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Approche de la question de l’"éventuelle" édification des mosquées en France

Insaniyat N°38 | 2007 | Le Local en mutation | p.111-117 | Texte intégral


Sidi Mohamed El Habib BENKOULA : Enseignant à l’Université Mohamed Boudiaf, USTO-Oran, 31 000, Oran, Algérie


Introduction

Le nombre limité de lieux de culte musulman visibles et dotés des symboles minimums de l’architecture classique, tels qu’ils existent dans le Monde musulman, est à l’origine de notre intérêt pour la question de leur construction dans les villes "non musulmanes" de l’Europe et en particulier de France. Nous entendons par la dénomination "non musulman" le Monde européen imprégné d’une longue tradition chrétienne, caractérisé cependant par d’importants conflits ayant opposé les défenseurs d’une pensée humaniste et une autre religieuse sur le plan historico social traditionnel, et qui ont façonné, d’une certaine manière, le paysage européen, nous conduisant même à le considérer de l’angle de l’arabo-musulman que nous sommes tel que chrétien par évidence et seulement chrétien.

Cette donnée en termes de représentation, est l’un des premiers éléments qui nous a incité à vouloir contempler les conditions de pratique publique de l’Islam. D’emblée, nous avons commencé à le faire en explorant le rapport de l’organisation sociale, voire morale en termes d’état d’esprit de la société européenne à l’organisation spatiale, mais en termes de possibilités d’insertion urbaine des lieux de culte musulman avec une architecture symbolique dans une ville comme Paris et dans d’autres villes de France.

Cela explique le fait que nous avons estimé comme Edgar Morin qu’une question comme celle relative à la pratique publique de l’Islam des immigrés est une question globale, sans oublier Gilles Kepel qui notait vers la fin de la décennie 1980 que «tenter l’analyse du fait social qu’est la naissance de l’Islam dans la France contemporaine, c’est d’abord s’interroger sur la situation concrète des populations au sein desquelles cet événement s’est produit, puis comprendre pour qui le langage de l’Islam s’est imposé comme système de référence.»[1].

En ce sens, notre thèse[2] comporte deux parties principales:

- la première est consacrée aux divers aspects qui expliquent l’inexistence d’une démarche fiable de mesure du fait islamique en Europe en général et en France en particulier, en raison du traitement législatif différencié réservé aux religions et de la diversité des réalités socio culturelles des différentes communautés musulmanes locales. Cette première approche nous semble extensible à l’étude des différentes formes d’architectures des mosquées qui naissent en Europe et à la manière de les insérer dans le milieu urbain non musulman.

- la seconde partie traite de la condition sociale des populations musulmanes immigrées ou issues de l’immigration, facteur qui nous semble d’emblée à l’origine d’une demande en matière de lieux de culte, pouvant même expliquer le contexte juridique en matière d’urbanisme en France dans lequel les mosquées sont appelées à être édifiées. L’intérêt de cette partie consiste à mettre en évidence la nature diversifiée des difficultés de construction de lieux de culte musulman. D’ailleurs, c’est dans cette partie, dans laquelle nous avons rassemblé un nombre suffisant d’éléments à analyser, que nous avons arrêté notre question principale qui est: quels sont les processus d’élaboration des lieux de culte musulman en vue de leur "éventuelle" réalisation?

Contextes d’investigation et difficultés liées à notre recherche

La difficulté première de cette recherche fut la manière d’aborder le sujet, particulièrement dans la conjoncture internationale[3] actuelle où une atmosphère de lourde suspicion pèse sur les musulmans vivant dans le Monde occidental[4]. En effet, l’accessibilité à la documentation et aux représentants des institutions publiques a toujours été malaisée; nous avons toujours été sujets à des méfiances déclarées et des réserves de différentes natures. Il en demeure que les pouvoirs publics français nous furent plus accessibles que les associations islamiques qui évitaient toute exposition publique en raison du débat houleux sur la place de l’Islam en France, les attentats islamistes perpétrés dans des villes comme Madrid et Londres, et la politique sécuritaire de Nicolas Sarkozy. Avec madame Dubois-Maury, nous avons d’emblée constaté que ce difficile contexte de recherche justifiait notre recours aux entretiens non directifs avec les jeunes musulmans de banlieues et les quelques représentants associatifs musulmans que nous avons pu interroger, et semi directifs avec les fonctionnaires des pouvoirs publics et les chercheurs. Avec ce sujet, il fallait faire preuve d’ingéniosité, parfois même de contorsion intellectuelle, en terme de recueillement d’informations à analyser, une position laquelle nous fut suggérée par un certain nombre de chercheurs qui considèrent que le sujet est toujours en état de friche en raison de la rareté de la documentation et de son insuffisance concernant la construction des mosquées en France[5]. En ce sens, nous avons dû adopter une attitude adaptée en la présence d’un certain nombre de nos enquêtés comme de les rassurer généralement, en leur assurant que notre recherche n’est pas spécifiquement politique.

