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Alger racontée, Alger mise en scène (dans la fiction et les essais)

Insaniyat N°44-45 | 2009 | Alger : une Métropole en devenir | p. 115-121 | Texte intégral 


Algiers related in fiction and essays, Algiers a stage production

Abstract: “Algiers a white city on a black background”, it is a contrasted but also fascinating image which Chawki Amari, Adlene Meddi and other novelists or essay writers give us in a sometimes serious setting but more often in a corrosive humour gripped by reality even when it drifts into absurdity !
Algiers a theatre of shadows which sum up happy events and unhappy ones that the country has experienced these last years, but which also translates its inhabitants impulses and yearnings, those of citizens who pace up and down its roads every day ,who can hate it or love it madly.
Algiers narrated also, by its researchers who question urban cultural expressions to understand their sense which would be the base for forming a new Algerois identity, more in harmony with the urban, social, cultural, and economic evolutions that the city has known since independence.

Keywords : Algiers - contrasted image - stage setting - evolution - shadow theatre - urban cultural expressions - new Algerois identity.


Khaoula TALEB IBRAHIMI : Université d’Alger, 16 000, Alger, Algérie.


« Alger ville blanche sur fond noir », cela aurait pu être le titre de notre texte ! C’est le titre d’un recueil de nouvelles qui figure parmi le corpus de textes de jeunes écrivains mais aussi de journalistes et chercheurs universitaires qui vont me servir d’arguments à mes propos.

Ces textes nous livrent une image contrastée d’un Alger mis en scène d’une manière parfois sérieuse quand il s’agit d’écrits de recherche mais le plus souvent faisant montre d’un humour corrosif et saisissant de réalisme même quand il verse dans l’absurde !

Alger, théâtre d’ombres qui subsume les événements heureux et malheureux que le pays a vécus ces dernières années mais qui traduit aussi les pulsions et les aspirations des  habitants qui y vivent, qui arpentent ses rues tous les jours et qui peuvent la haïr ou l’aimer à la folie.

« Car vivre dans une ville comme Alger et donner du sens à son vécu n’est pas une mince affaire tant les bouleversements sont fréquents et dévastateurs. C’est un sentiment prodigieux, une sorte de vertige qui vous prend à chaque fois que vous cherchez à comprendre ce qui se passe, ce qui s’y passe. Rien de ce que vous avez appris, aucun repère classique ne tient. A chaque pas, qui peut durer une décennie, vous êtes mis en demeure de tout repenser, de vous faire une nouvelle raison qui finira par ne plus être suffisante »[1].

C’est vers ce vertige que nous entraîne la lecture de ces textes choisis au hasard de notre curiosité de lectrice qui est en quête de tout ce qui se dit et s’écrit sur sa ville.

Nous ne reviendrons pas sur l’Alger mythique mais combien sombre de La gardienne des ombres de Waciny Laaredj, notre collègue Fritz Peter Kirsch en a fait un portrait tout à fait pertinent dans l’ouvrage collectif dirigé par notre collègue et amie Zohra Boutefnouchet –Siagh[2].

Osons dire que c’est la lecture de cet ouvrage qui nous a mis la puce à l’oreille et nous a poussée à dépasser la curiosité de la citadine aimant sa ville pour suivre avec délectation les récits et les visions qu’en donnent ces auteurs.

Dans La prière du maure Adlène Meddi[3] , jeune auteur et journaliste à El Watan nous plonge avec son héros, l’inspecteur Djoudet dit Djo à la retraite mais qui reprend du service pour retrouver un jeune algérois pris dans la tourmente de la violence des années de braise, dans une ville terrifiante, cachant tapis dans le dédale de ses rues et les pentes de ses collines descendant vers la mer les pires dangers, plus encore, c’est de vie et de mort qu’il s’agit ! « C’est une question de vie ou de mort : faut-il remonter la grande rue Didouche, si grande parce que si vide dans le froid et face à la nuit, où prendre le raccourci abrupt menant au boulevard Mohamed V ? Minuit approche sur son magnifique étalon obscur et musclé, les sabots frappent l’asphalte et les têtes imbibées d’alcool et de février.

Avait-il peur ? Jusque-là, Djo avait vécu le pire. Les balles qui patientent à chaque coin de rue, à chaque souffle, à l’aube de chaque seconde. Mais il était armé de son pistolet et de la justification de l’affrontement. Là, ce soir, il n’avait que l’amertume et le désespoir.

