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Nourritures, signalement et relations sociales. Observation de quelques pratiques actuelles en milieu algérois

Insaniyat N°44-45 | 2009 | Alger : une Métropole en devenir | p. 123-136 | Texte intégral 


Alimentation, an indicator and social relations. Observations on current practices in the Algiers milieu

Abstract: This article considers representations vested these days in our food consummation in Algeria. An unexpected happening for some decades, this revaluation of edible goods where food practices are decoded and finally tend to superimpose signs to that of exchange of goods. Two objectives can be discerned: social contact and bargaining around social recognition. The text,  made up of two parts, each ordered in two chapters, tries to bring out the qualifying character of nourishment which, in the conditions of a society that has become hierarchical, functions beyond satisfying food needs, as a vector indicating social rank. What we can bring to attention from the practices we observe nowadays in the Algiers region, is that alimentation makes up a social symbol, intervening in social attribute reallocation.

Keywords : alimentation practices - Algiers milieu - edible goods - social bargaining - social recognition - social symbol.


Chérif BENGUERGOURA : Université d’Alger, Département de sociologie, 16 000, Alger, Algérie.


Qu'il s'agisse d'équivalence, requise dans les échanges, ou d'attribut, signifiant le rang social, les valeurs, on le sait, désignent l'accoutumance à des habitudes d'être des membres d'une société. Cela est consécutif bien souvent à l'action par laquelle de l'intérêt est accordé à des choses plus que d'autres, soit donc aux valorisations sociales qui, en cela, contribuent à donner forme à la structure perceptive ambiante. L'application à qualifier, à discerner donc, les biens, n'est dès lors pas sans influer sur le fait relationnel des agents sociaux. C'est précisément la liaison entre ces deux aspects de valorisation et de relations sociales qu'il convient de relever et d'éclairer, en scrutant notamment les connexités qui lient allégorie alimentaire et balisage social.

Rendre compte des contours de cet agencement ne saurait cependant s'effectuer sans se référer à un contexte particulier. Il s'agit surtout de raviver le questionnement sur la consommation en intégrant, par une analyse sociologique, les paramètres de valeurs et de l'investi social qui ont cours sous le poids des régulations et enjeux du moment. En ne se limitant qu'au domaine de la consommation alimentaire, la présente contribution tente une brève exploration des pratiques ayant trait à quelques denrées observées dans la région algéroise, au cours de ces dernières décennies. Nous passerons en revue le signifié des biens nourrissants avant d’examiner le fait d’ordonnancement des relations sociales.

1. Signification et valorisations sociales des biens nourrissants

On peut observer que le phénomène de l’alimentation s'énonce, dans le discours de l'économie, comme simple indicateur social. L'analyse statistique le limite quant à elle à la finalité qui viendrait justifier la production de biens. Or la nourriture compose en réalité une évidence complexe, impliquant tout autant acte de produire et actes de préparation (produire de la saveur, de la couleur, du goût), de conservation (apprêt, réserve, entretien), de restauration[1].

Il embrasse également toute l'épaisseur de la contenance symbolique (images véhiculées, repérage social)[2]. La consommation recouvre, outre l'accès et la possession de biens, aussi bien leur jouissance que leur usage et, partant, leur réappropriation. La manière toute particulière de l'agent social de faire siens les divers biens se révèle être, en effet, un autre ressort. Et ainsi de l'agencement auquel parvient à chaque fois cet éventail d'aspects découle toute une dynamique de la nourriture.

Relevons d'abord, de par les marques particulières accordées à certains aliments, l'évocation de valeurs collectives. La notion de vie donne sa valeur au mil[3] chez les peuples d'Afrique Noire, au riz en Extrême Orient et à l'igname en Océanie. Il y a donc toute la part de représentation qui se surajoute tant au bien qu'à l'acte de consommer. L'hospitalité se manifeste souvent par des occasions de manger ensemble. Aujourd'hui, la solidarité familiale n'a plus, quant à elle, d'autres occasions de se manifester que par le repas. Et, vis-à-vis des enfants grandis, la mère n'a d'autres latitudes de se réaliser comme telle que par les mets qu'elle prépare.

