : espaces controversés

Insaniyat N°63-64 | 2014 | Le hammam en méditerranée | p. 159-185 | Texte intégral


Hammams: controversial spaces

Abstract: Bettina Prokop proposes in her article entitled "Hammams: controversial spaces" to question the meanings structured around the hammam institution and of its neighborhood in the cities of Damascus, Ankara, Fez and Cairo. The author appealed, from an anthropological approach of the kind, to postcolonial theory to highlight the cultural facts symbolized in the discussions and practices. If the hammams, according to the author, are rather seen as spaces with multiple meanings, this conclusion can not neglect the power interactions between the different actors. The diverse hammam functions so as that of the trades within this structure puts emphasis on the cultural dimension of the analysis.

Keywords :
hammam - Anthropology - body - kind - woman - postcolonial theory - Damascus - Ankara - Fez - Cairo.


Bettina PROKOP: Dépatement de sociologie, Université de Vienne, Autriche.


Cet article présente une recherche qui a été réalisée dans le cadre du projet « HAMMAM »[1]. Il a pour but de traiter du sens de hammam, en tant qu’espace de pertinence sociale. Notre démarche fait appel à la théorie postcoloniale de l’anthropologie sociale du genre. Ce dernier est analysé depuis des années comme catégorie centrale par un débat critique sur la base de perspectives poststructuralistes et postcoloniales.

Les recherches sur le genre qui ont eu à traiter de concepts d’intersectionnalité n’ont pas manqué de développer des approches qui s’interrogent sur le comment le genre est produit dans son interconnexion avec d’autres différences telles que la culture, l’ethnicité, la religion, la classe sociale ou l’âge[2]. Comme elles ont également développé des concepts pour établir des coalitions à cause d’intérêt partagés et non à cause de supposés points communs[3]. Un résultat important de ces approches et discussions était la déconstruction des images homogènes de « l’Autre » et dans l’anthropologie sociale, le rejet de la tradition du « moi contre l’autre ».

Les spécialistes de l’anthropologie sociale et culturelle, en particulier ceux qui traitent de la théorie postcoloniale, influencés par ces approches ont reformulé le concept-clé de « culture » d’une manière fondamentale. Leur nouveau centre d’intérêt est l’analyse des pratiques culturelles dans un contexte de relations de pouvoir[4]. Au lieu d’étudier les groupes et leurs caractéristiques distinctives, ces approches examinent leur hiérarchie selon les lignes de différenciation de genre, sociales ou culturelles, se croisant et explorant les manières avec lesquelles elles sont produites, négociées et contestées. Au vu de cette perspective analytique, le « sujet » de la recherche n’est pas un groupe précis (femmes, travailleurs ou usagers du hammam) mais plutôt un espace contesté en lui-même et par lui-même.

En faisant appel à ces perspectives analytiques, nous mettons l’accent sur les similitudes et les différences entre et dans les études de cas (hammam au Caire, Ankara, Fès et Damas). En explorant les façons dont les personnes construisent et questionnent les sens donnés au hammam et à leur voisinage, nous mettons en exergue non seulement le hammam en tant qu’espace social modelé par les discours et les pratiques, mais aussi en tant qu’espace de possibilités en raison d’intérêts partagés des usagers, du personnel et des résidents.

Dans ce contexte, nous nous concentrerons sur les aspects suivants :

  • Le hammam comme espace institué dans sa signification sociale et les relations de pouvoir.
  • les fonctions multiples du hammam et les pratiques usitées.
  • les services offerts dans le hammam,
  • la valorisation des professions du hammam
  • les règles et les pratiques dans le hammam.

Les méthodes qualitatives de collecte de données (incluant des interviews semi-structurées détaillées, des discussions de groupe, l’observation participante et des interviews de terrain) ont servi de base pour examiner la géographie sociale, les histoires imaginées et les fonctions sociales du hammam, en plus du positionnement des individus parmi leurs groupes identitaires contestataires[5].

  • 1. Le hammam institué comme espace dans sa signification sociale et les relations de pouvoir

Comment le hammam comme espace institué dans sa signification sociale et les relations de pouvoir varie d’une ville à une autre en raison de l’histoire et de ses représentations, d’un hammam à un autre et à l’intérieur d’un quartier car ces représentations peuvent changer à cause de contextes spécifiques.

