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La ville, l’urbanité et l’autochtonie : analyse de représentations dans les discours sur Bejaia

Insaniyat N° 14-15 | 2001 | Numéro spécial: Premières recherches | p.21-25 | Texte intégral


Nedjma ABDELFETTAH LALMI : Magister soutenu (sous la dir. de Amrane, Djamila.): Université de Béjaïa, Janvier 2000


Problématique complexe que celle du fait urbain autochtone au Maghreb, et, pour ne rien cacher, problématique de l’inexistant, ou au mieux de l’inachevé[1]. Car, c’est surtout en termes de recherche des causes de cette inexistence que le questionnement s’est le plus souvent posé,  et s’est, en définitive,  imposé. Il est, en effet, acquis que le Maghreb a été le théâtre de  ce que P. Gourou a qualifié de civilisation «peu ou pas urbanisante»[2]. Tout phénomène de ce type, toute expérience urbaine est donc forcément perçu comme un phénomène allogène, voire même imposé, fruit et instrument d’invasions évidemment toujours civilisatrices. La ville, c’est l’état, c’est l’écrit, c’est la différentiation sociale… c’est donc tout ce qui a manqué au Maghreb de la segmentarité, de l’oralité, de l’égalitarisme, et plus spécialement dans ce qui est vu comme son ventre mou, le Maghreb central, l’Algérie actuelle. Il est donc tout naturel que les auteurs de recherches sur la ville au Maghreb et non pas sur la ville maghrébine, se soient intéressés et s’intéressent à la ville romaine, à la ville arabe, à la ville islamique, ottomane, coloniale en Afrique du nord, mais pas à ce que Mohamed Fantar appelle son «substrat »[3] berbère.

Mais quel peut être l’intérêt d’une question liant l’ethnicité au fait même de l’altérité, du cosmopolitisme qui sont au fondement même de la ville ? A cette question il est permis d’en retourner une autre : la référence à l’ethnicité a-t-elle jamais été absente des études urbaines maghrébines et sa manipulation consciente ou pas, n’a-t-elle pas justement abouti au déni de l’aptitude chez l’autochtone maghrébin à produire, à préserver et vivre dans l’espace urbain ? Ce déni ne se prolongerait-il pas aujourd’hui et n’enfanterait-il pas ce que S. Bensmaïl[4] appelle le déni «des potentialités de développement de la ville» algérienne en particulier ? S’il est aisé de constater l’intérêt grandissant pour la ville, il est aussi possible de voir à quel point la crise urbaine en Algérie (pour n’en rester qu’à cette dimension là de ce que la formule consacrée désigne comme une «crise multidimensionnelle»), nous montre une société en quête de modèles en continuité avec des traditions et des savoirs-faires urbains, que les ruptures souvent très brutales dans la mémoire collective et historique rendent inaccessibles, quand ce ne sont pas les occultations parfois inconscientes mais aussi le plus souvent  préméditées.

Pour notre part, nous avons, dans notre magister, choisi de tourner le dos aux évidences en prenant comme objet le «phénomène béjaoui» comme l’a appelé Isabelle Comolli[5], la «madinat et-tarikh» des discours et historiens officiels. Notre travail n’a pas été à proprement parler un travail d’historien de la ville, travail de longue haleine que nous appelons de nos vœux. Nous avons consacré notre mémoire à une revue et à une analyse de discours sur la ville de Béjaïa, discours historiques ou discours faisant largement appel aux catégories de l’histoire. Dans ces discours savants ou communs, nous avons en particulier tenté de cerner le mode de traitement, les représentations du rapport entre l’autochtonie et l’urbanité.

