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La langue étrangère à l'épreuve du sujet parlant

Insaniyat N° 14-15|2001|Numéro spécial: Premières Recherches|p.197-208|Texte intégral


Saadane BRAIK


1.Introduction

L'enseignement / apprentissage de la langue étrangère vise la maîtrise de deux fonctions. En effet il considère que l'enfant doit apprendre au préalable à communiquer des informations neutres pour accéder plus tard à un niveau supérieur qui lui permettra d'impliquer ses sentiments, de faire part de ses opinions et d'aller parfois jusqu'à poser des jugements[1]. Ces deux fonctions correspondent dans la pratique de la classe aux domaines de la communication et de l'expression.

Les programmes de français au deuxième palier de l'école fondamentale, en vigueur depuis 1995 dans les établissements scolaires[2], expliquent la distinction communication/ expression en termes suivants: ils traduisent le premier domaine par la fonction référentielle du langage alors que le second est assimilé à la fonction émotive[3]. L'apprenant devra donc s'approprier des éléments linguistiques de plus en plus nuancés.

C'est essentiellement par rapport à la dichotomie objectivité/ subjectivité que cette distinction a été construite. La progression de l'enseignement/ apprentissage jusqu'à la relation intersubjective entre les apprenants, implique de plus en plus l'emploi de la première personne, avec tout ce que cette implication requiert comme éléments linguistiques segmentaux et suprasegmentaux. Cette évolution est mise en valeur par les descriptifs des compétences à installer pendant les trois premières années d'apprentissage de français langue étrangère : qu'il s'agisse de la compréhension ou de l'expression, orale ou écrite, il semble qu'il faille abord apprendre à désigner et à communiquer des informations neutres afin de parvenir plus tard à exprimer sa propre subjectivité[4].

Les compétences à installer, telles qu'elles sont hiérarchisées dans les programmes de français, situent la formulation objectives des informations à un niveau-seuil. En termes différents, il s'agit pour l'enfant d'appréhender le réel qui l'entoure, dans la langue étrangère qu'il est en train d'apprendre, sans impliquer son "je". L'aboutissement à ce niveau permettrait dès lors une appropriation de cette langue à des fins moins neutres[5].

Lors de notre entreprise, nous nous interrogerons sur les avantages probables et les limites d'une telle évolution. Nous interpellerons plus particulièrement les approches théoriques qui sous-tendent une telle stratégie afin d'en mesurer la validité. Cette démarche devra permettre d'identifier les éventuelles contraintes qui s'opposeraient au statut énonciatif de l'apprenant en classe de langue étrangère.

  1. Les éléments segmentaux: essai de définition

Coste et Galisson situent le concept dans l'hypothèse fonctionnaliste de Martinet puisqu'ils désignent par cette appellation tous les éléments d'une langue qui relèvent de la double articulation[6]. Ainsi l'organisation spécifique du langage humain s'articule t-elle sur deux plans qu'il convient de définir en termes suivants:

Toute langue s'analyse en unités, dont les plus petites s'appellent monèmes ou morphèmes, caractérisées par un support phonique et un sens. Ce support phonique, autrement appelé "forme vocale" par la linguistique fonctionnelle, peut être analysé à son tour en unités dépourvues de sens dont les plus petites sont les phonèmes. La première articulation, celle des unités porteuses de sens, appelle sur le plan strictement phonique le deuxième type d'articulation, celui des unités dépourvues de sens.

La langue se présente donc sous la forme d'éléments segmentaux, c'est à dire de monèmes qui s'articulent à leur tour en unités distinctives. Cette caractéristique du langage humain désigne les combinaisons comme seules possibilités pour former d'innombrables messages linguistiques. Nous désignerons par l'appropriation des éléments linguistiques segmentaux celle qui désigne les unités relevant de la première articulation. Quant au deuxième type d'articulation, même s'il aide à comprendre jusqu'à quel point la langue est un système, son exploitation ne saurait impliquer explicitement l'apprenant.

