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Insaniyat N° 11 | 2000 | La Sacré et le Politique | p.01-05 | Texte intégral


 

Il est simple de constater de nos jours, qu'au principe de la question des relations entre le sacré et le politique, figure la position du locuteur : à partir de quel lieu politique construit-il un discours sur l'institution de l'être-ensemble en société de culture et de tradition musulmane ?

Du lieu d'où ça parle, s'indique la méthode, la démarche et la gnosis à partir desquelles seront tenus les discours sur le sacré, le politique et leur (s) relation (s), de l'intérieur du sacré, de l'intérieur du politique ou, par exclusive, de l'ailleurs des deux. De ce troisième lieu se déploient les sciences humaines et les sciences sociales, dont l'objet est, entre autres, justement le discours sur le sacré et sur le politique, de l'intérieur même de chacune de ces deux instances.

Dès la Renaissance et depuis le Siècle des Lumières (Et Tanouir [1]- l'illumination - écrirait Naçr Abou Zayd), l'Europe a commencé à effacer ses Églises du pouvoir politique et de l'État, en investissant les sociétés humaines de la souveraineté sur elles-mêmes et en les déclarant à l'origine de toute légitimité politique. C'est cette posture qui a rendu possible l'apparition et le développement des sciences de la société.

Depuis la fin du XIXème siècle, le Monde musulman tente de bâtir une modernité inspirée et imposée par le développement du capitalisme en Europe, en évitant de remettre en cause l'ascendant des religieux et de leurs institutions séculières sur les sources de la légitimité du droit, du pouvoir et de l'État. La Turquie et, dans une moindre mesure, l'Iraq mis à part, aucune société musulmane n'inscrit totalement l'origine de sa souveraineté et de ses institutions dans sa propre histoire. C'est ce qui explique la pauvreté de la réflexion objective sur les sources du droit et les origines de l'État en société musulmane. Le paradoxe est que depuis au moins un demi-siècle, les sciences sociales           et humaines sont largement enseignées - au regret de bien des religieux- dans la plupart des universités du monde musulman ; et c'est ce qui explique aussi les mises à mort de ceux qui, dans les sociétés dans lesquelles ces problèmes se posent de manière massive, sous forme de guerre civile, tentent de manière critique, de tenir le discours religieux pour ce qu'il est : un discours des religieux et/ou un discours des politiques.

Insanyat publie 14 textes qui ont en commun de s'être donné pour objet, les pratiques sociales des religieux et les formations discursives fondatrices des attitudes et des positions de ces derniers, ou encore des textes réflexifs travaillant à en démonter les stratégies. Il s'agit, dans l'histoire intellectuelle de l'Algérie, d'un événement, dans la mesure où, depuis le début du XX° siècle, les universitaires ont tacitement adopté une attitude d'autocensure, consistant à se taire sur les compromissions des religieux et des politiques dans les procès de légitimation qu'ils échangent, lorsqu'ils prétendent au trône. Cet échange et cette complicité dans la conquête et la conservation du pouvoir, a une histoire qu'il est urgent d'écrire, car elle fait partie du drame toujours recommencé du divortium jamais réalisé dans ce couple, mais déjà inscrit dans l'acte même de leur union et dans l'histoire des sociétés islamisées, dès l'agonie du Prophète Mohammed et le rituel national-arabe de Saqifet Bani Sa'ida, qui aboutit à la désignation d'Abou Bakr Eç Çaddiq comme premier calife des musulmans. Or l'autocensure s'est inscrite, à ce propos, dans le métier même des chercheurs en sciences sociales, dans la mesure où les mouvements nationalistes intégraient la religion dans l'institution discursive de la différence et de l'identité nationale, se séparant, dans l'essence même de leur démarche, des sociétés colonisatrices. La religion et les religieux devenaient littéralement tabou à penser —l'impensé se transformant en impensable.