Aussi, il est sûr que dans ce contexte, la question de la neutralité du chercheur s’est imposée pour nous, notamment par rapport à notre thème, lequel fait depuis quelques années l’objet d’une forte polémique médiatique. Nonobstant nos efforts d’observer le sujet de recherche de l’extérieur, comme tentative de se positionner en dehors du fait social en vue de l’étudier, grand nombre de nos interlocuteurs ne pouvaient s’empêcher aux cours des différentes démarches que nous effectuions (entretiens, consultations de documents municipaux,…), de nous ramener à notre appartenance socio culturelle. Est-ce à dire, comme Frank Frégosi nous l’a déjà déclaré, qu’il est encore trop tôt d’aborder d’une manière strictement scientifique notre recherche?

Ce questionnement peut s’expliquer, en partie, nous semble-t-il, par la difficulté persistante de se représenter la société française en tant qu’aire socio culturelle unifiée et homogène, sans pour autant insister sur les appartenances religieuses ou nationales d’origine des populations immigrées. L’icône de l’étranger, potentiel perturbateur d’un équilibre social depuis longtemps établi, semble bien présent dans l’esprit d’un certain nombre de Français. Cet icône est l’immigré qui ne ressemble pas au français d’abord par ses traits physiques et sa couleur[6], donc première forme de différence visible, ensuite par ses choix et ses convictions liés à sa culture d’origine.

Ce contexte historico social est associé lors de notre recherche par Jodelle Zetlaoui à une situation de tiraillement entre une appartenance chrétienne de l’Europe et l’influence et l’impact de cette appartenance sur le regard que porte, à titre d’exemple, le politique sur le fait religieux qui n’est pas issu de l’histoire de l’Europe. Ce qui signifie que la part de l’objectivité de toute recherche relative à l’Islam reste difficile à garantir, notamment quand les enjeux sont de nature ethnico politique. Poser la question de l’Islam en France induit de manière implicite des situations de divergences d’intérêts nationaux et supranationaux, lesquels ont tendance à interroger l’image médiatique que la France souhaite donner d’elle-même de manière variable. Nous faisons allusion à l’appartenance confessionnelle de la France, chrétienne, qui est considérée tel qu’un produit de l’histoire à ne pas perturber. De ce fait, la nécessité pour nous de s’interroger sur les comportements des acteurs vis-à-vis de la question de l’édification des lieux de culte musulman s’est intensifiée, car lors de nos enquêtes, nous avons d’emblée remarqué que les réactions internes des groupes influents sur les réponses devant être apportées aux demandes de permis de construire des mosquées s’exprimaient, pour la plupart, selon les obédiences politiques et les enjeux posés par les élections locales.

Construire les mosquées, un dossier relevant de considérations politiques

Dans une institution comme l’Institut d’Urbanisme de Paris, où il nous a semblé que les questions sociales en matière d’urbanisme sont fortes par rapport aux préoccupations d’ordre pratique que notre métier d’architecte nous impose; plusieurs fois nous avons dû reformuler notre question principale, et dirions-nous même centrale jusqu’à ce que nous parvenions à la version suivante: quels sont les processus d’élaboration des projets de construction des mosquées en vue de leur "éventuelle" réalisation?

Cette interrogation nous semble significative dans la mesure où elle résume assez bien les principaux paramètres de notre recherche: ceux qui concernent les modalités de montage des projets de mosquées, sur le plan architectural, social et économique, comme ceux se rapportant aux débats suscités par l’activité socio médiatique des acteurs concernés, et qui semblent agir sur l’opinion publique, particulièrement politique et l’usage des outils juridiques par les détenteurs des pouvoirs publics locaux en faveur de la construction des mosquées ou le contraire.

Suivre comme nous l’avons fait dans notre D.E.A.[7], le cas de la construction de la mosquée de la rue de Stalingrad nous a permis de voir comment un dossier comme celui-ci peut être à la fois complexe et global:

- il est complexe parce qu’il faut absolument œuvrer à détecter l’évolution de position de chaque acteur, parfois dans l’opposition des intérêts, en créant par-là des situations encore plus complexes où l’enjeu, généralement de nature politique, ne correspond pas et ne répond pas à une demande sociale à caractère localiste, et cela en vue de réaliser une pratique religieuse minoritaire comme celle qui concerne les musulmans.

- il est global car tout se rejoint. Preuve est qu’un des premiers spécialistes de la question, Gilles Kepel, qualifie la mosquée de moyen politique visant à disloquer une situation sociale propre à la conjoncture des travailleurs immigrés des années 1970. Les Musulmans qui servaient de main d’œuvre, notamment dans l’activité industrielle, ont bénéficié de ce que nous osons appeler pour l’époque de "largesses" des autorités publiques en vue d’assurer ce que cet auteur[8] a appelé «la paix sociale», comme de créer des salles de prière dans les usines Renault.

Cependant, les refus et l’hostilité que les musulmans ont connus de surcroît à partir des années 1980 de la part des pouvoirs publics locaux et des riverains qui s’organisaient en associations dès qu’un projet de mosquée leur est annoncé, dans un contexte socio politique marqué par les revendications sociales des immigrés et la montée du Front National, ne les a pas empêché de persévérer dans leur demande de lieux de culte dignes de leur religion: l’Islam. Aujourd’hui, à travers toute la France, les associations musulmanes créées selon la loi de 1901 relative au droit associatif et/ou la loi de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat ont déposé des dossiers de permis de construire de mosquées et attendent leurs instructions parfois depuis une dizaine d’années, voire plus.