Toutefois l'acceptation de telles données dans une perspective didactique permet-elle d'envisager l'apprentissage d'une langue étrangère à partir de combinaisons et d'agencements de ses signifiants ? Même si ce sont ces combinaisons qui engendrent autant de signifiés.

  1. Les éléments suprasegmentaux: essai de définition

Nous venons de voir comment les langues présentent le même type d'organisation. Toutefois il n'est pas question qu'elles aient recours à des procédés entrant exclusivement dans le cadre de la double articulation. L'hypothèse fonctionnaliste admet l'existence d'éléments qui ne se conforment pas à ce type d'organisation et dont l'apport n'en demeure pas moins pertinent. C'est à cet égard que Martinet décrit l'exemple suivant:

"En français (…) il est fréquent que le caractère interrogatif de l'énoncé ne soit marqué par une montée mélodique de la voix sur le dernier mot. On distingue fort bien ainsi entre l'affirmation Il pleut et la question Il pleut? Ce dernier est l'équivalent de est-ce qu'il pleut ? Ce qui revient à dire que la montée de la voix dans Il pleut? Joue le même rôle que le signe / esk / orthographié Est-ce que."[7]

Ainsi les faits linguistiques qui ne se conforment pas à l'articulation en phonèmes sont souvent dits suprasegmentaux et forment un chapitre intitulé "prosodie".

4. L'hypothèse fonctionnaliste: quelles implications didactiques?

Cette hypothèse est intéressante en ce sens qu'elle pose deux perspectives pour l'enseignement/ apprentissage des langues:

- la première étant l'étude des séquences dont les limites correspondent au découpage de la chaîne parlée en phonèmes, qu'elles soient inférieures comme les mores, ou supérieures comme les parties du mot ou de la phrase ;

- la deuxième étant l'étude des traits phoniques qui affectent les séquences dont les limites ne se conforment pas à ce découpage de la chaîne parlée.

Apprendre une langue doit permettre d'accéder au stade de la communication verbale qui ne sera rendue possible que par la présence des interlocuteurs. Aussi doit-on envisager pour l'apprenant l'accès à l'interlocution, c'est à dire la capacité de comprendre et de produire des énoncés inscrits dans des contextes toujours particuliers. Cette capacité devra être effective à partir du moment où l'apprentissage permettra de décoder et de formuler les signaux de types suivants :

-  de nature surtout verbale, par la prise en compte des traits distinctifs de la langue ;

- de nature paraverbale (intonation, débits, silences), c'est-à-dire des signaux qui ne ressortissent pas à la réalisation des phonèmes.

La prise en compte de ces deux types doit être consentie du fait que tout énoncé est le produit d'événements inscrits dans des contextes qui leur sont propres.

Un énoncé, parce qu'il est le produit de plusieurs actes d'énonciation, peut véhiculer des intentions et des sentiments différents. Les signaux de nature paraverbale sont les plus aptes à déterminer les intentions transmises. Ils doivent permettre, tour à tour, de désigner et de décoder le contexte dans une situation de communication verbale. Aussi les éléments segmentaux et suprasegmentaux doivent-ils être nécessairement associés afin de déterminer un acte d'énonciation donné.

Loin de présenter un caractère contrasté, les éléments linguistiques segmentaux et suprasegmentaux sont complémentaires. C'est de ce point de vue que l'enseignement / apprentissage de la langue doit prendre en compte les traits distinctifs et les faits prosodiques. Cette double appropriation n'est cependant pertinente que dans la mesure où elle tient compte des situations au sein desquelles elle devra être réalisée : l'enfant n'apprend pas seulement des éléments linguistiques, mais aussi l'usage de ce matériel sonore en fonction des normes culturelles qui le régissent socialement.

Tenir compte de ces situations, c'est réaliser un apprentissage de la langue qui intégrerait le comportement psycho-social de l'apprenant. Il est peu évident d'admettre le caractère associatif des éléments segmentaux et prosodiques en dehors des situations authentiques qui relèvent de contextes variés. Il est même manifeste que nous sommes en présence d'une relation triadique rendue indiscutable par les règles discursifs d'une langue. Cette relation triadique peut s'avérer difficilement réalisable, voire complexe dès lors qu'il s'agit d'une langue étrangère. Il n'en demeure pas moins que sa prise en compte demeure indiscutable.