Ainsi au Caire, où seulement trois ou quatre bains sont encore en activité[6], le hammam n’est pas ancré dans la vie sociale de la majorité des résidents du quartier Bab al-Shariya. Un élément-clé est la construction sociale de promiscuité, liée soit à la nudité - instrumentalisée par ceux qui ont en charge le contrôle social des femmes et de leur nudité - soit à la présence de clients « impudiques » ou « indécents » dans le hammam. En tout état de cause, la question de la fréquentation du hammam, notamment au Caire, trouve une farouche opposition chez les non-usagers qui, répandent largement l’idée que le « hammam n’est pas propre ».

Le rejet du hammam est dû à sa « grande insalubrité », souvent reliée à la notion de « promiscuité ». Ce rejet est une manière de se distinguer des « Autres », essentiellement les couches défavorisées de la société. Toute cohabitation dans un espace clos, avec les parias, notamment les prostitués (hommes et femmes), est considérée comme contraire à la morale. De ce point de vue, beaucoup de femmes cairotes ont tendance à ne pas fréquenter le hammam public considéré par beaucoup de maris, comme lieu de dépravation des moeurs. En s’interdisant le hammam, les femmes se conforment au point de vue des maris, préférant ainsi préserver leur intimité, dans le confort de leur salle de bain.

Toutefois, il existe des exceptions. En effet, certaines femmes fréquentent discrètement le hammam Bab-el-Bahr ne faisant pas cas des rumeurs colportées par beaucoup de familles. La socialisation dans la structure de la famille joue le rôle le plus important. Elles vont au hammam essentiellement avec les membres de leur famille, de sexe féminin. Celles dont les parents rejettent le hammam, s’y rendent à leur insu, avec des amies ou des voisines.

Alors que les connotations négatives vis-à-vis du hammam sont interprétées par les non-usagers et soutenues par les discours sociopolitiques, les connotations positives sont rehaussées par les usagers qui se réfèrent au hammam comme lieu de soins médicaux et de beauté, de plaisir de l’eau, de relaxation, de cérémonies et de sociabilité. Les récits des usagers du Hammam al-Tanbali (fermé en 2002) sont marqués par des connotations positives.

  • 1. 1 Ankara : Hammam Sengül et Hammam Mamara, dans le quartier Istiklal.

En Turquie, les hammams sont généralement plus luxueux et plus attrayants. Restaurés, ils constituent de ce fait d’indéniables lieux de sociabilité, de relaxation, de soins médicaux et de beauté.

Dans la ville d’Istanbul, où une importante source de revenus provient du tourisme et des gains générés par les bains, le hammam continue de nourrir les fantasmes de l’érotisme oriental pour de nombreux touristes « occidentaux ». A Ankara, la mode n’est pas aussi développée. Dans cette ville qui ne présente aucun attrait touristique, les hammams sont moins nombreux. Elle compte treize hammams, et seul le hammam Sengül est resté fonctionnel.

L’enquête a montré que les fonctions sociales et les ragots colportés diffèrent essentiellement à travers les dires selon lesquels ce hammam est connu pour être un lieu où se pratique l’homosexualité masculine. Cette réputation largement ébruitée par les potins et étalée dans les colonnes des journaux collent à Sengül. Elle a été, par le passé, à l’origine de sa fermeture. Si sa réouverture a quelque peu mis un terme à sa réputation d’origine, il reste néanmoins, toujours soupçonné d’être fréquenté par les homosexuels. Même si la majorité de l’ancienne communauté gay du hammam « Sengül » utilise aujourd’hui d’autres hammams.

Il y a lieu de faire remarquer qu’à la différence de la partie réservée aux hommes, la partie féminine, demeure de loin la plus fréquentée. Contrairement au Caire, le hammam Sengül est pourvu de nombreux services de qualité ; qui plus est, il constitue un véritable lieu de brassages sociaux, linguistiques, religieux et ethniques. L’un des exemples, de la convivialité du hammam, est la table dressée à l’entrée et qui sert de lieu de partage des repas entre les femmes de toutes origines et de tous âges.