A relever par ailleurs dans le rapport de soi au monde, des valeurs attachées tout spécialement à certains biens. Le besoin, accru dans le contexte actuel de scission amplifiée entre l'homme et l'environnement naturel, d'un "retour aux sources" pousse à l’envolée de la demande de certains aliments, ceux ressuscitant la "pureté du naturel". Mais en fait, le goût que l'on trouve inscrit dans les divers régimes alimentaires exprime les pratiques sociales de discernement, étroitement liées au "style de vie" adopté dans les divers contextes culturels.

a) Le don de biens alimentaires

Faire don de présents, coutume ancienne, reprend vie telle une impulsion répandue. On s'en acquitte aujourd’hui principalement depuis les possibilités offertes par l'emploi occupé au sein du secteur public. Ce dernier fait figure, indépendamment  du niveau occupé dans la division du travail, d’une rente de situation accordant l’avantage d’offre de dons[4] La prodigalité advient néanmoins plus assurément à partir d'une mission d'autorité. L’emploi public se découvre comme gisement autorisant des donations. Le bénévolat en vigueur, loin cependant de se restreindre à la seule sphère des marges que fournit l'emploi, comprend d'autres origines d’offre. Tel est le cas de proposition volontaire d'une denrée en provenance du lieu d’enracinement, évoquant les odeurs du "bled" ou encore ayant les vertus des origines.

L’origine de nombre de produits agricoles ne peut manquer de rappeler, chez les toutes récentes populations urbaines, le souvenir d’ambiances. Dans l'Algérois "guemh oua ech'ir"(blé et orge) fait vite penser au pays du ksar El-Boukhari. Les appellations de "zit ez-zitoun"(huile d'olive) et de "tchina" (orange) rendent présents à l'esprit  les pays de Kabylie et de Mitidja. Et vanter la qualité du produit passe par le détour de la désignation en même temps de la zone d’origine. "Tmar biskra" (dattes de Biskra), "zit el-gbaîl"(huile de Kabylie) recommande-t-on. La patrie agricole évoquée contient l'allusion à un don de  la nature, apte à procurer une échappée de l'ordinaire urbain.

Toutes ces désignations puisent, en même temps qu'elles participent aux grandeurs et déclins prêtés aux biens. Intervenant à l'infini dans la vie humaine, les biens acquièrent leur évaluation  dans le cadre d'un contexte. L'orientation normative et les représentations qu'elle véhicule codifient à chaque fois la façon de disposer des divers biens. Plat original et distinctif du Maghreb, le couscous[5] est, suivant la région, diversement garni. Le Sud oranais, les Aurès, la Kabylie, le Bas Sahara constituent autant d’aires rurales qui chacune a, par delà la recette classique[6], sa propre façon d’agrémenter ce plat. Sucré ou aux fruits secs, assaisonné ou non d’un bouillon, à base de légumes frais ou de viande, il peut être arrosé de sauce ou servi accompagné de lait, de lait fermenté, de raisin, de pastèque ou encore de harissa. Continuent en même temps les hausses et baisses de l'intérêt portées à l'un et à l'autre de ces biens comestibles. Le passage de la bouillie "'accéda" au gratin et de la "coucha" à la friture atteste bien du réaménagement actuel des appréciations sociales.

L’équilibre issu actuellement de toutes ces majorations et minorations de déférence à l'égard des denrées véhicule la réalité d'une resymbolisation, puisant ses référents dans une sensibilité et une émotivité métamorphosées. S'enchevêtrent à ce niveau, culte subit d’une nature, pourtant fuie, et symbolique domestique rénovée[7] Se conjuguent en définitive éruption et chute de symboles[8] La fascination de fruits exotiques s'assortit du ravalement de la sobriété alimentaire attachée au produit vivrier local. S'établit en fait un code[9], comme mécanisme d'inoculation au sein des mœurs d'une nouvelle cote. Les mets "médjir", "houmaïdha"[10] s'éclipsent au profit de préparations rapides de "merguez omelette" et "frite-omelette". Divers est toutefois l'ajustement à ce réagencement, présent de façon nuancée selon les régions. Relevé au niveau des centres urbains et de leurs périphéries, l’abandon de biens à moindre value démonstrative n'est pas d'actualité dans les zones éparses et localités enclavées.[11]

b) valeur et valorisations de l'alimentation

Emportée, il n’y a pas longtemps, dans une posologie de contingentement, la distribution insère les denrées dans un mouvement des biens où une opération d’offre initiale joue le rôle de faire-valoir à une attente d’offre. Fonctionnant tel un langage, il devient facile d’y lire un appel discret à l'échange. Le procédé de proposition d'une première offre réclame du bénéficiaire une offre retournée. Celle-ci se lit comme une espérance discrète. Elle prend l'allure d'une implication de l'autre dans une démarche d'échange, dont la réalisation est néanmoins souvent étalée dans le temps. Le service proposé vient de façon latente prendre place dans une institution de l'obligation tacite et différée de rendre.[12] Pénétrant les mœurs, ce subtil échange de services rendus donne son assise à tout un système de la prestation.