A présent, examinons les autres motifs impliquant le comportement psycho-social de l'apprenant, en considérant bien-sûr que l'enseignement/ apprentissage conçu à l'intention de ce dernier doive lui permettre de se poser comme sujet. Nous nous référerons à quelques approches du couple conceptuel Subjectivité/Objectivité qui, à cet égard, semble incontournable.

5. Le couple conceptuel Subjectivité/Objectivité : quelques approches théoriques

  1. La linguistique fonctionnelle

Mue essentiellement par le postulat implicite du renouvellement méthodologique qui, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, caractérisa l'enseignement des langues, la linguistique fonctionnelle s'appuyait dès les années 60 sur la fonction communicative du langage pour présenter toutes les langues comme des instruments permettant aux hommes de communiquer entre eux. Il ne pouvait en être autrement dans la mesure où la langue s'avérait n'être qu'une des différentes modalités du langage.

Outre la compréhension mutuelle, les langues étaient définies aussi comme un moyen d'exprimer les sentiments de celui qui parle :

"Il s'y trouve, par la même occasion, le moyen de s'affirmer (…) sans qu'il y ait véritablement désir de rien communiquer."[8]

Quant bien même elle admettrait l'implication de celui qui parle, cette approche semble définir le couple conceptuel Subjectivité / Objectivité en apposition des deux fonctions du langage que sont la communication et l'expression. Elle développe sa logique à partir d'une dimension réductrice : la relation interpersonnelle. L'autre n'est présent que pour servir de prétexte à cette relation et justifier les besoins d'informer ou d'exprimer des sentiments. Il s'apparente à un élément purement formel, dépouillé de l'antagonisme qui donne à la parole son attribut essentiel : le moyen d'action de celui qui parle.

  1. Benveniste et la conscience de soi

L'hypothèse fonctionnaliste des années 60 inspire une vision mécaniste du langage. La comparaison de ce dernier avec un instrument, qui le confine au rôle de transmission, réduit l'interlocuteur à un statut strictement formel. Le comportement du langage, tel qu'il est défini, admet une description béhavioriste qui ne rend pas compte de celui qui parle en tant que sujet; encore moins de l'autre, celui qui écoute et réagit par intermittences. C'est de ce point de vue que Benveniste, au travers du concept d'énonciation, pressent la dimension sociale du langage :

"C'est un homme parlant que nous trouvons dans ce monde, un homme parlant à un autre homme, et le langage enseigne la définition même de l'homme (…). C'est dans et par le langage que l'homme se constitue sujet; parce que le langage seul fonde en réalité, dans sa réalité qui est celle de l'être, le concept d'ego."[9]

Ainsi désigné, le langage habilite la parole à assurer la communication ou, en termes nuancés, à suggérer l'échange. C'est cet "échange" qui nous met aux abords du couple de co-énonciateurs (ou d'interlocuteurs); l'autre est délivré de la passivité dans laquelle le confinaient les fonctionnalistes puisqu'il se pose à son tour comme sujet.

En effet il ne s'agit plus de se signifier mutuellement quelque chose, mais de s'influencer mutuellement. Benveniste pressent surtout le caractère complexe des interlocuteurs: le locuteur peut être son propre auditeur, au moment où son auditeur est un locuteur virtuel. Cette approche semble construire toute sa logique autour de la subjectivité comme propriété fondamentale du langage que l'instance du discours met en surface. Elle nous introduit dans la linguistique de l'énonciation qui désigne la subjectivité comme une propriété fondamentale du langage.

  1. De la subjectivité à la compétence de communication

L'individu se pose comme sujet, s'appropriant la langue pour actualiser la subjectivité qui demeure une propriété fondamentale du langage. Le discours, désigné en instances discrètes, favorise l'émergence de cette subjectivité. Parce que tout sujet vit au sein d'une structure sociale, sommes-nous tentés d'ajouter, il reste confronté à des pratiques de communication permanente dont il doit s'approprier la compétence requise.

