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Les Zénètes du Gourara, leurs saints et l'ahellil

Insaniyat N° 11 | 2000 | Le Sacré et le Politique | p.99-108 | Texte intégral


The zenete population of the Gourara region, their saints and Ahellil singing

 Abstract: Based on several accounts devoted to links between local saints and the “ahellile” practice, this article tries approaching  an aspect often misunderstood in studies about saintliness: the relation between religious agents and such or such a local cultural aspect which is often in contradiction with Islamic dogma and morals recommended by this religion.
This approach enables us to tackle the classical investigation of relations between saintliness and power from another angle: that of the saints daily relations with the community members among whom they are established.
Obviously these accounts don’t inform us in an objective way about these relations and it would be a mistake to take them for chronicles; however it appears clearly that the imaginary which sustains them wells from reality.
These accounts are of interest to us in so much that they place us in the centre of the problematic relation between the saints with fringe communities far from central power, In this particular situation (which was that of a number of communities outlying central power) the saints play their role of diffusion within the community in which they live by the norm of which they are bearers; but on the other hand this proximity to the community leads them to interiorize certain aspects of local practices.
Therefore there is a confrontation of these accounts and their interpretation suggests the idea that everything is submitted to the norm conveyed by the saints, the local communities try to negotiate a statute for their ancestral cultural practices. This negotiation succeeds since these practices continue even if they have an inferior statute with regard to the Islamic norm


Rachid BُELLIL : Sociologue, anthropologue - INALCO, Sorbone Nouvelle.


L’ahellil se présente comme un corpus de poésie zénète[1]. Les poèmes sont chantés collectivement et accompagnés d’une danse très lente en cercle. M. Mammeri qui a recueilli et publié cette poésie, définit ainsi l’ahellil : “Manifestation à la fois musicale, littéraire et chorégraphique célébrée comme un spectacle profane en même temps qu’une cérémonie quasi religieuse”[2]. D’emblée, Mammeri situe l’ahellil dans les deux registres, à la fois profane et religieux. Etudiant cette ambivalence, il passe en revue les éléments constitutifs de chacune des deux formes. Pour l’aspect religieux, il évoque tour à tour la signification attribuée au terme d’ahellil par les groupes berbérophones du Moyen-Atlas, de l’Ahaggar et de Kabylie : partout la connotation religieuse est attestée et renvoie au fait de chanter les louanges du seigneur. Passant à l’étude du corpus, Mammeri montre que les thèmes religieux occupent une place importante dans l’ahellil. On s’y adresse à Dieu, au Prophète, aux grands saints de l’Islam comme aux nombreux wali du Gourara. Il distingue trois formes d’évocation du religieux renvoyant à l’orthodoxie musulmane, à l’enseignement mystique et à “l’expression d'une éthique islamique”. Quant à l’aspect profane de l’ahellil, il apparaît d’abord au vu de deux interdits : les tolba ainsi que tous ceux qui fréquentent les écoles coraniques ne se rendent en principe pas à l’ahellil ; d'autre part, les personnes ayant des relations de parenté rapprochées évitent de se retrouver à une même “séance”. Le côté profane est aussi marqué par la mixité qui prévalait encore récemment.

Toutes ces données suggèrent que les individus à statut religieux (shurafa et mrabtin) ainsi que ceux qui investissent dans le savoir religieux se tiennent à l’écart de l’ahellil. Or le contenu religieux de l’ahellil est justement le produit d’un investissement des agents religieux dans cette poésie et pratique collective qu’affectionnent les ksouriens. Il y a là plus qu’une contradiction, une ambivalence. La question qui se pose consiste donc à se demander s’il y a réellement une dualité de valeurs renvoyant au couple profane/sacré ou si le rapprochement ou l’éloignement des agents religieux par apport à l’ahellil est fluctuant en fonction de situation, et peut donc être saisi par l’analyse. En d’autres termes, il s’agit de savoir s’il y a opposition absolue entre la pratique et les valeurs de l'Islam et l’ahellil, ou si l’évolution des relations entre les deux domaines est à relativiser. Si l’ahellil renvoie à la fois au profane et au sacré, cela signifie que cette ambivalence même ne se prête pas au dualisme exclusif. Comme l’écrit Mammeri, lui-même : “ Dans le détail des textes à titre religieux les vers où s’expriment des amours très terrestres sont nombreux et souvent bien venus. Ceci pose un problème difficilement soluble. Dans le même passage, on passe d’un thème religieux à un autre profane sans transition ni lien apparent.”[3].