Dans cette poussée, l'utilité des divers biens acquiert, en se surajoutant à la satisfaction du besoin, une tout autre signification. L'acception sociale de l'utile mêle apaisement de la faim et tout l’avantage que peut constituer la gérance de la préoccupation du temps chez les autres. En effet, avec les incertitudes qui viennent épuiser la durée quotidienne, le temps finit par échapper à la souveraineté des individus.[13] Dés lors, un bien rare reçu sur l'heure se range aisément comme une thésaurisation du temps.

Trois facteurs viennent de nos jours composer l’utilité de la denrée alimentaire : assouvissement du besoin de manger, revivification de la relation au sol et facilité d’en disposer. C’est autant dire que le mobile de la circulation des vivres, débordant l’usage usuel, détermine un niveau d’équivalence détaché du simple coût de l’incorporation du travail. Dans les offres de présents est donné à entendre une valeur d'échange incorporant l’impact de plusieurs valorisations. Ainsi de l’intérêt additionnel de la disponibilité, surgi dans le sillage de la période de distribution administrative, découle une rétribution de l’énergie dépensée à rendre disponible des biens. Réalisable de plus en plus de façon sélective, cette disponibilité s’inscrit dans les mœurs comme un service payable. Ce dernier intervient en conséquence dans la valeur d’échange de la denrée, fixant de cette manière la quantité des autres articles qui lui serait égale. C’est bien cette valeur composite qui est "chuchotée" en creux dans toutes les propositions d'offre. La denrée, charriée de cette façon dans la logique marchande, se trouve, ce faisant, encore davantage inscrite dans la quête de rapprochement social.

2. Ordre alimentaire, motivations et relations sociales

Les attraits et attirances exprimés au travers des divers biens de consommation fournissent aux agents sociaux un ressort indirect de liaison. Ils constituent un canal activé à côté de celui propre à la communication verbale. Dans la sinuosité qui échoit à ce jeu social, composition d'un fonds relationnel et signalement du rang social sont deux ressorts qui viennent aviver les relations sociales.

a) Qualification alimentaire et fonds relationnel

Se montrant telle une ouverture privilégiée vers autrui, l'offre d'une denrée enviée est déchiffrée en tant que démonstration de l'estime que l'on a envers le bénéficiaire. Celui-ci se trouve revêtu d'une sorte de dignité[14] On s'évertue à suggérer, chez le bénéficiaire, la présomption d'un surcroît d'attention. Relevons toute l’opiniâtreté à procurer chez l’attributaire la sensation que la prestation qu’il reçoit est bien pour lui et que peu ou même personne d’autre ne reçoit.

L’offre contient le signal du geste d’accréditation de la position du preneur. Aussi, à travers l'efficace de l’exercice de la notification sous-entendue, est suggéré le fait d’une action orientée d’attribution de statut social. Il revient par suite au récipiendaire, recevant la caution, de saisir la suggestion exprimée dans l'offre reçue. C'est déroger aux règles que de «ma yefhemch el ma’na» (ne pas saisir le sens) ou «ma yestarefch bi el khir» (s'abstenir d’admettre la bienveillance de ses bienfaiteurs). Le "redressement" du rôle d’obligé se résume à l'évidence à rendre un impayé. Amenés de la sorte à réaliser une attribution du sens des  relations sociales, les biens entrent en jeu comme support d’informations transmises d’un l’émetteur à un récepteur. Ils sont chargés de transmettre un message[15].

L’attente à faire-valoir est d’abord le contact social. Nous relevons, présente en creux dans la mise en scène qui y est déployée, l’espérance de l’engagement dans une relation avec l’autre. Pour l’acquéreur d’une denrée offerte à titre gracieux, le devoir à honorer s’affilie en fait à une disposition d'échange. La nécessité du recours au concours de l'autre qui transparaît au sein de cette sociabilité est destinée à s'affranchir des aléas du fonctionnement de l’administration publique. Aux contrariétés, racontées chez les habitants de la ceinture verte de l’agglomération d’Alger avec des expressions telles «el-mbassia» (l’astreinte) et «ouahdek, el-burouate oua el-idara emrara» (seuls, les bureaux signifient l’amertume), se greffe le fait de la mainmise sur les partages notée ici par la tournure «binathoum ou bess[16]».