L‘enquête, élargie à un autre hammam proche, appelé Mamara, amène à observer une différence sociale de la clientèle des deux hammams. À Mamara, l’accès est refusé aux personnes démunies qui ne peuvent pas se permettre le payement d’une séance de hammam. À première vue, une perception de polarisation apparait: le hammam Sengül appartient, comme lieu physique à son environnement, impliquant des connotations négatives d’un voisinage de migrants, fortement marqué par son caractère de précarité et d’insécurité, car situé dans un endroit de la ville où prospèrent des activités illégales. Par ailleurs, en raison de sa fréquentation par des femmes aisées, sa présence suscite des situations conflictuelles parmi les membres des différentes couches de la société.

Toutefois au-delà de leurs différences, rien n’empêche les femmes d’Ankara, de se rencontrer en toute convivialité dans le hammam Sengül, lieu de rencontre et d’échange. Toutes s’y retrouvent dans le seul but de se détendre et de se consacrer entièrement aux soins de leur corps.

  • 1. 2 Le Caire : Hammam Bab al-Bahr et Hammam Al-Tanbali dans le quartier Bab al-Shariya.

Comme espace social, on peut se demander comment le hammam peut être ancré dans sa signification sociale et ses relations de pouvoir et, varier ainsi, d’une ville à l’autre, voire même d’un quartier à l’autre, tout en tenant compte de ses données historiques et de ses représentations les plus significatives ? Ceci, malgré le fait que le hammam n’est pas un lieu privilégié de fréquentation pour la grande majorité des habitants de Bab al-Shariya et du Caire en général, où on peut dénombrer trois ou quatre hammams encore ouverts au public.

Les processus de fixation d’une signification au hammam étaient exprimés de manière diamétralement opposée dans des « histoires de bien-être » par les usagers, et à travers des « histoires d’immoralité » par les non usagers. Les histoires négativement connotées sur le hammam Bab al-Bahr se sont construites à l’intersection des couches sociales, de la religion, du genre, de l’âge ou de l’orientation sexuelle alors que les non-usagers décrivent le hammam comme un lieu où les prostituées après s’être adonnées à leur activité, s’y nettoient (pendant les horaires des femmes) ; C’est aussi le lieu où ouvriers démunis et personnes suspectes passent la nuit ; Il passe pour être un lieu fréquenté par les homosexuels. Ce qui donne souvent l’occasion aux services de police d’y procéder à des contrôles d’identité.

Un élément d’appréciation important réside dans le fait que la notion d’immoralité est intimement liée à celle de la nudité du corps. Cette dernière, est intériorisée notamment par ceux qui sont censés s’ériger en censeurs de la moralité des femmes et du degré de nudité qu’elles exposent surtout, si le bain est connu pour être fréquenté par des personnes « immorales » : le lien entre la nudité et l’immoralité est un sujet abordé dans les entretiens, à Bab al-Shariya, où des hommes refusent que leurs épouses ou leurs parentes se rendent au hammam. Elles risquent d’être vues, nues, par d’autres femmes, ou épiées à leur insu par certains hommes immoraux. De ce point de vue, la présence de « clients immoraux » dans le hammam est une question soulevée dans tous les cas d’études mais surtout au Caire.

« Le hammam n’est pas propre ! », tel serait l’argument le plus évoqué par ceux qui lui sont hostiles. Dans ce contexte, la notion de « saleté » peut avoir deux niveaux de signification ; l’une, implicite et l’autre, explicite. Toutefois, le fait de corréler le « non propre » à « l’immoral » est une manière de se démarquer des « Autres », les gens « qui ne sont pas bien du point de vue moral », surtout « ceux de la couche sociale populaire » et « les femmes de mauvaise vie », qu’ils refusent de côtoyer dans un espace clos. Pour toutes ces raisons, la fréquentation du hammam est moins ancrée chez les femmes cairotes. Pour un grand nombre de femmes, les maris estiment qu’elles peuvent très bien trouver leur confort dans leur propre salle de bain ; qui plus est, elles évitent ainsi de faire des rencontres indésirables,- des femmes dénuées de moralité à l’exemple des femmes artistes.

Néanmoins, certaines femmes vont à l’encontre des interdictions et fréquentent discrètement le hammam Bab al-Bahr, rejetant en bloc toutes ces rumeurs pernicieuses, colportées, sur ce hammam par ses détracteurs. Ce qui tend à confirmer cette idée, c’est le fait que des femmes de la « bonne société » et dont les maris désapprouvent la fréquentation du hammam, s’y rendent en compagnie d’autres femmes : parentes, amies ou voisines.