Les deux faces de l’ahellil

Lorsque l’on demande aux Gouraris de donner leur interprétation sur cet enchevêtrement du religieux et du profane dans l’ahellil, on obtient des réponses qui peuvent se ranger dans deux conceptions. La première considère que le religieux est premier dans l’ahellil. Celui-ci aurait été créé par les agents religieux pour chanter leur amour de Dieu et du Prophète. Dans cette perspective, on évoque même les pratiques collectives des mystiques (soufis) qui se réunissaient pour glorifier Dieu. Pour les tenants, minoritaires, de l’autre approche, l’ahellil existait avant l’arrivée des saints. Pour transmettre de manière efficace leur message religieux, les wali se sont saisis de la forme (poésie, musique, danse) et lui ont ajouté leurs propres éléments : les louanges au Seigneur et le rappel fréquent du principe de son unicité, l’évocation de l’excellence du Prophète, le recours aux saints qui intercèdent, aident et soutiennent les ksouriens lors des épreuves, et même des indications sur le moment de chaque prière. L’ahellil serait donc devenu une sorte d'instrument pédagogique au service des agents religieux. L’ambivalence est expliquée, dans la première approche, par le fait qu’après la période de mise en place de l'autorité des wali, les gens du Gourara se sont mis à chanter leurs joies et leurs peines dans l’ahellil religieux, ceci s'est accompagné du passage du message sacré/savant vers un contenu plus populaire, ce qui aurait entraîné une dégradation de l'ahellil ; dans la seconde approche, c'est le maintien de l’ahellil préislamique qui perdure et se poursuit même après l’intervention des saints, ce qui explique la présence des anciens thèmes profanes à côté des autres plus récents d’origine religieuse.

Nous sommes donc renvoyés à la question de l’antériorité : de par leur position hégémonique, les agents religieux ont tendance à se poser comme seuls donneurs de sens et toute pratique doit trouver son origine dans le système religieux dont ils sont les fondateurs. La présence de l’ahellil révèle que dans une société entièrement soumise à la loi religieuse, des survivances de l’ancien système continuent de se reproduire non pas de manière marginale, honteuse et pratiquées surtout par les femmes, mais avec l’adhésion fervente des ksouriens. Plus, lors des fêtes annuelles (ziyara) aux tombeaux des saints, les ksouriens intègrent très souvent dans les différents rituels, une séance d’ahellil qui dure toute la nuit. Cette présence de l’ahellil lors de ces cérémonies serait liée au respect dû par les descendants des saints aux dernières volontés de leurs ancêtres, mais aussi une concession aux ksouriens puisque seule la pratique de l’ahellil pouvait les tenir éveillés toute la nuit auprès du mausolée. Ajoutons enfin qu’au sommet de cette ambivalence, certains wali passent, eux-mêmes, pour avoir été, à un moment de leur vie, des maîtres de l’ahellil, ce qui leur causera souvent bien des déboires comme nous le verrons plus loin. Une intrication aussi profonde s’explique-t-elle par la nature tolérante des agents religieux du Gourara ou par la force de l’attachement des Zénètes à l’une de leurs pratiques culturelles favorites, attachement qui amène même les agents religieux à se laisser séduire et pratiquer eux-mêmes l’ahellil. Même l’application stricte de l’Islam ne peut empêcher la passion d’exister, ajoutons, même parmi les agents religieux. La société zénète accepte et intègre les agents religieux avec leurs orientations et pratiques religieuses, mais en retour elle réussit à capter ces agents religieux et à les amener à reproduire cet ahellil en lui donnant un souffle et un cachet nouveau par les aspects religieux et mystiques dont ils sont porteurs.

Il est clair que le débat est lié aux opinions sous-jacentes : l’attachement à l’orthodoxie et à la supériorité absolue du religieux entraîne la condamnation de ces pratiques populaires qui pervertissent le message islamique ; par contre, la défense de la pratique populaire et d’un corpus original de poésie et de chant (dans le champ des sociétés berbères) conduit à regretter son envahissement par une langue et des thèmes différents. Il reste que, jusqu’à présent, l’idée que l’intervention des agents religieux a été préjudiciable pour le contenu ancien de l’ahellil, cette idée est impensable pour les Zénètes.