L'offre de biens recherchés s’applique à garantir une base d'appuis. Le souci, dans cette invitation à l'échange, va de l’entremise momentanée pour résoudre une panne passagère à une quête sans fin d’entrée dans le but de parer à l'urgence des besoins. Pour les uns, cet appel exprime une quête de protection. Il s’agit d’assurer «el-ktef» (appuis), de jouir de «khioute» (filières d'admission) et d’entretenir «el-ma'aref» (amitiés et relations). «Win et bène enta kodem elli malou houa ktafou? (De quel poids peux-tu te prévaloir face à celui dont les relations constituent sa fortune ?) note l'habitant d'un douar en Mitidja centrale.»[17] Pour d’autres, l'engagement renferme le dessein de sauvegarde de l’acquis de supports de soutien. On relève enfin chez d’autres davantage une volonté de remodelage du cercle de relations. Le rural déplacé récemment autant que l’ancien citadin s’ingénient ainsi à dépister de nouvelles cordialités[18].

Le "retour de l'ascenseur", attendu à chaque proposition d'offre consiste à accéder à des biens et services que les agents sociaux ne peuvent atteindre que difficilement par d'autres voies. Il s’agit, dans une certaine mesure, d’orienter ou plutôt de prendre place dans un exercice d’orientation des flux. On attend de l’offre d'un aliment de produire un effet sur le comportement d’un acteur qui, de par le poste occupé ou l’ascendant exercé, est en mesure de canaliser les gratifications et autres libéralités. Faire don d’une denrée revient à faire partie, à intégrer l’action subreptice d’agir sur des protagonistes prenant eux-mêmes une part dans l’action de conduite des distributions.

La chose offerte permet d’espérer être en grâce auprès de ces acteurs et de jouir de leurs faveurs, disposition qui figure depuis au nombre des aspirations sociales. Adressée au voisin, au contremaître du chantier, à l'employé d'un service public, au dirigeant d'un organisme, à l'animateur d'un bureau d'assistance ou à la maîtresse d'école, la proposition d’offre du bien fraie le chemin à un horizon d’accès comparativement avantageux. Elle se constitue comme voie d’accès au mouvement des services accordés-rendus.

Il importe de souligner que la compensation va au-delà de la stricte restitution de l'équivalence, comme égalité à la lettre. Au moins deux caractéristiques constituent la réalité de la parité en usage. D'une part, l’affranchissement de la créance prend place dans le sillage d'une égalité d’ordre symbolique. D'autre part, il se trouve laissé à l'appréciation personnelle. Pris entre ces deux bornes, l’acquittement tendra à désigner, dans l’ordre des valeurs sociales, une compensation supérieure à la donation. L’acte de compenser n’a de chance de se réaliser "autant qu'il se doit", soulignent les femmes des douars mitidjiens, que si sont distinguées valeur intrinsèque du bien reçu et grandeur d'âme du geste de l’offre.

S'acquitter du passif à l’égard d’autres en rendant au-delà du bien reçu est une pratique qui renvoie à une lointaine éthique régénérée de nos jours. Cet aspect d'usure[19] de la contrepartie est lié en effet pour une part à l’impératif démonstratif de saisie de la suggestion de reconnaissance sociale exprimée dans l'offre initialement reçue. C’est que, d’une part, geste du don et bien cédé s'entremêlent bel et bien en guise de gratitude pour un bienfait reçu, d’autre part, le fait de le reconnaître de manière sous-entendue constitue l’autre qualité essentielle qui le fait apprécier comme tel dans l’échange compensatoire.

Pour une autre part il émane en effet, selon le mot de Giddens, de l’antique "conscience pratique"[20] qui, peut-on dire, pousse à l'acceptation de règles d'un jeu non dit[21]. Les sonorités relevées, toujours dans les douars de la Mitidja, comme "el- mziya"(faveur), "khirou esbak" et "ma rednich"(aide non refusée) viennent donner les marques du devoir à l’égard du bienfait reconnu. Avec l’idée de défi «et- tahedi» ou même de revanche (ma ikhilihach fiya), notée chez les anciennes populations des fohos d’Alger, de Koléa et de Blida, on se plait là à reconnaître que faire don à quelqu’un, c’est le gratifier «Ta’ti, ya’ni et touidi ouhad »[22]. Le receveur d’une offre, tout en recourant à l'étalon de valeur purement marchande, a intérêt à se libérer de la posture d’obligé en signifiant en même temps la portée de la faveur reçue.