La rupture est venue des religieux eux-mêmes car, n'ayant plus besoin des politiques, c'est à dire des partis socialistes-nationaux et, profitant des gouffres de manque d'être et des graves déficits de sens dans la société, ils se sont précipités dans les larges béances ouvertes dans les flancs des pouvoirs dictatoriaux. Le passage à la violence extrême, après diverses mascarades multipartites et électorales, a montré à la société que la dictature autocrate pouvrait être remplacée par une dictature sociophage, dont les premiers actes furent justement, de mettre à mort ceux dont le métier était la recherche scientifique, c'est à dire le doute. Or, rien n'est plus dévastateur pour le clergé que la mise en doute - soit la mise en relation - de son discours et de ses pratiques. Penser est un acte éminemment libre de toute servitude, allégeance ou dépendance réelle et possibles. C'est d'avoir pratiqué cette liberté et de la mettre en œuvre aujourd'hui et, c'est donc de savoir et de prendre Le risque que l'autocensure est, aujourd'hui, derrière nous. Oui, le discours et les pratiques, toutes les pratiques du clergé et de quelque religieux que ce soit, sont objectales et objectives c'est à dire, matière à doute méthodique et donc matière à penser.

Penser : la création de l'univers et de l'homme dans les textes sacrés, est un acte de langage : dans la Genèse,

« Dieu dit : « Que la lumière soit et la lumière fut. » (Genèse I, 3)

« Dieu dit : « Qu'il y ait un firmament au milieu des eaux et qu'il sépare les eaux d'avec les eaux. » (I, 6)

En Genèse 9, 11, 14, 20, 24, 26, 28, 29 et du premier au sixième jour de la création, Dieu crée le monde en disant, c'est à dire en séparant, soit en pensant.

« Son ordre quand il veut une chose tient à ce qu'il dit : « soit » et elle est. » (Qoran XXXVI).

Dire c'est articuler, distinguer séparer :

« (...) et nous articulons tout, distinctement. » (Qoran, XVII, 12.)

A contrario, Tabari rapportant la chronique d'Ibrahim, écrit que les ayant renversé, ce dernier constate qu'elles n'avaient aucun effet sur lui parce qu'elles ne disaient rien.

Créer c'est donc dire et nous ne faisons rien d'autre, ici que dire sur le dire, articuler, distinguer, classer, penser. En cela, le monde est notre objet et nous le créons en le parlant et en l'agissant. Qu'est-ce qui nous distingue du clergé qui redit ? Le concept puis le sens et non le commandement puis le sens ! Le procès de production qu'est la pensée est intolérable aux professionnels du figement du Verbe, en ce qu'ils pétrifient toute langue, tout langage, en ce qu'ils parlent de manière toujours réactive, de la hauteur du monopole du sacré qu'ils se sont octroyé. Ils gèrent alors le ça, se donnant pour mission de rendre claire la parole de Dieu. De ce fait, leur parole devient univoque, incontestable, définitive comme l'oracle de Delphes annoncé par la Pythie. Ils sont alors Dieu, fetwisent en conséquence excommunient par anathème (Takfir). Ils mettent à mort par un acte de langage, énoncé en décret sacré (fetwa), exécutoire absolument, comme l'acte de langage par lequel Dieu commande à Ibrahim de sacrifier en holocauste Ismaïl/Ishaq.

Une caricature de Dilem met en scène, le jour de 'Aïd el Adha, un mouton fuyant à toute vitesse, poursuivi par un homme brandissant un couteau. Dans la bulle, le mouton dit : « Mais pourquoi veulent-ils m égorger ? Pourtant, je ne suis ni une femme ni un intellectuel. » Ibrahim exécute l'ordre de Dieu :

« Ayant tous deux manifesté leur soumission, il le jeta à terre sur la tempe.

Alors, nous l'appelâmes : « Ibrahim ! »

Tu as avéré la vision. De même, rétribuons-nous les bels-agissants,

Ce n'était là qu'épreuve d'élucidation. » (Qoran, , 103-106)

Dans les textes sacrés, Dieu ordonnant l'holocauste ne donne aucune raison. Il est l'Absolue Autorité, l'Indiscutable Existant, l'Unique, le Tout-Puissant, le Très-Haut, le Plus-Grand, au Nom 99 fois glorifié. Tel est celui qui parle en Son Nom. Qui décide par autoproclamation, d'être porte-parole du Texte.

Mais Dieu arrêta la main d'Ibrahim, Ishaq/Ismaïl fut sauf et donna deux puissantes nations. Une fetwa, jamais n'est rapportée ! Naçr Hamed Abou Zayd, critiquant le discours religieux, montre comment le clergé, interprétant la parole de Dieu, la muant en droit canon, s'en empare et la fait sienne. Momificateurs du discours et magiciens, les religieux s'installent sur le Trône, ferment ce que le Texte Qoranique avait ouvert avant d'être lui-même clôturé.