Bien que l’ahellil se présente sous une forme bilingue (zénète et arabe), la terminologie qui désigne ses différents éléments (participants, instruments, phases...) est entièrement berbère, ce qui amène Mammeri à conclure sur “...une origine ancienne du genre, à coup sûr anté-islamique”[4]. Une analyse approfondie de l’ahellil permettrait, selon lui, de “ retrouver des traces des influences chrétienne, judaïque, kharidjite”[5]. Mais il s'agit de maigres repères, tout au plus quelques éléments qu'une interprétation fine et pointilleuse permettrait de situer, car l'intervention des agents religieux a pratiquement tout effacé : “ Il est peu probable cependant que quelque chose ait subsisté (...), après la ferveur iconoclaste des prosélytes du 15e siècle et l’action consécutive des chorfas ”[6]. D’origine berbère, l’ahellil aurait subi l’empreinte des différentes religions auxquelles ont adhéré ces communautés zénètes. La dernière en date, l’Islam, aurait imprimé à l’ahellil un contenu kharidjite effacé ensuite par l’empreinte de l’Islam orthodoxe des shurafa à partir du XVIe siècle. Cette période constitue un période charnière de l’évolution du Gourara puisque c'est à partir de ce moment que les shurafa et les saints transforment par leurs actions cette société.

Un passage, que nous citons entièrement, nous renseigne sur l’approche historique de Mammeri : “ Les zélés prédicateurs et autres saints hommes qui, vers la fin du Moyen-Âge sont arrivés dans un Touat civilisé, tolérant et multiconfessionnel, ont amené avec eux une foi intransigeante, exaspérée par la récente reconquista ibérique et les incursions hispano-portugaises sur les côtes maghrébines. Ils ont mis les malheurs de l’histoire sur une pratique trop libérale du dogme. Ils ont dû trouver devant eux des textes d’ahellil à l’image de la tolérance et de la diversité ambiante. Faute de pouvoir (et peut être, dans certains cas, de vouloir) l’éradication totale d’un genre trop ancré dans les mœurs et les cœurs des populations autochtones, ils ont à tout le moins tenu à lui donner un visage nouveau, conforme à la nouvelle idéologie, à la fois militante et mystique. Ils y ont pour l’essentiel réussi, même si dans la masse de l’inspiration maraboutique, désormais envahissante, quelques vestiges demeurent, qu’il n’a pas été possible de raser entièrement.”[7].

Bien que cette région du Sahara ait connu une relative prospérité liée à sa position de relais dans le commerce caravanier entre le Maghreb et le Soudan (surtout l’or), Mammeri ne nous présente-t-il pas un Twat plutôt idyllique, caractérisé par les critères de civilisation, de tolérance et de pluralisme religieux ? Face à ce Twat riche et libéral, voici arrivés des zélotes animés d’une foi intransigeante et décidés à rétablir l’Islam orthodoxe en faisant, au besoin, table rase de ce qu'ils y ont trouvé. Nous avons déjà vu que la fin du XVe siècle a été marquée par l’action du shaykh al-Maghili, décidé à expulser les Juifs du Twat.

Mammeri nous propose une vision quelque peu idéalisée du Twat-Gourara. Il devait, certes, y exister des familles vivant dans l’aisance (grâce au commerce), mais le niveau de vie de la majorité de la population devait être plutôt bas. La mention, dans les ahellil, de parfums, pièces précieuses et autres étoffes fines ne signifiait vraisemblablement pas que ces biens étaient répandus mais, plutôt, qu’ils étaient rares et recherchés.

Le résultat de la relation entre l’arrivée des zélotes imposant leur idéologie religieuse et l'ahellil, pourrait être résumé ainsi : l’éradication totale de l’ahellil est rendue difficile par l’attachement des Zénètes à leur culture, et il reste “quelques vestiges... qu'il n'a pas été possible de raser entièrement”. La sauvegarde et la transmission de quelques éléments anté-islamiques témoignent de la résistance culturelle des Zénètes et cet attachement à l’endogène permet de maintenir une identité qui n’a pu être complètement effacée. Mammeri écrit : “Les nouveaux maîtres ne pouvaient ni éradiquer un genre trop intriqué dans la vie de leurs ouailles ni admettre le système de valeurs, à leurs yeux illégitime, qui le fondait. Ils ont adopté à son égard une double attitude. D’un côté ils s’en démarquaient dans le principe, pour bien souligner l’essentielle différence de statut qu’il y avait entre la science scripturaire, dont ils étaient les porteurs et les bénéficiaires, et ces “jeux” populaires et futiles, qui trouvaient leur source ailleurs que dans les écrits reconnus. Mais, vu la popularité du genre, cette contestation de principe risquait de demeurer inopérante. Aussi les chorfas ont-ils, plus efficacement, procédé à la récupération de l’ahellil. Ils y ont insufflé de fortes doses d’idéologie chérifienne...”[8].