Le hammam, comme nous l’avons déjà souligné, va se trouver au milieu d’une grande controverse entre partisans et opposants. Pour les premiers, il constitue indubitablement un lieu de soins médicaux et de beauté, de plaisir de l’eau, de relaxation et de rencontres conviviales, c’est le cas de hammam al-Tanbali (fermé en 2002) tandis que pour les seconds, c’est un véritable lieu de perdition.

Cependant il importe de relever que le hammam fait l’objet d’une certaine nostalgie qu’on décèle notamment chez certains usagers issus de la bonne société qui côtoient d’autres usagers venant d’autres endroits du Caire. Cette nostalgie joue un rôle important. Il se crée une certaine mixité sociale entre les différentes couches de la population qui ont différents comportements religieux aussi bien conservateurs que libéraux. Cet état de fait va à l’encontre de l’idée faussement répandue et généralement entretenue que le hammam est fréquenté uniquement par les couches les plus pauvres de la société. De nombreux usagers du hammam al-Tanbali ont souligné le « bon esprit communautaire » qui y règne et exprimé leur satisfaction pour son bon fonctionnement, comme par le passé.

   1. 3 Hammam Seffarin dans la Médina de Fès 

Au Maroc, le nombre de hammams reste encore élevé. Dans la médina de Fès, on dénombre une quarantaine de bains en activité[7]. Tous les habitants de la médina fréquentent ces hammams. Depuis quelques années, il est constaté une nette régression des fréquentations. C’est aussi le cas du hammam Seffarin, réputé par le passé, comme lieu de célébrations et de rituels. Il aurait attiré beaucoup de riches clients à travers tout Fès. Mais aujourd’hui, les clients sont principalement des résidents de la Médina, ou des voisinages populaires de la périphérie. Les clients les plus riches fréquentent désormais des hammams plus modernes et plus luxueux.

Les frais d’entrée pour la section des femmes sont négociables, aussi le hammam devient-il accessible pour les femmes aux faibles moyens financiers. Le hammam voit sa fréquentation augmenter les veilles des fêtes et durant l’hiver. Contrairement aux villes du Caire et de Damas, les hammams de Fès jouissent d’une très bonne réputation. L’installation dans la médina, de nombreux « nouveaux venus » généralement d’origine rurale, n’a pas affecté outre mesure les rapports entre les couches sociales. Ceci s’observe aisément dans le processus d’embourgeoisement en cours dans la médina.

À la différence des quartiers des villes du Moyen-Orient, la médina de Fès offre un potentiel pour des espaces de possibilité, comme l’atteste le nombre d’organisations, d’associations et « d’amicales » dans la Médina, qui s’engagent à améliorer les conditions de vie des résidents. Une implication de ces organisations, déjà opérantes, peut renforcer le processus de participation au projet HAMMAM et contribuer à la reviviscence réussie du Hammam Seffarin avec un ancrage social plus important.

  • 1. 4 Hammam Ammouneh et Hammam Omari dans le quartier Al Uqayba à Damas

Loin d’atteindre la profondeur sociale du rôle du hammam comme à Fès, par exemple, il n’en demeure pas moins qu’à Damas, les seize hammams, tous en activité, connaissent une fréquentation notable par rapport à ceux du Caire[8].

Les hammams de Damas sont quelque peu eux aussi exposés à certaines rumeurs. La réputation élogieuse du hammam doit son salut aux feuilletons télévisés -notamment la série hammam al-Hana- qui véhiculent, une image nostalgique de ce que fut la sociabilité du hammam dans le passé. Ces feuilletons télévisés, diffusés en dehors de la Syrie, plus particulièrement au Liban, suscitent beaucoup d’engouement chez de nombreux libanais qui ne viennent à Damas que pour passer un moment dans un « hammam syrien ». Toutes les personnes interviewées connaissent ces feuilletons télévisés et apprécient la représentation du hammam comme lieu marqué par de « bonnes » relations sociales, de confiance et de comportement moral.