Escaliers raides qui mènent vers d’autres escaliers, d’autres montées étroites. Tomber ensuite sur des collines et des quartiers sombres pour déboucher sur des ponts impossibles et des immeubles défiant l’oblique cité, et se retrouver encerclé par les rues tentaculaires du cœur de la ville, démultipliées à l’infini… C’est à travers toutes les nuits rassemblées en une seule, que Djo remonte chez lui. Plongé dans le goudron liquide qui pénètre dans les narines et les pores de la peau, de la colline au port. Les murs se referment. Le souffle s’amenuise.

L’escalier au coin de la rue Ampère, pour tomber sur la placette coincée entre un marché couvert abandonné depuis mille ans et des villas coloniales dont s’échappent des aboiements. Les chiens flairent les loups… La nuit d’Alger est plus dangereuse que la mort »[4] .

Alger, dans ce roman, devient un personnage à part entière au même titre que les autres acteurs du drame qui se tisse dans l’écran sombre de la violence et de la terreur « Terre. Sang…Regard au loin qui se noie dans la baie noire. Le coup de feu qui nous fait et nous défait. Coups de feu impunis sans flamme, aussi anonymes que les oiseaux en vol et les cimetières vus de loin. Et de loin, est-ce Alger ? Là, au bout du bras qui porte la baie ? Ou est-ce la mer à l’envers ? Non, c’est juste le ciel noir qui noie Alger. Cette ville est une perpétuelle noyade. Mais le ciel et la mer peuvent tenir en étau cette ville, puisque sa banlieue vit bien désormais, après avoir été ravagée quinze ans durant. Centre excentré. La ville n’est restée Alger qu’aux yeux des nostalgiques et des rares touristes en manque de tourisme exotique. On vit à Sorecal ou à Cheraga de part et d’autre de la ville. Abandonnée, Alger ? Ravalez votre morve, crient les trottoirs, sinon le cuivre assassin des balles vous mordra. Alger, dans sa verticalité, soumet les âmes et tire à vue sur ceux qui lui tournent le dos avant de leur bouffer les os. Et celui qui n’a pas compris qu’Alger est une colline n’a rien compris. Ne mérite pas d’y vivre. De respirer son air vicié. Celui qui n’a pas compris qu’Alger est une colline doit mourir ailleurs. Sinon, Alger est un piège à rats. Un cimetière ou  une ville, un déluge de pierres et de lumières, Alger que tu vives ! Comme tes cafards et tes héros. Violée comme nos enfances assassinées, assassinée comme nos projets d’hommes. De loin et de près- même couchée bientôt sur le sable de ta plage en croissant tu es plus grande que Dieu qui te déteste. Plus belle ville du monde et de la Création : autant de haine divine se comprend. Alger, assassine-moi »[5].

Gardons en mémoire cette image de la ville, nous en retrouvons les ingrédients dans les autres écrits y compris ceux qui scrutent les métamorphoses d’Alger.

Dans le second recueil de nouvelles « Alger ville blanche sur fond noir »[6], ce sont de véritables chroniques de la vie algéroise des années quatre-vingt-dix que nous narrent les différents auteurs.  Trois nouvelles parmi les cinq que compte le recueil ont retenu notre attention. La première dont le titre d’emblée annonce la couleur « L’Ataya courage » expression favorite du langage fleuri du chauffeur de taxi (le taxieur comme on les nomme chez nous !). Vincent Colonna nous invite à suivre le périple d’un jeune journaliste français dans la ville dans un taxi conduit par un personnage haut en couleurs qui lui raconte sa ville avec ses bagarres, ses tabous et ses pulsions. Ce périple dans une ville que le chauffeur décrit avec une gouaille sans pareille va le mener chez les gendarmes car le chauffeur va le plumer dans tous les sens du terme, lui prendre ses vêtements et ses papiers pour partir !

Car partir, quitter cette ville et ce pays pour vivre sa vie en toute liberté c’est la voie du salut, car pour lui, l’homosexuel, la vie, ici, c’est l’enfer   !