C’est en ce sens que nous avons jugé opportun de présenter le tissu associatif musulman et les éventuelles tensions qu’il peut connaître dans ses propres rangs et/ou avec les populations qu’il est censé représenter et sa difficulté de communiquer avec les autorités locales. Ceci est le cas de Marseille dont la première pierre de sa grande mosquée a été déposée depuis les années 1930 et dont le projet n’a pas encore vu le jour, et celui de Strasbourg dont l’ambitieux projet de mosquée a été présenté tel qu’une mosquée européenne à vocation culturelle et qui est condamné aujourd’hui, depuis le passage de la municipalité de la gauche à la droite à n’exister que sous sa plus simple forme: c'est-à-dire une salle de prière.

En effet, comme dans ces deux cas, les considérations politiques ont souvent prévalu, et ont sapé du coup les espérances des populations musulmanes qui continuent d’avoir de grandes difficultés à trouver les financements nécessaires à l’édification des mosquées, notamment depuis les nombreuses restrictions que Nicolas Sarkozy, ex-ministre de l’Intérieur, aujourd’hui Président de la République, a imposé par rapport à l’argent provenant de l’étranger.

Conclusion

Cette difficile conjoncture explique en partie cette idée de l’"éventuelle" réalisation de projet de mosquée qui figure dans notre question principale. En effet de nombreux projets, pourtant annoncés en grande pompe dans la presse n’ont pas encore vu le jour. Les blocages sont posés selon des considérations plurielles. Celles-ci sont de natures sociales, économiques et principalement politiques, dépassant même dans certains cas la dimension nationale. C’est en ce sens que nous avons considéré que la complexité du sujet exige un regard global, et que nous ne pouvons aborder l’aspect social et architectural de la mosquée en milieu urbain non musulman sans explorer les positions des politico administratifs, ou la question des financements sans toucher à la politique nationale et supranationale, particulièrement quand il s’agit de fonds provenant de pays étrangers comme l’Algérie, l’Arabie Saoudite et la Libye. Tous ces aspects, relevant pourtant de disciplines différentes, sont fortement liés dans notre recherche sur la question de la construction des mosquées en France.

 


NOTES

[1] Kepel, Gilles, Les banlieues de l’islam, «Naissance d’une religion en France», Editions du Seuil, Octobre 1987.

[2] Benkoula, Sidi Mohamed El Habib, Les mosquées et ses enjeux d’insertion contemporaine dans la ville "non musulmane". Thèse préparée et soutenue sous la direction du Professeur Dubois-Maury, Jocelyne à l’Institut d’Urbanisme de Paris, l’Université Paris XII, 15 décembre 2005.

[3] «[…] les questions religieuses en France sont exacerbées par le contexte international, notamment au Moyen-Orient.», Diana Pinto, La France et ses quatre religions, in Intégrations: la quadrature du cercle républicain, Esprit, février 2004, n°302, p. 78.

[4] «On désigne comme «musulmane», remarque Olivier Roy, toute personne «supposée participer d’une même culture musulmane, quelle que soit sa culture d’origine réelle (turque, arabe, bosniaque), c'est-à-dire que la religion est vue comme la composante essentielle de ces cultures, composante qui peut être isolée et posée comme culture en soi». Une telle caractérisation est imposée à des personnes indépendamment de leur foi réelle, et elle fonde une différence entre le «musulman» et le Français de «souche». On retrouve cette ethnicisation de la religion à la fois dans les politiques de l’Etat, dans le regard des français, et aussi dans la stratégie de certains groupes islamistes.

Les débats parfois violents, qui ont secoué la France en 2003 et 2004 ont renvoyé nombre de citoyens prénommés Mohamed ou Fatima à cette identité «religieuse» qu’ils avaient en partie oubliée; ils se sont ainsi vus sommés de répondre de tout ce qui se passait dans le Monde musulman, du 11 septembre 2001 à chaque nouvel attentat terroriste. Ils ont éprouvé, dans leur travail, dans la rue, la stigmatisation dont sont victimes les «musulmans». Du coup, en manière de défi, certains ont décidé de reprendre à leur compte cette identité, voire de se définir comme «musulman athée»…, Gresh, Alain, L’islam, la République et le monde, Fayard, 2004, pp. 130-131.

[5] Selon les propos de Fregosi, Frank, au début de l’année 2005.

[6] Gresh, Alain, L’Islam, la République et le monde, Fayard, 2004.

[7] Benkoula, Sidi Mohamed El Habib, Les enjeux de la construction des mosquées en France, "Essai d’enquête sur l’Association cultuelle Ad-Dawa et un projet de mosquée à Paris", sous la direction de monsieur Coudroy de Lille, Laurent, Institut d’Urbanisme de Paris, l’Université Paris XII, 2001-2002.

[8] Les banlieues de l’islam, op. cit.

 

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