Mais selon les non-usagers un tel lieu n’existe plus, à cause du changement social et cette représentation nostalgique ne contribue pas à reconstruire une image positive. Les hammams contemporains ne sont pas le sujet des discours médiatiques ou des discours publics. Les connotations positives rattachées au hammam sont seulement mises en valeur par ses usagers. Par conséquent, l’intervention dans les espaces publics soulignant les connotations positives et les fonctions de l’image du hammam, va soutenir la renaissance de ce dernier, comme cela a déjà été noté par l’équipe syrienne à travers des interventions dans les médias. L’enquête, élargie au hammam Omari, a montré comment les personnes attribuent différentes significations à des hammams spécifiques, selon des contextes sociopolitiques, des pratiques de démarcation des autres, des commérages ou de la respectabilité de la direction et du personnel du hammam.

La plupart des résidents du quartier Al Uqayba se sont démarqués des usagers du hammam Ammouneh, constitués de marginaux. Ils ont même appelé à la fermeture du Hammam Ammouneh sa mauvaise réputation pouvant porter préjudice à tout le quartier. Les commérages rappellent que des prostituées et des « femmes de mauvaise réputation » fréquentaient ce hammam dans le passé[9].

Les usagers hommes du Hammam Omari, se sont désignés comme membres « de vieilles et importantes familles ». Ils ajoutent que leur hara est toujours marquée par des liens sociaux proches, soulignant le « bon esprit de communauté » dans leur hammam. Tandis que certains résidents se voient confrontés à des taux croissants de chômage et tiennent pour responsable l’arrivée de « nouveaux locataires » avec leurs conditions de vie difficiles.

D’autres se sentent dévalorisés par l’arrogance d’anciens résidents plus riches qui ont déménagé vers les nouveaux quartiers modernes, et qui attribuent à la « maison Arabe » une connotation négative d’être pauvre et anachronique. Malgré tout, tous les interviewés ont exprimé leur forte relation émotionnelle à leur quartier qu’ils ne veulent jamais quitter. Ils apprécient les relations sociales et les ruelles étroites de leur quartier. Ils ne veulent pas vivre dans de nouveaux bâtiments où personne ne connaît son voisin. Ils ont souligné l’importance et le sens social de la « maison Arabe » comme un lieu de rencontre des parents et des amis. Dans ce contexte, un potentiel pourrait être le lien entre le quartier et le hammam, en tant qu’espace socialement ancré pour l’interaction communautaire qui initie la rénovation et le développement de tout le quartier.

  • 2. Les fonctions multiples du hammam et les pratiques impliquées

Le hammam est un espace avec des fonctions multiples, et pas seulement un lieu d’hygiène. L’explication simpliste que toutes les maisons sont équipées de salles de bain, de nos jours, et que par conséquent le hammam n’est plus utile, a été remise en question. Les fonctions importantes sont les soins de santé et les soins de beauté, le plaisir de l’eau en grandes quantités, le loisir et la relaxation, le hammam comme lieu de rencontre et d’espace festif.

Dans toutes les études de cas, de nombreux usagers du hammam, ont mis en avant le plaisir de l’eau, impliquant différentes pratiques comme l’usage du bassin à Bab al-Bahr (Caire), le jaillissement de l’eau (les hommes à Omari, Damas), ainsi que l’écoute du son de l’eau et les jeux (glissages « ski ») sur le sol arrosé et savonné (les enfants à Fès). La plupart des femmes interviewées à Fès vont aussi au hammam pour les applications du henné et du ghasul qui exigent beaucoup d’eau. Les usagers du hammam ont aussi souligné l’importance du hammam comme un lieu de loisir, de régénération et de relaxation où ils s’amusent, évacuent le stress, éliminent la douleur et les tensions musculaires. À Damas, l’usage du hammam a tendance à être limité au rôle de loisir et de plaisir en plus de son usage pour la santé. C’est plus un privilège accordé aux hommes. Dans la section des femmes, du hammam Sengül, le personnel offre de bons services, en comparaison avec les autres hammams, notamment les différentes formes d’épilation et des soins de beauté, tels que le gommage et le massage.

Malgré tout, le hammam pourrait aussi avoir une fonction d’hygiène pour les personnes dont les maisons n’ont pas d’installations suffisantes comme l’eau chaude. À Fès, le hammam est le lieu préféré pour le bain, en hiver, puisque beaucoup d’usagers n’ont aucun lieu chaud dans leur maison. Dans tous les quartiers, de nos études de cas, nous avons pris conscience que des maisons et des chambres, louées essentiellement par de « nouveaux venus », n’ont aucune commodité. Par exemple, à Damas,  quelques personnes utilisent le hammam Ammouneh bien qu’ils le considèrent comme sale et que le gestionnaire et le staff devraient être remplacés par des personnes plus respectables.