On remarquera que tout se passe comme si toutes ces offres venaient combler des manques ressentis chez les uns et les autres. Surgit une poursuite de l’apaisement de privations et carences qui, en même temps qu’elle laisse apparaître un état de dépendance de groupes, les uns vis-à-vis des autres, aboutit à ordonner les rapports entre les différentes conditions sociales. La simple proposition d’un régime de dattes des Ziban, d'un mouton de race Ouled Djellal, d'une quotité d'oranges de la Mitidja, d'une quantité d'huile d'olive ou d'une mesure de crevettes, arrivées des divers terroirs et rivages du pays vient contenter une envie ou tout simplement faire sentir un arôme. L’autre face renvoie bien souvent aux difficultés, souvent distinctives de la condition sociale, qu’une intervention à caractère personnel permettrait de résoudre.

Dans ce face-à-face des manques, l’offre peut certes se limiter à tâter seulement, voire sonder, l’existence d’un souhait de savourer «une denrée rare»[23]. Des nouveaux arrivants dans les districts urbains de la métropole peuvent se situer dans une action d’information portant sur les désirs, demandes et requêtes repérées sur place, en vue précisément de se manifester pour y répondre. C’est hasardé parfois à partir d’offres de “produits de la terre de la contrée" que sont tentés des rapprochements sociaux.[24] En tout état de cause, la proposition bénévole vient par dessus tout combler un manque. Adressée à quelques personnes, la gratification ne peut se priver de rejoindre la course des bonnes grâces. Mobilisé donc dans une gérance de fonds relationnel, ce régime d'offre tend à s'instituer comme un échange structurant. Il apparaît autant habile à s’enchaîner aux effets distinctifs de la position sociale.

b) Les biens alimentaires, vecteur de signalement du rang social

La requalification qui aujourd'hui catalogue les aliments tend à s’instaurer comme un langage dont la caractéristique principale est d’engager une action de participation au marquage social. Il s’agit finalement d’un code en mesure de mettre en marche un dialogue, voire des pourparlers, par insinuation. Il opère à l’intérieur d’un mouvement de reclassement social prenant en définitive  appui sur des attributs variés.

Dans la signification engagée dans les relations sociales, est recherché d’abord un effacement de l'ancienne signalétique sociale. Il s'agit par dessus tout de la séparation d'avec le commun rural de la société. Les adages consacrant la constance cèdent le pas aux sentences liées au temps présent. Des expressions anciennes comme «dja el-bareh esbah sareh» (venu hier, il est partout aujourd’hui) et «djeh koulech edjdid» (tout lui est nouveau) viennent qualifier les situations jugées subites[25] D’autres formules discriminatives telles «mazel ahrech» (demeuré fruste) et «mazel ma etnadjarch» (demeuré non encore dégauchi) tiennent lieu de nouvelles maximes. Dés la fin des années 80, l’individu, charrié dans l'engrenage des récentes requalifications, se détourne résolument de la validation rurale du «vu» et du «su».  Surgissent des remarques telles que «quaouat dork et-nessi el-bareh» (la force du présent fait oublier hier) et «be-edraham et-ouader el-madhi» (le passé se perd avec l'argent).

La logique des signes[26] procède à des relégations de sens. Ce refoulement inspire à son tour des renoncements. «El-ouchème" (tatouage féminin)[27] et l'usage "el-kholkhel" (bracelet au bas de la jambe) sont ravalés à des conduites déprisées. La consommation de la "bgouga" (plante vivrière), du "dra"(maïs) et du dhra' (mamelle bovine) tombe en disgrâce. L’appartenance campagnarde s’avère  une posture ardue dès lors que les marques d’une référence urbaine se sont aujourd’hui converties en preuves d’une distance au rural.