Entre les shurafa et les ksouriens Zénètes du Gourara, Mammeri pose plus qu’une distance, une opposition. Nous avons affaire à deux entités séparées par l’origine, le statut et l’intérêt. Les shurafa sont les “nouveaux maîtres” et les ksouriens, leurs “ouailles”. Les uns détiennent le pouvoir et la légitimité par leur origine noble et les autres sont écrasés par leur ascendance roturière. Cette opposition parfaite, structurale fonde une distinction radicale entre les deux éléments. En tant que caste extérieure à la société locale, les shurafa auraient dû être amenés à vivre séparés des communautés zénètes et à reproduire leur culture en vase clos, laissant l’ahellil délégitimé aux ksouriens zénètes dominés et ne communicant avec eux que pour leur transmettre le message religieux. Or, il se trouve que les shurafa tentent de s’approprier l’ahellil ou plutôt, qu'ils ne vont pas rompre radicalement avec lui.

La relation entre shurafa et ksouriens zénètes, telle que l’observe Mammeri, est le produit d’un processus de domination et d’imposition de la violence symbolique, qui perdure depuis quatre ou cinq siècles. Il ne s’agit pas d’un donné immédiat et établi une fois pour toutes dès le début de la relation. En réalité, il n’y a pas “ Un” début, mais un processus en cours qui vise à légitimer le pouvoir et l’autorité des lignages sharifiens. Ainsi que nous l’avons observé plus haut, certains lignages de shurafa sont établis au Gourara bien avant le XVIe siècle. Mais la mémoire collective de ces shurafa est incapable de rendre compte, ne serait-ce qu’à grands traits, des relations entretenues entre leurs ancêtres établis au milieu des ksouriens avant l'émergence, parmi eux, de saints. Les traditions orales ne deviennent significatives qu’avec l’apparition de wali au sein des lignages de shurafa, c'est-à-dire à partir des XVIe-XVIIe siècles. Sans nous appesantir sur les fausses prétentions au statut de sharif, qui ne peuvent être confirmées ou infirmées, on peut penser que les shurafa ont constitué dans ces régions lointaines et périphériques, des lignages “discrets” dont la prétention au statut de shurafa ne sera réactivée qu'au moment où il deviendra socialement, économiquement et politiquement intéressant de le faire et de l’afficher publiquement. Durant toute cette période de latence et même par la suite, les shurafa vivent comme les ksouriens zénètes. Dans leurs relations avec les shurafa, les ksouriens prennent simplement quelques précautions d’usage.

Il est nécessaire de distinguer entre les lignages de shurafa directement liés au pouvoir central (makhzan) et qui vivent dans les cités du centre avec ceux qui sont établis depuis des siècles au milieu des communautés ksouriennes dans des espaces périphériques et éloignés du makhzan. Mis à part quelques privilèges, les shurafa vivent exactement comme les autres ksouriens et en contact quotidien avec eux. Bien que les shurafa disposent parfois d’une zawiya, cela ne signifie pas que tous leurs descendants soient lettrés. Comme les shurafa ne travaillent pas la terre, cela leur laisse des temps de loisir importants qui sont consacrés, pour certains d’entre eux, à la poésie et donc à l’ahellil. Mais si la majorité des shurafa vit en contact étroit avec les populations ksouriennes de culture zénète, il n’en reste pas moins que la distinction peut être réactivée, ne serait-ce que de manière symbolique, comme pour rappeler les limites de cette proximité.