Dans le hammam, les cérémonies des activités de préparation de la mariée, et la célébration de la naissance d’un bébé aussi bien que la circoncision des garçons, étaient décrites comme les plus belles expériences par presque tous les interviewés de nos quatre études de cas. Ils louent le hammam, invitant toute la famille, les amis et les voisins, et y prennent les repas au son de la musique. Même si ces cérémonies sont rarement pratiquées de nos jours, surtout pour des raisons financières, elles restent malgré tout vivantes dans les récits des usagers du hammam.

Le hammam Seffarin (Fès) était connu comme un lieu de fêtes et de rituels encore pratiqués mais moins que par le passé. Certaines femmes pratiquent encore le rituel de la purification, après le moment de deuil à l’exemple de cette famille Fassi, qui a changé ses vêtements de deuil et a allumé des bougies dans le lieu dédié au Saint Sidi Talouk. Aujourd’hui, il y a un potentiel pour les revitaliser car beaucoup d’interviewés se référent encore à ces cérémonies, comme des évènements importants de sociabilité et de plaisir.

Certains usagers (Bab al-Bahr et Ammouneh) qui vont juste au hammam pour se laver, se font finalement frotter (gommage) et quittent le hammam. Mais la majorité des clients de Sengül, Seffarin et Omari apprécient le hammam comme un lieu de rencontre et aiment y rester pendant des heures à bavarder, discuter de sujets sérieux, jouer aux cartes (les hommes) ou se détendre. Le hammam Sengül offre aussi le thé et de la nourriture. Le centre d’interaction sociale est la table à l’entrée où les femmes s’assoient ensemble, partagent la nourriture, discutent de choses privées, boivent du thé, fument, plaisantent, rient et parfois se disputent avec véhémence.

C’est un endroit où les femmes se sentent en sécurité. C’est un espace social à forte capacité d’intégration. Un fait notoire concerne ces résidentes, plus âgées, qui ne peuvent pas payer les frais, mais qui investissent le vestibule pour se rencontrer. Elles participent à l’interaction sociale, sans utiliser le hammam. Le vestibule du hammam constitue un espace d’opportunité conviviale qui mérite d’être préservé et même agrandi.

  • 3. Services offerts dans le hammam

Au Maroc, se pose notamment la question de savoir comment les services pourraient être améliorés ou quels nouveaux services pourraient être rajoutés. Au Caire et à Damas, se pose la question de savoir comment revitaliser le hammam et comment dépasser les histoires d’ « immoralité » et d’ « arriération » qui renvoient à des connotations négatives de son image ? La deuxième question est de savoir comment redynamiser le hammam comme espace de soins médicaux et de bien-être en fournissant des services abordables dans un lieu respectable ?

À la différence du Caire, de Fès et de Damas, le potentiel de Sengül est caractérisé par sa disponibilité, la qualité de ses services ainsi que son  réseau socioéconomique fonctionnel qui assure des activités, et une source de revenus pour une partie des résidents. À Fès, on pourrait introduire des activités comme la vente de thé et de petits repas, de nouveaux services supplémentaires et des soins de beauté. Les femmes, plus âgées, qui ne peuvent plus appliquer les procédures de beauté, comme le henné, apprécient de tels services, assurés par le personnel. Cela pourrait concerner les services spéciaux à l’occasion des fêtes comme par le passé.

Du point de vue de la majorité des interviewés à Damas, (à un degré moindre au Caire et à Fès) le potentiel le plus important pour l’augmentation du taux d’usage réside dans l’introduction des services supplémentaires « modernes » et la revitalisation des services traditionnels. Les jeunes hommes, interviewés à Damas, qui voient le hammam comme une vieille habitude, préfèrent les nouveaux endroits, comme les clubs de sport, les piscines, les clubs de fitness ou les saunas. Le hammam est moins ancré dans la vie sociale des jeunes gens à Damas et au Caire. À Ankara et à Fès, le hammam est toujours fréquenté par les jeunes gens et les étudiants qui apprécient le hammam et ses services tout autant que leur mère et leur grand-mère. C’est une « habitude familiale », pratiquée depuis longtemps. Quelques-uns s’y rendent juste par curiosité et le perçoivent comme une « expérience extraordinaire » à réitérer (Ankara). L’introduction de services supplémentaires pourrait favoriser l’usage du hammam comme lieu de soin, de santé et de beauté, même si certains clients ne peuvent pas se permettre les services spéciaux. La relation entre les services dans le hammam, la création d’emplois et d’images positives du hammam ; c’est ce qui soutient l’idée d’un hammam bien fréquenté, comme c’est le cas à Sengül.