Le mémoire se divise en quatre grandes parties[6]. La première intitulée tout simplement «Repères historiques» (pp.17-80) est destinée à aider à la lisibilité des parties suivantes. Nous y faisons défiler les événements selon un ordre chronologique classique, tout en mettant en exergue des figures emblématiques de l’histoire de la ville, et des thèmes-clés constituant des points de cristallisation, de tension dans les références à la ville. Ces repères nous ont semblé nécessaires pour la compréhension des enjeux et des stratégies déployés dans les discours analysés ultérieurement. Mais ils vont peut-être au delà de cette première nécessité, par tout ce qu’ils permettent de lire dans ce parcours, ce condensé biographique de la ville. Et ce qu’ils donnent à lire ce n’est certainement pas le néant et le retour au néant avant et après chaque invasion, et des peuplades ahuries devant les actes bâtisseurs et civilisateurs d’autrui.

La seconde partie intitulée «La télévision algérienne dans l’arène d’un conflit de mémoire» (p.p.82-146) est un essai d’analyse portant sur une émission télévisée[7] consacrée à la ville de Béjaïa. Dans un pays où l’analphabétisme marque encore des pans importants de la société, «l’unique», comme la surnomme la presse, occupe une place centrale de média au sens plein du terme, d’intermédiaire entre l’Etat et la société, mais ne fonctionnant le plus souvent qu’à sens unique : du haut vers le bas. Elle est, à n’en pas douter, Le porte-parole, de l’Etat, un outil qu’on peut assimiler à ce que Fanny Colonna désigne comme des «institutions missionnaires» et ce que Omar Lardjane désigne comme des «institutions de production d’identité». Rarement une émission télévisée a été paradoxalement un produit aussi achevé, au sens de ce qu’elle révèle. Son analyse a été, pour nous, l’occasion de tenter de prolonger l’étude de ce que J. Leca a appelé «le schéma idéologique de la ville » en Algérie. Elle révèle une télévision, qui loin de mettre en scène la ville, met en scène sa propre intervention autoritaire d’agent de l’Etat, pour rappeler à l’ordre, imposer sa vision uniformisante de l’histoire et de l’identité collective dans la ville. Au delà des nombreuses autres données qui apparaissent au grand jour dans ce que «dit » et « montre » la télévision sans le vouloir, nous y trouvons l’usage d’un savoir historique très approximatif, dont elle ne se sent nullement l’obligation de justifier la provenance ou la justesse sinon en faisant appel à des acteurs qu’elle institue experts de fait. Comble de l’ironie elle reproduit exactement la démarche qu’elle ne cesse de fustiger, celle de la pire des ethnologies coloniales.

La troisième partie intitulée «Variations sur le thème de madinat-ettarikh» (p.p.147-225) tente de faire le bilan de l’historiographie sur la ville. Nous y avons suivi une relecture en marche arrière, remontant de l’historiographie nationale vers l’historiographie coloniale :

Dans la première nous avons été amenées à constater qu’au delà des apparences de divergences et de polémiques, ces pratiques et ces discours classés en «discours officiel», «discours savant universitaire», «discours religieux», «discours culturaliste»[8], le socle des connaissance historiques en soi reste à peu près le même, un savoir hérité du XIXème siècle, où domine la notion de race ou ce que P. Bourdieu considère comme sa simple euphémisation[9], la notion d’ethnie. 

Dans la seconde nous avons pu distinguer des étapes dans la constitution du savoir historique colonial sur la ville : depuis le reportage de guerre, où l’armée  est le véritable acteur des récits historiques et la ville le simple théâtre d’une prise sanglante, qui, pourtant achève de l’effacer; au plaidoyer pour une colonisation étendue et totale, où «les farouches tribus kabaïles», encore invaincues fascinent le soldat-historien, qui en est amené à faire de la presbytie sur le fait urbain autochtone, cet amas de ruines foulées par ses pieds ; à la naissance de la «ville » historique» après que la pacification soit devenue un fait accompli et que la colonie ait éprouvé le besoin de se donner une histoire ; au couronnement par la naissance de la ville-musée, stade suprême dans le figement de la ville historique[10].