Il reste que l’opposition entre passé et présent n’est qu’une facette de la position sociale qui, pour se constituer, appelle en même temps à un juste milieu des rattachements. Cherchant à se réaliser dans maintes appartenances, l’agent social furète dans plusieurs voies. L’appréciation sociale s’installe dans une pondération qui réintègre d’autres aspects ruraux. Révéler une appartenance sans soupçon de recul («yehesbou el-louyra ») présume un rang maintenu en aplomb. Cela implique par exemple une harmonie entre érudition en matière de cuisine[28] traditionnelle et expérience culinaire contemporaine. Les denrées offertes viennent de la même manière soutenir un jeu de contraste des attributs sociaux. A côté de la datte, venue exaucer l’aspiration à une hérédité, un fruit exotique, telle la banane, laisse deviner davantage l'alignement sur un style de vie contemporain. D’autres biens interviennent dans ce balancement. Ils se convertissent également en témoins composites[29] Le cuivre travaillé, appelé communément «enhes el makhdoum», jusque-là transmis de génération en génération au sein de la famille, se voit depuis l’objet d’une hausse marchande de majesté. «Zed etla’ chanou fi essouk» (sa cote est majorée au marché) est-il souvent dit[30].

L’allocation de sens accomplissant une sélection d’aspects dans le fait rural, ce dernier est loin d’être mis en tous points en situation de discrédit. Il réapparaît pour prendre place dans la signalétique sociale en vogue. Opérant à côté de l’adaptation au temps présent, la qualité d’ancienneté mentionne à la fois enracinement à un terroir et lien à la «ville»[31]. De son côté, juxtaposée au passé, l’inscription à son époque associe situation professionnelle et vie quotidienne. Elle attire tout aussi l’attention sur les deux attributs: nouveaux acquis et capacité d’intervention. Le rappel du temps passé exhibe la concordance campagne/ville. Les reniements liés à l’accommodation au temps présent soulignent la cohérence privilèges récents/utilité sociale disponible. De ces équilibres, employés à laisser paraître une trajectoire recevable, on attend un ajustement au statut social modèle. Certains antécédents, emplacement autorisant capacité d’offre et mobilisation de réseaux de relations trouvent matière à conjugaison dans ce statut, point de convergence de nombreux attributs. (Cf. tableau 1)

Autour de ce statut modèle se fait jour une compétition. Ce qui est en vue est le rapprochement à un statut, position dont la caractéristique principale est d’être socialement utile, soit l’accès personnalisé à la disponibilité de biens et services. Le statut modèle est porteur de cette utilité dont la mobilisation est échangeable. Ainsi plus est actionnée l’utilité au profit de tierces personnes depuis une position sociale plus cette dernière se rapproche du statut étalon. Le propre de ce négoce est d’être réalisable en deux temps. L’étape de mise en contact de deux types d’aspirations: satisfaire un besoin ponctuel d’un côté et témoigner du bien-fondé d’une position sociale de l’autre, est suivie par l’étape où vient se troquer utilité liée à une position contre gage de reconnaissance. L'estime enjointe dans l'offre d'un présent se voue à authentifier des appartenances. Elle apporte une part au marquage social au preneur. Signalement à destination des autres, plus qu’action de classement pour soi, où les gratifications en denrées alimentaires se préoccupent de la distance par rapport au statut archétypal. Le signalement du rang social passe ainsi par tout un mouvement d’échange où viennent trouver place les biens alimentaires.

Tableau 1: Distribution des attributs du statut social étalon selon le caractère, le type et l’évocation suggérée

  

Les hommes ont en commun la consommation alimentaire. Ils en viennent bien souvent à se différencier, à se sentir distincts et inégaux les uns par rapport aux autres par la manière de se nourrir. Une certaine envolée de l’intérêt pour l'alimentation s'impose tout particulièrement aujourd'hui en Algérie. Inséré désormais dans un dispositif de repérage social, l’aliment se fait symbole social. La matière nourricière devient pôle signifiant. L’acte nutritif jaillit comme un fait expressif. Peu à peu ritualisé, un mouvement de réaffectation des attributs sociaux arrive à baliser le jeu de toute une sphère d'échange.

C’est avant tout attirés les uns vers les autres au moyen de suggestions réciproques que les agents sociaux se trouvent charriés dans un négoce érigeant des biens nourriciers en signes de marquage et de démarcation sociale. Dans une fébrile homologation des denrées comestibles, attraits et aversions alimentaires viennent de ce fait fournir un ressort de désignation sociale de l'autre. Par rapport à une société plus que jamais soucieuse de reclassement social, cette requalification des nourritures se retrouve maniée dans un échange sous-entendu, mêlant biens symboliques et biens matériels.