  • 4. Valorisation des professions du hammam

Dans toutes les études de cas, la sous-estimation et la précarité socioéconomique du personnel du hammam ressortent. Les membres du personnel n’ont ni contrat de travail, ni protection sociale. Leurs gains dépendent des pourboires des clients. Souvent, ils ont trouvé ce travail grâce à des parents ou des amis et ils ont appris le métier par l’observation et la pratique, sans formation professionnelle.

C’est un avantage que le personnel puisse emmener ses enfants avec lui au travail comme à Fès – une pratique qui n’est pas permise dans la majorité des autres professions et lieux de travail. Même en Turquie où certains membres du personnel ont parlé de la sous-estimation sociale des professions du hammam ; Quelques clients décrivent le personnel du hammam comme « pauvre », marqué par la dureté de la vie ou par le manque d’instruction. Dans ce contexte, la valorisation sociale des professions du hammam, obtenue grâce à la formation du personnel, pourrait non seulement contribuer à dépasser les divisions sociales, mais aussi à ouvrir ces espaces à de nouveaux clients, plus riches. Ce qui contribuerait à améliorer le bas revenu du personnel et les conditions d’hygiène d’autant plus que cette question d’hygiène ressort dans toutes les études de cas. La bonne relation entre les clients et le personnel a un impact important sur le bon fonctionnement du hammam car la construction de la confiance joue un rôle important dans une situation intime comme le massage, le frottement ou l’épilation. La majorité des clientes féminines ont une masseuse préférée, souvent celle qui vit dans le même voisinage et avec laquelle, elles partagent parfois des questions confidentielles.

Certaines anciennes clientes d’al-Tanbali ont souligné que l’une des raisons principales qui les relie à ce hammam c’était leur attachement au personnel « moderne », des femmes qui portent des jeans et qui sont ouvertes d’esprit. La respectabilité et la confiance pour le gérant sont aussi importantes: le gérant du hammam Omari est un homme respecté et accepté pour sa sagesse spirituelle et religieuse et aussi sa connaissance du traitement de la hijama[10]. Ceci montre que le lien entre l’usage du hammam, la religion et les soins de santé constitue un potentiel pour un bon fonctionnement du hammam et que l’honorabilité du gérant a un impact important.

  • 5. Règles et pratiques dans le hammam

Le hammam est un lieu où les usagers doivent respecter certaines règles. Ces règles changent au cours du temps et certaines d’entre elles diffèrent d’un hammam à l’autre. Le gérant et le personnel jouent un rôle important dans l’établissement et le respect de certaines règles intérieures, quelquefois négociées par les clients ; par exemple, si autrefois fumer pouvait être interdit, aujourd’hui le hammam est un des rares espaces publics où les clientes peuvent le faire en toute discrétion.

A Damas, l’enquête a montré que le hammam Ammouneh est caractérisé par l’absence de règles. Selon les résidents, son gérant n’est pas une personne respectée, car « quelqu’un qui ne mets pas en garde les autres contre les mauvais comportements, dans son local, est mauvais comme eux ». Ceci est souligné par le proverbe d’un interviewé : « les vers dans le vinaigre sont causés par le vinaigre ». La plupart des interviewés réclament le remplacement de la direction et du personnel par des personnes plus respectables à même de veiller au respect des règles. La responsabilité du gérant et du personnel joue un rôle important pour un bon fonctionnement et pour un hammam « respectable ».