La relation entre poésie chantée et dansée et l’Islam, dépasse le cadre limité du rôle des shurafa et doit être inscrite dans le cadre plus global des fluctuations de la position des agents religieux par rapport à l’activité artistique en général, la poésie et la musique en particulier. Ces fluctuations dépendent aussi bien de la psychologie individuelle des agents religieux que de la nature des pouvoirs politico-religieux qui tolèrent ou interdisent. Il n’y a pas de position arrêtée, tranchée et la frontière entre le licite et l’illicite est loin d’être précise. Ainsi, Ibn Abi Zayd al-Qayrawani (XIe siècle) écrit dans sa “Risala” : “ Il n’est pas licite... d’écouter la musique et le chant profanes, ni de réciter le Coran avec des accents cadencés comme dans le chant profane ”. Mais cette musique et ces chants profanes existent. Le même juriste ajoute : “ (La femme) ne sortira pas pour assister... aux concerts de flûte, de luth ou autres instruments de musique profane. Exception est faite pour le tambourin dont on joue dans les mariages. Mais il y a divergence d’opinion pour le tambour connus sous le nom de kabar...”[9].

La reconnaissance de la “divergence d'opinion” ne renvoie-t-elle pas au caractère fluctuant, relatif des positions des uns et des autres. Et comment une religion pourrait-elle s’attaquer de manière frontale à des pratiques qui s’inscrivent au plus profond de la vie des communautés. Comment interdire la danse, par exemple, lorsque celle-ci participe au renforcement de la communauté, comme l’écrit Bourdieu : “ On comprend que la danse, cas particulier et particulièrement spectaculaire de synchronisation de l’homogène et d’orchestration de l’hétérogène, soit prédisposée à symboliser partout l’intégration du groupe et à la renforcer en la symbolisant.”[10]. Nous pensons ici, directement à l’ahellil dont la réalisation passe par la figure parfaite du cercle symbolisant l’intégration de toutes les individualités et leur communion dans cette poésie connue de tous et de toutes.

S’attaquer à une pratique populaire est chose dangereuse comme le faisait remarquer Mammeri. Cela arrive pourtant, avec des résultats différents, comme le montrent ces deux anecdotes mettant aux prises l’imam Ibn Toumert fondateur de la dynastie almohade avec des communautés du Maghreb. Dans le premier récit l’imam intervient énergiquement : “ En pénétrant dans la ville (Tlemcen), l’imam rencontre une nouvelle mariée que l’on conduisait à la demeure de son époux : elle était montée sur une selle et précédée d’un cortège de musique et de choses blâmables. Il brisa les tambourins et les instruments de musique, mit fin au spectacle immoral et fit descendre la mariée de la selle ”[11].

L’imam applique avec sévérité la loi religieuse et ne rencontre pas de résistance certainement en raison du fait qu’il se heurte à une famille seulement.

Mais dans cet autre récit, la réaction est toute autre : “ Puis nous atteignîmes le village dit qasr Kallal (après Oujda) et descendîmes dans la mosquée. L’imam entendant dans la localité de la musique et des cris d’hommes et de femmes, nous dit... : “ Allez mettre fin à ce spectacle honteux et ordonnez aux gens de pratiquer les règles de la vertu ! ” Ayant rejoint le rassemblement, nous dîmes au groupe de gens : “ La musique et tous les actes blâmables sont regardés comme des pêchés, car ce sont des pratiques du paganisme. N'est-ce pas assez qu'hommes et femmes soient ensemble, sans rien qui ne les sépare ? ” “C'est ainsi qu'il en va chez nous ! ” Répliquèrent-ils. “Nous leur ordonnâmes de faire ce qui est convenable, mais ils n’écoutèrent pas nos paroles, nous leur défendîmes ce qui est blâmable, mais ils ne s’en abstinrent pas. Nous avertîmes l’imam et nous revînmes leur dire : le faqih vous ordonne de faire ce qui est convenable !” Ils nous répondirent : “ La censure de nos moeurs est notre affaire, comme celle des vôtres est votre affaire ! Allez-vous en, sinon nous vous infligerons un châtiment exemplaire, vous et votre faqih.” Nous vînmes rapporter leur réponse à l’imam qui me dit : “ Ô Abu Bakr prépare la bête de somme et charge les livres. Quittons ces gens, de crainte que s'il ne leur arrive malheur, nous ne soyons frappés en même temps !” “ Nous nous mîmes en route et marchâmes...”[12].