Quelles sont les composantes qui favorisent l'actualisation de cette compétence de communication lors de la production et de l'interprétation des discours. Telles qu'elles sont définies par Moirand[10], elles se présentent selon le découpage suivant :

- une composante linguistique, c'est à dire l'appropriation des modèles phonétiques, grammaticaux, lexicaux et textuels propres au système d'une langue donnée ;

- une composante discursive, c'est à dire l'appropriation des types de discours et leur organisation selon les paramètres de la situation de communication dans laquelle ils sont réalisés et compris ;

- une composante référentielle, par la connaissance des domaines d'expérience et des objets du monde ainsi que celle de leurs relations ;

 - une composante socioculturelle définie par deux types de connaissances: celle des règles sociales et des normes d'interaction entre les individus et les institutions ; puis celle de l'histoire culturelle et des relations entre les objets sociaux. C'est à ce niveau que la dimension sociologique est explicitement désignée comme facteur essentiel pour une compétence de communication.

Cette approche présente un intérêt majeur parce qu'elle introduit la subjectivité dans l'actualisation même de cette compétence. Son originalité réside dans le point suivant :

La communication n'est plus réduite au champ du savoir linguistique dans une acceptation quelque peu restreinte. La perspective envisagée par Moirand situe ses enjeux dans un ordre qui n'est pas strictement linguistique dans la mesure où le sujet apprenant n'organise plus les différents types de discours par la seule maîtrise des formes linguistiques. Il est appelé à maîtriser aussi les capacités de transmission et l'intentionnalité liée à une situation de communication donnée. En effet, c'est en fonction de la situation que les interlocuteurs réalisent et comprennent les énoncés qu'ils se destinent réciproquement. Nous entendons par situation[11], les conditions psychologiques et sociales qui définissent les intentions des co-énonciateurs.

Selon ce point de vue, les énoncés ne sauraient être neutres en vertu des intentions qui les caractérisent. L'affirmation de soi, de sa propre relation avec l'extérieur, les conditions sociales et psychologiques forment les composantes d'une subjectivité qui demeure présente dans l'esprit des sujets et doit par conséquent contribuer à la forme et à la fonction des éléments linguistiques.

  1. L'approche psychologique

Des théories walloniennes à celles de Piaget [12], nous pouvons dégager un certain nombre de préoccupations fondamentales concernant l'évolution psychologique de l'enfant et la progression de son intelligence vers une pensée objective. Même si les modèles de développement psychique proposés par les deux auteurs sont à divers points contradictoires, ils n'en révèlent pas moins des aspects similaires à propos du transfert du subjectif à l'objectif à travers la psychogenèse de l'enfant.

Au-delà de la controverse Wallon / Piaget à propos des stades de développement psychique, il existe dans leurs recherches un versant susceptible d'intéresser notre approche. Dans la mesure où les deux modèles inscrivent la subjectivité comme attribut fondamental de la personnalité avant que l'enfant n'entre dans le lien social, il ne reste qu'à solliciter celle-ci à travers des démarches d'apprentissage de la langue étrangère. En effet la subjectivité est présentée par les auteurs comme une propriété fondamentale qui disposerait l'enfant à inscrire les éléments linguistiques à son propre vécu. 

  1. De la subjectivité lacanienne

L'enfant doit acquérir les codes qui régissent son groupe d'appartenance avant d'entrer dans le lien social. C'est dans une rencontre avec le réel du langage maternel qu'il aménage les signifiants perçus. Il les organise inconsciemment. Plus tard il actualisera dans des chaînes syntaxiques ces choix dont il n'est cependant pas maître. En effet c'est son inconscient qui opère ces sélections en refoulant les éléments liés à des souvenirs douloureux.[13]

Le petit sujet se sépare de sa mère au prix du langage qu'elle lui transmet[14]. Il différencie alors sa propre voix de la voix maternelle et c'est dans cette jubilation qu'il éprouve la nécessité d'acquérir les signifiants, de s'approprier ensuite la toute première langue. La perspective lacanienne met l'accent sur l'inconscient et le subjectif comme facteurs sous-jacents de cette acquisition. S'il n'est pas possible d'indiquer ici leurs conséquences multiples dans les relations qu'entretient le sujet avec la langue, il convient néanmoins de souligner qu'ils connotent et affectent de refoulement tous les signifiants. C'est dans cette rencontre qu'émerge la parole. Il serait intéressant d'interroger, dans une perspective didactique, l'étrangeté des signifiants nouveaux afin de vérifier s'il est possible de transposer ce type de rencontre dans l'apprentissage des langues étrangères.