A Ankara, l’enquête a révélé parmi les fonctions et les règles communes, des pratiques similaires et d’autres différentes. Les deux hammams (Sengül et Mamara) diffèrent dans leur construction sociale. Ils fournissent des services différents et satisfont les besoins des femmes dans un contexte de respect de la vie privée. Les clients de Sengül ont des liens sociaux plus forts ; ils passent beaucoup de temps ensemble, discutent et partagent la nourriture. Par contre, les clientes du hammam Mamara, -des femmes d’affaires, des employées,…-passent seulement pendant l’heure du déjeuner. Elles apprécient l’intimité dans des pièces séparées pendant l’épilation et discutent avec le personnel, de leur vie, de leurs aspirations ou même de sujets sérieux. Conscientes des risques de commérages, elles n’aiment pas dévoiler les aspects intimes.

Au lieu d’une table et d’un vestibule agréable où les femmes s’assoient ensemble et partagent la nourriture comme à Sengül, il y a seulement un réfrigérateur dans l’entrée et des chaises en face de la télévision dans le séjour. Cela ressemble plutôt à l’ambiance d’un salon de beauté. Les femmes ont la possibilité d’opter en faveur du hammam avec sa fonction sociale et ses règles et pratiques ancrées qui correspondent à leurs sentiments pour une interaction sociale ou en faveur d’une intimité et ceci dépend de leur implication dans les relations sociales de la « communauté » du hammam. Alors que les femmes des classes moyennes supérieures ont le choix entre Sengül et Mamara, les femmes aux moyens financiers modestes restent exclues des deux.

Conclusion

Sur fond de mondialisation, les hammams de la région méditerranéenne affrontent de grands défis, en raison des transformations sociales, politiques et économiques, fondées différemment dans les quartiers des cas d’étude. Les transformations sociales dans le contexte des pratiques des modèles de la famille nucléaire et de la circulation des informations ont ouvert d’autres alternatives, comme les stations thermales, les clubs de sport et de fitness, les piscines couvertes, les salons de beauté ou les saunas.

Plusieurs propositions pour un hammam revitalisé, avancées dans les procédures de recherche interdisciplinaire, peuvent être reprises, différemment pour chaque étude de cas et selon le processus de participation relatif aux différents contextes. Le prérequis est que le gérant et le personnel soient perçus comme des personnes respectables dans le quartier. L’usage supplémentaire du hammam, pour les évènements culturels publics ou pour les réunions de la communauté, pourrait rétablir la confiance dans le hammam et renforcer son rôle social.


 Notes

[1] HAMMAM – “Hammam, Aspects and Multidisciplinary Methods of Analysis for the Mediterranean Region” FP6 -2003- INCO-MPC-2, Numéro de contract: 517704.

[2] Voir Knapp, Gudrun-Axeli, Race, Class, Gender: Reclaiming Baggage in Fast Travelling Theories, in: European Journal of Women’s Studies, Vol. 12(3), 2005, p. 249-265, Schein, Gerlinde/ Sabine Strasser (ed.) Intersexions. Feministische Anthropologie zu Geschlecht, Kultur und Sexualität Wien, Milena Verlag, 1997 ou Yuval-Davis, Nira "Intersectionality and Feminist Politics", in: European Journal of Women’s Studies, Vol. 13(3), 2006, p. 193-209.

[3] Voir Yuval-Davis, Nira, "Frauen und ‘transversale Politik’", in: Fuchs, Brigitte; Habinger, Gabriele (ed.): Rassismen und Feminismen. Differenzen, Machtverhältnisse und Solidarität zwischen Frauen. Wien, Promedia, p. 217-223 ou Anthias, Floya, "Beyond Feminism and Multiculturalism. Locating Difference and the Politics of Location", in: Women’s Studies International Forum 25 (3), 2002, p. 275-286.

[4] Voir exemple Gupta, Akhil / Ferguson, James (Hg.) (1997): Anthropological Locations: Boundaries and Grounds of a Field Science, Berkeley, University of California.

[5] L’enquête a été soutenue par le travail interdisciplinaire et l’échange de données, avec les équipes d’étude de cas. Elles ont contribué à la discussion de certaines questions et des résultats, de leur reformulation et de l’intégration de nouvelles questions et données.

[6] Enquête menée par l’équipe égyptienne du projet en 2006 (Dina Shehayeb et Alaâ El Habachi).

[7] Enquête menée par l’équipe marocaine du Projet HAMMAM (2006-2007).

[8] Ibidem.

[9] Aujourd’hui, les deux hammams n’ont plus de section pour femmes.

[10] Hijama : méthode thérapeutique, incisiothérapie.

 

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