Le départ de l’imam devant la résistance des gens n’est dû qu’à sa position minoritaire face à une communauté et qu’il ne dispose pas des moyens d’imposer sa loi. La violence symbolique (invocation de la loi religieuse) n’est pas ici efficace. Ces deux récits nous montrent combien, tout en ayant une interprétation rigoriste et intransigeante de la loi religieuse, l’imam Ibn Tumert s'adapte aux situations.

Trois siècles plus tard, Dermenghem signale que le maître soufi Sidi Ahmad ben Yusef était : “... favorable aux concerts de musique et de danses extatiques”[13]. La progression du soufisme au Maghreb s’accompagne d’une propagation de ces chants et danses d’inspiration mystique. Dans une autre région du monde musulman, l’Iran, les religieux interdisaient : “... toute pratique musicale de même que la fabrication et le commerce des instruments de musique.”[14].

Mais avec le soufisme, on note l’apparition du samaâ : “ Concert spirituel qui s’accompagne parfois de chorégraphies mystiques ”[15]. Pakdaman ajoute : “...Au cours des cérémonies du samaâ, une sorte de poésie spontanée est née, louant les mérites de l’amour éternel, et invitant le monde à s’engager dans la recherche de Dieu. Cette poésie est faite pour être dansée et chantée ”[16].

Les danses extatiques appréciées par Sidi Ahmad ben Yusef sont les hadra pratiquées jusqu’à présent au Gourara et dans plusieurs régions du Maghreb. Les poèmes entièrement religieux sont chantés et dansés par un groupe formant un cercle. Les “concerts de musique” s’apparentent aux samaâ si étroitement liés par Pakdaman au mysticisme iranien. Nous pouvons parfaitement imaginer une diffusion de cette pratique liant poésie religieuse et danse au Maghreb. Les soufis du Gourara l’auraient pratiquée entre eux. Progressivement, samaâ des mystiques et ahellil se seraient rencontrés pour ne faire qu’un avec des éléments appartenant aux deux sources. Il est tout à fait possible que les soufis aient transmis, en plus de l’émotion liée à leur amour de Dieu et du Prophète, une certaine conception de l’amour platonique.

Selon un maître (shaykh) de l’ahellil, à qui nous demandions des éclaircissements sur cette proximité des aspects religieux et profanes dans un même poème, l’ahellil tel qu’il existe actuellement résulterait d’une fusion entre deux genres jadis distincts. Le tehllil dans lequel les wali chantaient l’unicité de Dieu (tawhid) et l’ihwal dans lequel les ksouriens exprimaient à la fois les tourments de l’amour, les relations dures entre les ksouriens et les rivalités entre soffs. Si cette explication ne consiste pas en un essai de “ rationalisation” a posteriori de cette unité des contraires que serait devenu l’ahellil ? Elle permettrait, au moins, de montrer deux processus à l’œuvre, d’une part l’assimilation par les ksouriens du message mystique des wali et, d’autre part une intégration des wali et/ou de leurs descendants dans le champ des préoccupations quotidiennes des ksouriens.

Il existe, cependant, un autre mode de réalisation de cette poésie, à savoir les tifqirin. Il s’agit de chants (litanies) produits uniquement lors des veillées funéraires. Le groupe est constitué de dames d’un certain âge. Les poèmes se concentrent sur l’évocation de la mort et les suppliques adressées à Dieu, au Prophète et aux saints.

Les ksouriens ont profondément assimilé un certain nombre de valeurs considérées comme centrales par les soufis et que ces derniers propagent : la patience (sabr), l’abandon en Dieu (tawwakul), l’humilité, la foi vécue intimement, le respect envers tous ceux qui ont un statut supérieur (parents, maîtres, agents religieux), une proximité intériorisée avec le saint patron (shaykh)... Cette assimilation par idéalisation des wali et le mimétisme que les ksouriens vont mettre en œuvre envers leurs comportements, autorisent à parler de mysticisme populaire qui est le fait de gens en majorité analphabètes assimilant des valeurs et idées, développés par des maîtres savants (ou supposés tels), uniquement par le canal de l’oralité. D’un autre côté, si dans les lignages religieux (shurafa et mrabtin) on rencontre des lettrés, une partie des descendants des wali (hommes mais surtout femmes) n’ont pour seule culture que celle des ksouriens zénètes. Dans les ksour éloignés, il n'est pas rare de rencontrer des shurafa et mrabtin parlant uniquement la zénatiya et n’ayant qu’une vague connaissance de la langue arabe. Vivants de manière permanente avec les Zénètes et étant, eux-mêmes, très souvent des Zénètes (au moins par leurs mères), ces membres des lignages religieux se comportent dans la vie quotidienne en ksouriens. Le statut religieux n’est souvent qu’un signe distinctif appelant un certain respect de la part des “roturiers”. Comme le dit, dans un récit, un personnage ambitieux : “Je vais aller là où je serais seul à être appelé “Sidi”.