La quatrième et dernière partie, même si elle est pour nous, simple introduction à des recherches peut-être à venir, puisque résultant d’une pré-enquête qui n’a pas connu de suites, est intitulée «Être et avoir été dans la ville : Béjaïa, mythes, mémoires et histoire» (p.p.227-338). Elle part de l’interrogation sur l’utilité et l’usage de l’histoire et des catégories issues de l’histoire dans la ville dite «ville historique», par ses habitants, ces acteurs des premières lignes. «Grandes familles» ou «réfugiés», vieux citadins ou néo-citadins, femmes ou hommes, etc., qui forgent l’identité de la ville entre mythes, mémoires et histoire, nous montrent qu’il y a tout intérêt  pour l’historien à prendre en compte tout ce que donnent à lire le répertoire de Sadek Lebdjaoui, les luttes autour de la toponymie dans la ville, les sobriquets dont s’affublent les supporters des équipes de foot et leur marquage des territoires, le culte voué à Yemma Gouraya et celui moins avoué à Sidi Abdelkader, etc. Il nous montrent aussi que les interrogations à venir sur la ville, celle-ci, comme les autres villes du Maghreb ont tout intérêt à ne pas perpétuer la censure de l’autochtonie.


Notes

[1]- Lacoste-Dujardin, Camille : Pourquoi n’y eut-il pas de villes en Kabylie marchande ?.-  In La città berbera, Université de Naples.-p.p.381-394.

[2]- Gourou, P. : cité par Roncayolo, M. : La ville et ses territoires.- p.39.

[3]- Fantar, Mohamed :  De la cité antique à la cité arabo-islamique au Maghreb.- In La città berbera.- p.p.45-70.

[4]- Bensmaïl, S. : La ville comme lieu du changement des pratiques et de représentation idéologique. Dialogue et affrontements interculturels en Algérie.- In Ethnic encounter and culture change.- Begren/London, 1997.- p.p.17-35.

[5]- Comolli, Isabelle : Histoire de la ville de Bougie du VIè siècle avant JC. au XIIè siècle.

[6]- En annexe au mémoire figure la transcription de l’émission analysée dans la deuxième partie. La bibliographie de 16 pages est suivie de trois index (7 pages) : lieux, tribus, dynasties, ordres et rites religieux, noms d’auteurs ; puis d’un lexique (6 pages) des termes arabes et berbères utilisés dans le texte.

[7]- Massa el khir takafa, Avril 1993, réalisée par Khalidi, Med. et présentée  par Sekkar, Abdelkrim.

[8] Béjaïa : [Textes. Ministère de l’information d’Algérie].- Alger, SNED, 1970, (Coll. Art et culture)

Bourouiba, R. : Les H’ammadites.- Alger, ENAL, 1984.

Bouabdelli, El M. : Contribution de Bidjaia la hammadite.- In  El Assala, 1974.- p.p.319-337.

Gaïd, Mouloud : Histoire de Béjaïa et de sa région, depuis l’antiquité jusqu’à 1954.- Alger, Mimouni,  2é édition, 1991.

[9]- Bourdieu, Pierre : L’Identité et la représentation : éléments pour une réflexion critique sur l’idée de région.- In Actes de la recherche en sciences sociales : L’Identité.- Nov 1980, N°35.-  p.p.63-72.

[10]- Cornulier-Luciniere : La Prise de Bône et de Bougie, d’après des documents inédits  (1832-1833).-Paris, Nancy, Berger-Levrault, 1895.

Lapene, Edouard : Vingt-six mois à Bougie ou collection de mémoires sur sa conquête, son occupation, son avenir : notice historique, morale, politique sur les Kabaïles.- Paris, Toulouse, Anselin et Gaultier, 1839.

Feraud, L. Bougie, Ch. : In : Recueil des notices et mémoires de la société archéologique de la province de Constantine.- Alger, 3ème  vol. de la 2ème série ; Paris, Arnolet, Bastide, Challamel, 1869 , p.p.85-407.

Habsbourg-Toskana, L.S.Von. : Bougie, die Perle Nord-Afrikas (trad. par Abdelfettah, A.), Prag, H.Mercy, 1899 = [Bougie, la perle de l’Afrique du nord] (par l’archiduc Salvator, Louis), (ouvrage en allemand).

 

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