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notes

[1] L'acte de transformation des aliments inclut les tâches de cuisine, englobant l'activité répétitive de préparation des repas quotidiens et celle, intermittente, de confection de plats et de gâteaux, destinés à célébrer des évènements. S'ajoute l’étalage des aliments qui, conjuguant les actes de donner, de montrer et de proposer, s’effectue selon des règles (tenue, discipline, disposition, rituel des repas quotidiens et cérémonial des plats et café servis aux invités). Les femmes, se sentant plus impliquées, accordent à tout ce déploiement une signification toute particulière.

[2] A cela, il faut ajouter tout l'impact des relations internationales qui marque depuis quelques décennies l'alimentation des différents peuples.

[3] Céréale à petits grains cultivée en zone tropicale.

[4] On notera les libertés d'offre à partir de postes subalternes telles les tâches de surveillance et du travail d'exécution.

[5] Plat familial par excellence, le couscous demeure un  fait collectif de partage qui marque finalement tous les évènements de la vie (naissance, mariage, décès).

[6] Le couscous est avant tout de la semoule de blé roulée et cuite à la vapeur.

[7] Un ensemble d’autres équipements ménagers attire désormais l’attention. Les membres du ménage inscrivent ainsi un autre sens dans le décor adopté. Apparaît bien à l’œuvre  un processus de transfert ou translation de symboles.

[8] Concevable selon les représentations établies, fondant associations et correspondances entre choses, le symbole renvoie pour l’essentiel à une réalité percevable apte à évoquer une réalité absente ou invisible. Suivant en cela les schèmes de perception, autant le signifié que le signifiant et même la relation (sémantique) entre les deux varient et changent. Par ailleurs, ce changement n’est parfois que partiel. Sur ce plan, nous relevons que révolu, le passé n’est pas pour autant aboli. Celui-ci revient même avec des rôles différents et variés. Un ancien fusil accroché au mur tout comme la possession d’un tableau évoquant un fait historique sont susceptibles, l’un et l’autre, de traduire le dévouement au pays, un penchant esthétique ou une intention purement distinctive.

[9] Code entendu ici moins au sens de dispositif de symboles permettant la communication que de celui de système de signes servant l'interprétation d'une information qui du reste finit par fonctionner telle une disposition d'esprit.

[10] Plats réalisés au niveau des douars de Mitidja avec les plantes du même nom, enquête de terrain, 1986-1993.

[11] C'est le cas entre autre des populations de nombre de communes enclavées des territoires secs du Nord et ceux semi-arides et arides (Hauts Plateaux et espaces du Sud) où généralement le faible revenu des ménages n'est pas en état de mettre en concurrence l'alimentation tirée d'activités vivrières.

[12] Loin d’obliger à la concomitance des séquences du recevoir et du rendre, l'obligation est exécutable en "temps disjoints". Apparaît bien le procédé du don relevé par Mauss, M. dans « l'Essai sur le don, forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques ». In Sociologie et anthropologie, Paris, 4 éd. Puf, col, bibliothèque de sociologie contemporaine, 1968, 477 p.

[13] En arrière-plan de l'accès aux divers aliments, se profilait, dés la fin des années 70, une sorte de conduite du temps dont la caractéristique principale est d’être consacrée prioritairement à la circulation des biens (qu'à la fabrication de ces derniers). L'achat à des prix élevés de produits alimentaires auprès de revendeurs apparaît absolument comme une option de traitement du temps quotidien. De fait, cela revient à troquer de la valeur monétaire en compensation d'un gain sur le temps de distribution. Le recours à l'approvisionnement additionnel et à l'habitude du stockage, autre parade inscrite dans le train-train quotidien, devenait ainsi une pratique instinctive.

[14] A l’instar de l’effet imaginé de certains objets témoins, la démarche d’offre consiste à répondre à la quête de reconnaissance sociale et en certains cas à contribuer à faire admettre le bien-fondé de réajustements de posture vers le haut.

[15] Bien plus que comme simples signes, permettant d’identifier les objets, les biens échangés opèrent ici comme un système utilisé pour communiquer et exprimer des sentiments et des vœux.   

[16] L’expression «ou bess»  qui veut dire «uniquement» est une locution récente reprise du vocabulaire des coopérants égyptiens, présents en Algérie au lendemain de l’indépendance.  