La deuxième chronique concerne Madame Azzouz  que nous raconte avec un humour corrosif, Virginie Brac qui dénonce en un raccourci saisissant la collusion du banditisme et du terrorisme tout en soulignant l’ingéniosité des Algérois à se sortir des situations les plus terribles. Dénonciation aussi du renversement des valeurs car faire assassiner sous couvert de terrorisme, pour obtenir à la fois un logement mais aussi éviter de perdre son fils peut paraître monstrueux mais il est traité avec un tel effet comique ! Qu’il nous fait penser à l’adage populaire : une peine fait pleurer, l’autre fait rire !! Ce thème est curieusement récurrent dans les écrits de cette génération d’écrivains puisque nous le retrouvons chez Chawki Amari dans deux nouvelles parmi le recueil A trois degrés vers l’est[7] et dans la nouvelle intitulée « La concierge » de Habib Ayyoub, extraite de son dernier recueil « L’homme qui n’existait pas »[8].

Et toujours l’humour mais un humour déjanté et tout à la fois désenchanté de la troisième nouvelle qui croque avec beaucoup d’à propos des portraits de jeunes algérois appartenant à la jeunesse dorée ou évoluant dans sa proximité dans un scénario qui rappelle certains films italiens !

C’est avec le même humour corrosif et incisif que Chawki Amari dans son recueil de nouveaux intitulés « A trois degrés vers l’est » met de nouveau comme dans El Doudji en scène ses personnages dans une ville qui les broie. Comme le note Yassine Temlali dans sa revue en ligne Babelmed : « Avec ce recueil, Chawki Amari revient à ses amours urbaines…Les événements de la majeure partie des textes se déroulent à Alger, transformée en scène pour les plus inhabituelles rencontres et les plus inattendues surprises.

Un homme découvrant l’angoisse d’une Algérie subitement vidée de ses habitants, avec des trains reliant des villes fantômes, dans un absurde mouvement de pendule. Un antique artisan, qui sculpte des clous à partir de blocs de fer brut et fait fondre son surplus de clous pour former d’autres blocs de fer. Des tueurs qui expédient leurs victimes dans l’autre monde rien qu’en appuyant sur la « détente » de leur appareil photo. Un jeune homme qu’une incontrôlable érection devant un barrage de policiers mène, de mésaventure en mésaventure, jusqu’à la rencontre fatidique du mari de sa maîtresse, inspecteur de police de son état.. 

Ce sont là quelques héros de Chawki Amari : exténués par la ville, ils ne s’en lassent pas pour autant, recherchant le réconfort dans l’invention de nouvelles légendes urbaines et dans une langue qui suinte l’ironie et le désespoir »[9].

Argent, corruption, crime et pollution sont présentés en raccourci dans la nouvelle portant le titre suivant « L’insoutenable sensualité du plastique », savoureuse parabole de l’invasion des sachets noirs qui hantent tous nos paysages urbains et ruraux en un raccourci édifiant de tous les maux de la ville, non de nos villes et de tout le pays !

Tout éclate, tout dégringole, c’est le film de ce qu’est devenu le pays qui est décrit dans « La chose aux yeux mouillés » et « La route des cœurs ».

L’auteur ne nous délivre du cauchemar que par l’anéantissement total de la ville et du pays dans « L’infiniment maudit ».

Comment briser la malédiction d’une ville qui broie ses habitants et en échapper ?

En lisant la belle et tonique chronique d’une « Alger blessée mais toujours lumineuse »  que lui consacre Daikha Dridi[10] . Nous la voyons et écoutons suivre les pas des gens d’Alger, de ceux qui la font et défont au jour le jour.

Personnages emblématiques qu’elle nous présente en cinq séquences : des arpenteurs aux passeurs en passant par les panseurs, les combattants et les artistes qui représentent tous ces Algérois, ceux dont Ghania Mouffok affirme (auteur de la belle préface à ces chroniques) que la ville leur doit sa magnificence.. Elle nous décrit la renaissance d’une ville qui réapprend à rire et à danser dans les faits et gestes de ceux qui l’habitent, ceux qui sont restés, ceux qui sont revenus, ceux qui rêvent de la quitter et ceux qui reviennent très vite car sa lumière et sa magnifique baie les éblouissent trop pour rester loin d’elles trop longtemps.

Peut-être que le portrait le plus attachant est celui qui, à travers Samir et les autres, nous raconte la débrouille des jeunes, leur combat quotidien contre l’absurdité d’un monde qui les ignore, un portrait qui traduit les aspirations d’une jeunesse qui désespère de vivre ses rêves  mais qui, face à l’adversité, développe un sens de la débrouille qui donnerait le vertige aux plus grands managers.