Notons encore que depuis l’indépendance de l’Algérie, et la propagation dans les ksour les plus éloignés d’une culture qui survalorise la langue arabe, l’arabité et le savoir scripturaire, la tendance s'oriente actuellement vers une distanciation de plus en plus poussée vis-à-vis des éléments de la culture populaire des Gouraris. Ce mouvement de distanciation qui a commencé avec les agents religieux est repris par les Zénètes eux-mêmes qui mettent en œuvre un processus d’auto-dévalorisation de leur culture. A tel point que l’ahellil est maintenant pratiqué surtout par les membres des couches inférieures, comme les Haratin.

Plutôt que d’opposer de manière formelle, abstraite et radicale ces deux aspects de la culture des Gouraris (l'Islam et l'ahellil), il nous semble préférable d'opter pour une relativisation des oppositions, notamment celles qui gravitent autour des questions du statut (shurafa contre zénètes, religieux contre roturiers) pour montrer que ces relations étaient plus complexes et surtout, en laissant une part active à la vocation individuelle. Comme l’écrit Boudon : “ Il n’y a aucune raison d’éliminer de la sociologie le sujet agissant...”[17]. Nous sommes d’autant plus enclins à ce rétablissement du sujet que le contenu de nos matériaux nous y invite. Nous avons, en effet, recueilli un certain nombre de récits mettant en situation des acteurs profanes et religieux autour de la question des relations entre ahellil et religion. Par ces récits transmis oralement, nous avons accès à l’expression d'éléments identifiés comme posant problème mais aussi, de leur résolution sur le plan symbolique et imaginaire.


Notes

[1]- Les Zénètes du Gourara constituent un groupe humain vivant dans une série d’oasis situées au sud de l’Atlas saharien et au nord du Twat (sud-ouest de l’Algérie). Longtemps “ préservés ” par l’enclavement de leurs oasis, les Gouraris sont de plus en plus concernés par le phénomène d’acculturation avec une arabisation très rapide.

[2]- MAMMERI, M. et Al., “ Le Gourara. Eléments d’étude anthropologique ”, Libyca, t. XXI, Alger.- p.259.

[3]- Ibid..- p.p. 261-262.

[4]- Mammeri, Mouloud.- Op. cité.- p. 262.

[5]- Mammeri, M..- L’ahellil du Gourara.- 1984, Editions de la MSH.- p.p. 31-32.- Voir aussi l’article du même auteur “ Culture du peuple ou culture pour le peuple ”.- AWAL n°1, éditions de la MSH, Paris.- p.43.

[6]- Mammeri, M..- L’ahellil du Gourara.- Paris, Editions de la M. S. H..- p. 32.

[7]- Mammeri, M..- L’ahellil du Gourara.- p.32.

[8]- Mammeri, M..- Culture du peuple ou culture pour le peuple.- AWAL n° 1, 1985.- p.p. 43-44.

[9]- Al-Qayrawani.- La Risala ou épître sur les éléments du dogme.- Alger, éditions de l’armée, 1979.- p. 307.

[10]- Bourdieu, Pierre.- Le sens pratique.- Paris, éditions de Minuit, 1980.- p. 99.

[11]- Lévy-Provencal, E..- Documents inédits d’histoire almohade.- Paris, Geuthner, 1928.- p.95.

[12]- Ibid.- p. 97.

[13]- Dermenghem, Emile.- Le culte des saints dans l’Islam maghrébin.- Paris, Gallimard, 1982.- p. 224.

[14]- Pakdaman, K..- La situation du musicien dans la société persanne ; J. Berque et J.-P.- Charnay.- Normes et valeurs dans l’Islam contemporain.- Alger, SNED, 1966.- p. 330.

[15]- Ibid..- p. 329.

[16]- Ibid.- p. 330.

[17]- Boudon, Raymond.- Effets pervers et ordre social.- Genève, Droz, 1977.- p. 256.

 

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