[17] L’inclination à agir et à s’identifier par les liens noués avec les autres est ici rapportée au mouvement de restructuration sociale post-indépendance. Elle compose toutefois pour certains auteurs un trait culturel  séculaire de la société en Algérie. Cf. à ce propos Bouzebra, Kh, «Culture and political mobilization in Algeria», Ph. D thésis, school of social and economics studies, University of East Anglia, 1982.

[18] Ce qui inclut les relations de voisinage avec de plus en plus l’impact du déploiement extérieur de la femme.

[19] On sait que Mauss, M., aussi qualifie la compensation de "contre prestation usuraire". Il relève d’ailleurs plus loin que "le don entraîne nécessairement la notion de crédit". Cf. l'Essai sur le don. Op. cit, pp. 164, 187 et 199.

[20] Soit « tout ce que les acteurs connaissent de façon tacite » ayant trait aux « conditions de leur propre action". Cf. Giddens, A., La constitution de la société. Eléments de la théorie de la structuration,  1984, Paris, éd. Puf, col. Sociologie, 1987, pp. 138-139.

[21] Ce mutisme n'est pas sans supposer l'ambivalence dans l’application des règles  et la mise en œuvre des principes de conduite. Relevons sur ce point le contraste timoré entre  "mlih"/ "machi mlih", "yaslah"/"ma-yeslahch", "idjouzlek"/"ma-djouz lekch"(bien/ mal, utile/inutile, permis/non permis)  relevé dans le jugement  de la pratique de l’offre chez les autres.

[22] Ou encore que reçu d’un ami, un caillou équivaut une pomme «Hadjra min yed el-habib teffaha». A relever dans ce dicton la distinction nettement exprimée à l’adresse du preneur qui se trouve honoré.

[23] On se plait, et ce depuis les années 70 à qualifier de « denrée rare »  nombre de produits, courants jusque-là, devenus depuis difficilement accessibles.

[24] Toute une mise en œuvre de «nouvelles loyautés» est relevée par exemple chez des ruraux installés depuis peu dans les villes de l’Est. Cf. Adel, Kh. et Belhocine-Messaci Nadia, « Migrations et stratégies d'intégration dans la ville de Constantine. Trajectoires familiales (Aurès, Kabylie) », in revue Insaniyat, n° 16, Oran, CRASC, janvier-avril 2002, vol. VI, 1, pp. 117-133.

[25] Telles sont les cas jugés de fortune soudaine et de position au dessus de la condition première.

[26] Se superposant à la logique des besoins, la logique des signes, voit le consommateur se procurer des marques ou signes sociaux en même temps qu'il achète des biens et des services. Cf, Baudrillard, J., Pour une critique de l'économie politique du signe, Paris, éd. Gallimard, col. Les essais, 1974, 276 p.

[27] Le tatouage, jusque là signe de beauté chez les femmes dans nombre d'aires rurales au Maghreb, apparaît à présent, à l'inverse, comme une marque déprisée, "un stigmate" de la filiation campagnarde.

[28] A signaler à ce niveau que l’invitation à un repas chez soi figure, en donnant notamment l’occasion d’étalage d’un art de préparer et de présenter les mets, parmi les canaux permettant de se profiler. Arborer sa cuisine revient à donner des marques de son espace de vie. Il s’agit en fait d’une circonstance à propos qui ne peut manquer de suggérer un portrait du maître de maison, de son intérieur et de son ménage.

[29] A côté de la denrée, d'autres biens tels l'habitat, le meuble ou le bijou opèrent. Ils marquent eux aussi soit la trace d’un aspect valorisé du passé, soit le style de vie du temps présent.

[30] A travers cet accessoire ménager, se dessine en fait de nos jours, à travers une rivalité dissimulée avec l’argile et le travail de poterie qui y associé, le bien-fondé de la ville. 

[31] La réalité du rapport rural à la ville renvoie, dans le cas du Maghreb, moins à l’opposition qu’à un va-et-vient entre deux formations spatiales. L’étude des faits ayant marqué l’histoire jusqu’au XV° siècle montre que des communautés bédouines ont été à l’origine de cités. Cf. Ibn-Khaldoun A., Discours sur l'histoire universelle: El-muqaddima. Tr. fr, Paris, Sindbad, 1978, 3 vol., 1426 p + annexes. Voir aussi plus récemment Lacheraf, M., Des noms et des lieux. Mémoire d’une Algérie oubliée, Alger, 2ème éd. Casbah, 2003, 349 p.

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