Les implications du subjectif dans l'œuvre de Lacan maintiennent une complexité et une diversité qu'il sera difficile de contenir dans notre présent article. Notre propos n'étant pas de rendre compte de cette complexité, nous présenterons seulement deux aspects susceptibles d'interpeller l'objet de notre entreprise :

- le couple conceptuel Subjectivité / Objectivité ne doit pas être interprété en terme de dichotomie. Le subjectif ne s'oppose pas à l'objectif ; il en fait certainement partie[15].

- c'est le subjectif qui structure le langage et détermine essentiellement l'acquisition des signifiants.

Ainsi la subjectivité apparaît-elle comme une propriété fondamentale dans les rapports qu'entretient l'enfant avec la langue. Même si la perspective lacanienne trouve son originalité dans la définition qu'elle donne de la parole, il n'en demeure pas moins qu'elle s'accorde avec les autres approches théoriques pour présenter le subjectif comme un fait indissociable du sujet parlant.

6. Implications didactiques

Au-delà des potentialités communicatives que l'enfant actualisera plus tard dans des situations non scolaires[16], l'apprentissage de la langue étrangère devra permettre à ce dernier de se poser comme sujet. Parce que toute parole est une action qui se rapporte à des conditions sociales et psychologiques, l'appropriation de la langue est aussi l'émergence d'une subjectivité qui se présente comme la propriété fondamentale de tout individu. Il semble donc évident que nous retenions le caractère corrélatif des concepts développés précédemment, à savoir les éléments linguistiques et le couple conceptuel Subjectivité / Objectivité. Il convient toutefois de souligner que c'est le subjectif qui, à l'intérieur de cette paire conceptuelle, interroge davantage les stratégies d'enseignement / apprentissage. C'est dans un va-et-vient incessant entre la langue étrangère et la subjectivité de l'apprenant que doit être organisée cette appropriation.

Après avoir développé les contours d'un cadre théorique qui nous permet de mieux saisir cette corrélation, il importe à présent d'en retenir les implications didactiques:

- les éléments linguistiques segmentaux et suprasegmentaux présentent un caractère indissociable. Leur intégration, ne pouvant être opérée à des moments distincts, devra être suffisamment prise en charge par des méthodes d'enseignement/ apprentissage qui n'en perdront pas de vue le caractère solidaire;

-  la vision mécaniste du langage, telle qu'elle est conçue par l'hypothèse fonctionnaliste des années 60[17], occulte un élément indissociable : la prise en compte de l'apprenant en tant que sujet parlant. A cet égard, l'approche de Benveniste semble plus pertinente en ce sens qu'elle met en présence des interlocuteurs marqués par un caractère contrasté. Apprendre une langue, c'est intégrer les règles de cette langue à sa propre subjectivité pour faire en sorte que la parole devienne une action sur l'autre. C'est le caractère contrasté des co-énonciateurs qui peut suggérer des méthodes pour y parvenir ;

- qu'elle soit une propriété fondamentale du langage (Benveniste 66) ou qu'elle s'intègre dans l'une des composantes qui en favorisent la compétence de communication (Moirand 82) ; qu'elle occupe un rôle essentiel dans la structuration de la personnalité et dans le développement intellectuel chez l'enfant (Wallon 94, Piaget 47) ou qu'elle fasse partie du réel (Lacan 81), la subjectivité se présente comme une dimension incontournable dans la prise en compte de l'apprenant comme sujet parlant. Elle en est ( par essence ? ) indissociable. Aussi ne s'approprie-t-on pas les éléments linguistiques pour formuler cette subjectivité comme le préconisent les programmes de français. C'est cette dernière qui contribue à la forme et à la fonction de ces éléments linguistiques. Il est donc impératif de poser l'enseignement/ apprentissage des langues étrangères en terme de contexte situationnel.