C’est en partie à ces jeunes et à leurs diverses formes d’expression que s’intéressent certains des chercheurs dont les travaux sont rassemblés dans l’ouvrage dirigé par Fatma Oussedik[11]. Deux textes fort intéressants suivent des groupes de rap ainsi que des « graffiteurs » ou ceux qui font « ktibet lhiout ». Ils fourmillent de détails sur l’émergence de cultures urbaines nouvelles dans le paysage de nos villes qui dénotent que les jeunes Algérois s’approprient à leur manière des expressions culturelles qui sont apparues dans des contextes urbains tout à fait différents.

Mais le livre va plus loin dans son ambition de raconter la ville en essayant de décrypter les nouveaux espaces d’activités culturelles et de repérer les nouveaux et anciens acteurs qui prennent en charge ces activités.

A travers le renouveau de l’artisanat féminin et celui de la peinture avec l’ouverture de galeries de peinture qui pose la question de l’existence d’un véritable marché de l’art, les auteurs explorent les nouvelles territorialisations culturelles qui pourraient configurer une identité urbaine algéroise nouvelle. Sans que cela se fasse nécessairement par le reniement de certaines formes d’expressions héritées du passé.

Nous avons été frappée de voir dans les parcours culturels que nous décrit Fatma Oussedik dans sa conclusion à l’ouvrage une délimitation qui nous a remis en mémoire celle que nous avions découverte dans les propos du groupe de jeunes dont nous avions analysé le discours, il y a quelques années[12]. Délimitation qui retrace les frontières d’une ville qui n’est plus la même, excentrée, vibrant de plusieurs centres devenus le rendez-vous des jeunes branchés ou des jeunes beznassi, ville qui n’a jamais existé nous dit Nadira Laggoune dans l’ouvrage de D Dridi que dans l’imagination de certains citadins offusqués par l’incivisme des nouveaux venus, de ce que l’on appelle les « rurbains » !

Ville en désordre, suffoquant de ses immenses embouteillages, croulant sous ses ordures, défigurée par les constructions anarchiques,  blessée par toutes ces marques d’incivisme qui heurtent quotidiennement les velléités de construction d’un vivre ensemble fondé sur le respect des règles de la vie en cité.

Mais n’y a-t-il pas dans ce désordre apparent les ferments d’un nouvel ordre ? C’est ce que semble affirmer Rachid Sidi Boumediene dans le texte fort intéressant qu’il nous livre dans l’ouvrage de Fatma Oussedik[13].

En fin connaisseur de la ville, il tente d’expliquer les ressorts de cette incivilité urbaine tant décriée et nous fait entrevoir les possibilités d’une recomposition qui rejoint par certains de ses traits les conclusions de Daho Djerbal dans l’article cité en début de texte[14].

Une recomposition qui suppose que les Algérois (et à travers eux tous les Algériens) puissent reprendre possession de leur ville (de leur pays) dans une gestion démocratique qui donnerait libre cours à toutes les expressions créatrices d’une nouvelle identité urbaine et qui ferait d’Alger une ville algérienne, héritière de son passé sombre et lumineux, fière et conquérante comme elle l’a toujours été !


notes

[1] Djerbal, D., « Alger ou quand la marge passe par le centre », in La Pensée de midi, numéro 4, Marseille, 2001.

[2] Kirsch, F.-P., « L’histoire à la décharge. Alger mythique dans la Gardienne des ombres de Waciny Laaredj », in Dzayer, Alger. Ville portée, ville imaginée, Alger, Casbah Editions, 2006.

[3] Meddi, A., La prière du maure, Alger, Barzakh Editions, 2008.

[4] Idem.

[5] Idem.

[6] Colonna, V. et al., Alger ville blanche sur fond noir, Paris, Editions Autrement, 2003.

[7] Amari, C., A trois degrés, vers l’est, Alger, Chihab Editions, 2008.

[8] Ayyoub, H., L’homme qui n’existait pas, Alger, Barzakh Editions, 2009.

[9] Temlali, Y., Babelmed, revue en ligne, 2008.

[10] Dridi, D., Alger blessée Alger lumineuse, Alger, Barzakh Editions, 2008.

[11] Oussedik, F., Raconte-moi ta ville. Essai sur l’appropriation culturelle de la ville d’Alger, Alger, ENAG Editions, 2008.

[12] Voir mon article dans Plurilinguismes, numéro 12, 1996, Alger plurilingue.

[13] Voir article de Rachid Sidi Boumediene dans l’ouvrage cité ci-dessus en note 11.

[14] Djerbal, D., op. cit.

 

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