Le pouvoir religieux c'est le pouvoir des religieux. C'est un pouvoir de vie et de mort, de prise de vie et de mise à mort. Mo'awiya, premier dynaste national-arabe de l'Islam, disait aux musulmans à son investiture en 651. «La terre appartient à Dieu et je suis son Lieutenant. Par conséquent, tout ce que je prends m'appartient, et tout ce que je laisse aux hommes n'est que l'effet de ma faveur. »

L'imposture et l'usurpation fondent le pouvoir politique d'un homme qui joue du pouvoir symbolique et du pouvoir politique; Mais il veut régner sans partage, déniant aux religieux toute possibilité de le légitimer.

Penser c'est, ici, mettre en relation ; en relation le discours religieux comme acte de langage, exclusivement humain. C'est séparer la religion de la pensée de la religion ; le Texte de la pensée du Texte, le Texte du texte exégétique. Le clergé ne pense pas : il légifère, légitime, légalise en position d'absolue souveraineté, du haut du Trône usurpé. Dans ces conditions, toute pensée, toute critique, tout doute méthodique devient dénégation — Kufr. La dénégation est apostasie. Elle est punie de mort, Et qu'est-ce qu'un meurtre sinon une réduction au silence, une dissolution de la parole, un renvoi au chaos, au tohu-bohu, à la béance première :

« (...) la terre était déserte et vide et la ténèbre à la surface de l'abîme.» (Genèse I, 2.)

Avant que quoi que ce soit ne fut dit, à l'état létal d'avant tout cimetière.

Voici 14 textes donc. Vécus, déclarés, séparateurs. Il n'est pas question d'en redoubler les résumés dans une présentation académique car, le mieux qui s'en puisse dire est qu'ils s'inscrivent tous dans le drame que chacun d'eux élude par pudeur. Ils s'inscrivent , en même temps, dans l'immense champ en friche de la question de la sécularisation du politique en terre d'Islam.

C'est à prendre Le risque de penser l'être, du moins, dans ce qu'il laisse à penser de lui-même, que ces textes se vouent. Qu'on ne demande pas ce qu'ils valent, qu'on ne les interroge pas sur leur pertinence ; mais qu'on sache que leur radicale impertinence est qu'ils déverrouillent, pour la première fois en Algérie, les portes fermées de la pensée du religieux et du politique. Qu'on prête attention à cette déclaration littéralement intempestive dans une société écrasée par la prosternation suivie d'insurrections sanglantes, depuis des siècles : « (...) notre ténacité à pratiquer ces sciences [les sciences humaines] et à leur tête l'herméneutique, est plus puissante. Elle nous évite de tomber dans le jeu de l'exclusion, et rend impossible à toute partie de nous empêcher d'user de notre droit d'interpréter le Texte. Quelles que soient les tentatives des obstructeurs, ils seront conduits aux impasses de l'extrémisme et du fanatisme, qui ne peuvent mener qu'au terrorisme[2]. »

L'importance de ces textes n'est donc pas celle que peuvent porter l'objet ni l'analyse ; Elle n'est pas de dire bien ou mal ce qu'ils ont à dire du sacré et du politique ; mais il est demandé de les lire en tant qu'ils initient, aujourd'hui, la liberté de penser, face au crime absolu de l'effacement de la parole et de la conscience libres, dans une société où, au nom de la religion, de la dette du sens, la violence est un culte rendu à la sociophagie ; ce culte s'enracine dans la confusion, le chaos d'avant toute religion : Taghout ; de TaGHa, yTGHi : déborder, sortir des limites, tyranniser ; Taghout : nom d'une Idole de l'Arabie préislamique, puis en Islam : nom d'un démon.

C'est à Farag Foda, Djillali Liabès, M'hammed Boukhobza, 'Abd El Qader Alloula, Tahar Djaout, Mahfoudh Boucebci, séparateurs séparés ; c'est aux imams assassinés dans leurs mosquées pour avoir refusé la confusion, à Mgr Claverie évêque d'Oran, aux Sept Dormants de Tibhirine, (Seb'a Rgoud) aux journalistes et aux dizaines de milliers de victimes de Taghout, en Algérie et ailleurs, qu'il est rendu hommage. In Memoriam

Ahmed BEN NAOUM


Notes

[1] - Toute liberté a été laissée aux auteurs au niveau de la transcription en graphie latine des mots arabes.

[2]- BOUDOUMA, Abd El Qader.- Cf. Infra le résumé de sa contribution.

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