- l'apprentissage d'une langue qui prend en compte la connaissance idéalisée seulement, sans être amenée à considérer son utilisation actualisée, ne pourra que favoriser les modèles figés ou stéréotypés (qui inhibent le caractère essentiellement subjectif de l'apprenant). C'est dire à quel point le contexte d'utilisation autorise une appropriation à même d'habiliter l'enfant en tant que sujet parlant. Ce contexte d'utilisation, n'étant pas naturellement disponible dans le cas de la langue étrangère, peut être restitué en situation scolaire par des interactions enseignant- apprenants qu'enclenchent les motivations des deux parties. Ce processus motivationnel devra être à son tour provoqué par des stratégies didactiques, par la mise en évidence d'un enjeu auquel l'enfant peut adhérer; cet enjeu étant la possibilité (ou l'opportunité) pour l'enfant de dire les choses en toute relativité.

La langue étrangère ne présentera un intérêt certain que si elle remet le "je" à la disposition de son seul et légitime propriétaire, en l'occurrence l'apprenant. Cette restitution nous semble indispensable, même si nous admettons que le "je" de la langue étrangère ne sera jamais tout à fait celui de la langue maternelle[18].

7. Pour conclure

Les programmes réaménagés, même s'ils ont théoriquement affranchi l'enseignant et l'élève de l'exercice formel, ne livrent pas les matériaux stratégiques et/ ou méthodologiques qui autorisent la mise en valeur de l'un et de l'autre [19]. Parce qu'ils considèrent la subjectivité de l'apprenant comme le podium auquel devrait parvenir l'enseignement/ apprentissage au deuxième palier, les démarches qu'ils préconisent demeurent forcément réductrices. La rupture épistémologique dans laquelle ils s'inscrivent est un changement d'intention: ils envisagent la coupure, rien de plus!

Il est temps de poser l'enseignement/ apprentissage des langues étrangères en terme d'échanges par des interactions de classes. Y parvenir, c'est avant tout admettre la subjectivité de l'apprenant comme le moteur essentiel de cet apprentissage. On commencera alors par laisser l'enfant s'exprimer, tout en l'amenant à transcender son "moi" et à appréhender objectivement le réel.

Cela voudrait-il dire que le parcours envisagé devrait s'apparenter à une progression exclusivement linéaire ?

L'enseignement / apprentissage des langues étrangères, à un moment donné, devra développer simultanément les deux fonctions du langage (expressive et référentielle) qui s'imbriqueront progressivement dans les discours des enfants. Cette démarche, plutôt didactique, ne sera rendue possible que par l'interpellation préalable de la subjectivité. Cette dernière, parce qu'elle valorise l'enfant en tant que sujet parlant, constituera le véritable moteur du processus d'apprentissage.

Reconnaissons enfin qu'au début de tout savoir réside l'être subjectif, celui-là même qu'il faudra apprendre à transcender tout en apprenant à dire ce qui est objectif. Il est temps alors que nous admettions cette progression et que nous réfléchissions aux démarches qui devront l'autoriser, tant que les enfants sont encore livrés à leurs propres perceptions du réel.

 

Sâadane BRAIK

 

Bibliographie

Anderson, P. : Apprentissage et acquisition d'une langue étrangère.- Besançon, Centre de Linguistique Appliquée, Polycopié, 1997.

Benveniste, E. : Problèmes de linguistique générale. Tome 1.- Paris, Gallimard, 1966.

Braïk, S. : L'expression de la subjectivité dans l'enseignement/ apprentissage du français langue étrangère au deuxième palier de l'école fondamentale.- Magister, Bibliothèque universitaire d'Oran, 1998.

Coste, D. ; Galisson, R. : Dictionnaire de didactique des langues.- Paris, Larousse, 1976.

Lacan, J. : Le signifiant va du morphème à la phrase.- In Télévision.- Paris, Seuil, 1974.

Lacan, J. : Le stade du miroir comme formateur de la fonction du je.- In Ecrits.- Paris, Seuil, 1966.

Lacan, J. : Le séminaire, Livre III. Les psychoses, 1955- 1956.

Martinet, A. : Eléments de linguistique générale.- Paris, Armand Colin, 1980.

Ministère de l'Education Nationale. : Réaménagements apportés aux programmes de français du 2ème cycle de l'enseignement fondamental (Juillet 1995)

Moirand, S. : Enseigner à communiquer en langue étrangère.- Paris, Hachette, 1982.

Piaget, J. : La psychologie de l'intelligence.- Paris, Armand Colin. 1947.

Wallon, H. : L'évolution psychologique de l'enfant.- Alger, ENAG, 1994.


Notes

* Enseignant au Département de Français, Faculté des Lettres et des Arts, Université de Mostaganem.

[1]- Martinet, A. : Eléments de linguistique générale.- Paris, Armand Colin, 1980.

[2]- Depuis 1995, les programmes de français sont destinés aux établissements du 2ème palier (c'est-à-dire le cycle primaire) sous une forme réaménagée. Plusieurs dossiers ont été supprimés pour permettre un équilibre entre le nombre de dossiers à réaliser et la durée effective des cours pendant une année scolaire. En outre, les compétences à installer au niveau de chaque année scolaire ont été revues et hiérarchisées de façon à permettre une gestion optimale des contenus à enseigner.

[3]- Ces deux fonctions sont empruntées à la linguistique fonctionnelle; Martinet,  A. : Ibid.

[4]- Ministère de l'Education Nationale / Réaménagements apportés aux programmes de français du 2ème cycle de l'enseignement fondamental.- Juillet 1995.- p.p. 17- 18.

[5]- Ministère de l'Education Nationale. (1995). Ibid.- p.p.17- 18.

[6]- Coste, D. ; Galisson, R. : Dictionnaire de didactique des langues. Paris, Larousse. 1976.- p. 479.

[7]- Martinet, A. :  Op. cité, 1980.- p. 21.

[8]- Martinet, A. :  Op. cité, 1980.- p.10.

[9]- Benveniste, E. : Problèmes de linguistique générale, Tome 1.- Paris, Gallimard, 1966.-p. 259.

[10]- Moirand, S. : Enseigner à communiquer en langue étrangère.- Paris, Hachette, 1982.- p. 20.

[11]- Certains préfèrent parler de contexte ou de contexte situationnel.

[12]- Nous nous inspirons de deux ouvrages fondamentaux sur la psychologie de l'enfant et l'évolution de son intelligence : Wallon, H.: L'évolution psychologique de l'enfant.-Alger, ENAG, 1994 ; Piaget, J. : La psychologie de l'intelligence.- Paris, Armand Colin, 1947.

[13]- Lacan, J. :  Le signifiant va du morphème à la phrase.- In Télévision,  Paris, Seuil,  1974.- p.22.

[14]- Lacan, J. : Le stade du miroir comme formateur de la fonction du je.- In Ecrits.- Paris, Seuil, 1966.

[15]- Lacan, J. : Le séminaire, Livre III. Les psychoses, 1955- 1956 .- 1981.- p. 221.

[16]- Moirand, S. : Op. cité.- p. 41.

[17]- Nous avons examiné lors d'une entreprise précédente dans quelle mesure cette conception fonctionnaliste est reprise par les récents programmes de français au 2ème palier de l'enseignement fondamental.

[18]- En effet "La langue étrangère casse le lien entre le référent et les signes linguistiques." Réf : Anderson, P.: Apprentissage et acquisition d'une langue étrangère.- Centre de Linguistique Appliquée, Besançon. Polycopié, 1997.

[19]- Braïk, S.: L'expression de la subjectivité dans l'enseignement / apprentissage du français langue étrangère au deuxième palier de l'école fondamentale.- Magister, Bibliothèque Universitaire d'Oran.

 

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