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Paroles d’étudiants

Insaniyat N° 17-18 | 2002 | Langues et société, Langue et discours | p.111-128 | Texte intégral


Students’ spoken Language

Abstract : Even although Algerian students are asked to use only linguistic forms conforming to standard school french, they resort more and more to forms presenting particularities and distinct construction from normal use, prefering a variation and a heterogenous form than to a regular one for our students the two forms “se divorcent” separate. While, so as to say getting their own back on the foreign character of french, our students claim their rights to it and adapt it. Specific functional rules, said or unsaid, govern speakers acts in the community and the Algerian student seems to ignore those of main french.

Besides the variations in style masculine, feminine, singular or plural to which nouns are systematically bound our speakers allocate an other, that of degree proper to the class of adjectives and adverbs Algeria finds itself  in this situation, and this french set by a norm which, if it is presented by an external and foreign language, is in fact transformed by social and psychological factors to completely local rules, by a functional readaption of this language possessing Algerian references and according to Algerian usage

Key words : Language – functioning – variation – standard – gaps.


Yasmina CHERRAD-BENCHEFRA :  Université Mentouri Constantine, 25 000, Constantine, Algérie


1. Introduction

Poursuivant notre réflexion sur les pratiques linguistiques dans ce contexte de plurilinguisme qu’offre notre pays, c’est dans la ville, lieu propice à l’observation de tels phénomènes que nous circonscrivons notre terrain. Labov, Calvet (et depuis bien d’autres sociolinguistiques) ont relevé la dynamique langagière qui se développe dans les villes «outre que s’y invente des pratiques appelées à remplacer les normes traditionnelles, c’est un lieu de grande variation dans la nature et le degré de localité du lien social»1. La ville se présente non seulement d’un point de vue géographique mais également linguistique comme «un lieu découpé et construit en espaces sociaux divers et repérables dans les pratiques sociales, langagières notamment»2.

Dans cette aire urbaine, l’espace sociolinguistique qui retient notre attention cette fois se situe dans la sphère estudiantine où une parole surprenante et spécifique prend forme, rebelle aux principes et modèles absolus de l’idéal d’une linguistique de l’homogène. Alors qu’il est demandé aux étudiants algériens de n’utiliser que des formes linguistiques conformes au français standard prodigué par l’école, ces derniers recourent de plus en plus à des formations offrant des singularités et des constructions distinctes de l’usage normatif, préférant à l’uniforme la variation et l’hétérogène.

En situation non formelle, une nouvelle vitalité anime une forme de communication qui se répand parmi nos étudiants. Au gré de paramètres psychosociologiques dont ils sont seuls détenteurs, une parole spécifique apparaît, puisant dans les potentialités à la fois des langues et des cultures en présence. Ainsi, prolifèrent des créations savoureuses, propres à la vie estudiantine, qu’il est intéressant de décrire et d’analyser. Dans cette perspective, traiter la langue non pas seulement comme un système de signes et de règles, mais également comme un instrument d’interaction verbale, d’échanges interindividuels, conduit à considérer le sujet parlant comme un objet social, produit d’une socialisation, dont il faut comprendre les pratiques langagières dans leur dimension comportementale et sociale en rapport dialectique avec les institutions supra-individuelles.

 Ce sont les innovations et les restructurations se situant aux différents niveaux : lexical, avec l’émergence d’un vocabulaire bien particulier qui ne sert qu’aux échanges entre pairs ou avec des personnes appartenant à la communauté universitaire (enseignants, administration)  syntaxique :  avec une redistribution spécifique des structures (verbes transitifs passent dans la catégorie des verbes intransitifs et vice versa , apparition de nouvelles formes périphrastiques) ; discursif : avec une re-sémantisation, des reformulations, que nous avons retenues en nous penchant quelque peu sur les facteurs qui ont favorisé l’émergence de cet idiolecte.

L’objet du présent travail est de mettre en évidence quelques formes jugées non standard utilisées par les étudiants et leurs caractéristiques.

Nous essaierons également de comprendre et d’analyser comment s’effectue l’appropriation de la langue française sur le plan linguistique à travers la manière dont les étudiants utilisent les procédés créatifs et sur le plan métalinguistique à travers les raisons qu’ils avancent pour justifier l’utilisation des néologismes.

2. Enquêtes et terrain

Les enquêtes sur terrain ont revêtu deux aspects : un questionnaire destiné à recueillir les créations lexicales les plus fréquentes, et une collecte de ce que les étudiants ont pour habitude d’appeler «blagues». Nos enquêtes ont été effectuées auprès de 250 étudiants, soit 145 filles et 105 garçons se répartissant sur plusieurs campus de l’université de Constantine. Leur âge varie entre 20 et 25 ans et ils ont fréquenté l’université depuis au moins trois années. Ainsi, ces étudiants ne font partie ni de la première ni de la deuxième année universitaire, ils sont tous au moins en troisième ou en quatrième année de leur cursus, et sont par leur ancienneté représentatifs du répertoire linguistique propre à l’université.

Toutes nos enquêtes se sont déroulées hors des cours, car nous avons estimé qu’une salle de cours ou un amphithéâtre demeurent des espaces conventionnels ou plutôt institutionnels où toute intervention, toute prise de parole en porte l’empreinte fortement ritualisée aboutissant à des normes linguistiques que partagent beaucoup d’étudiants dans d’autres situations et qui ne s’inscrivent pas dans les objectifs visés par cette recherche.

Nous avons préféré conduire nos enquêtes dans les cités, les restaurants universitaires, les cafétérias ainsi que sur l’esplanade des divers campus. Les questionnaires ont été distribués par des étudiants faisant partie de la quatrième année du département de français à qui nous avons expliqué le type de travail que nous menons et ce que nous attendions de ces enquêtes. Ainsi, il nous semble que les étudiants étaient dès lors plus libres moins contraints et donc plus confiants et pouvaient livrer le meilleur de leurs pratiques. Le second corpus réunissant les blagues a été élaboré dans des conditions similaires.

 Les enquêtes de terrain qui sous-tendent notre recherche partent de l’hypothèse selon laquelle le français parlé par les jeunes locuteurs algériens et - plus précisément par les étudiants - constituerait une des multiples formes typologiques de ce français pratiqué en Algérie. Il s’agit donc d’un travail orienté résolument vers une linguistique de la parole qui s’appuie sur plusieurs approches.

3. Procédés de création : phraséologie et lexies

De trop nombreuses études consacrées au français s’inscrivent dans les approches contrastives, et s’astreignent à n’observer que les phénomènes d’interférences, de calque, de transferts traitant tout écart à la norme scolaire comme des «fautes» à corriger. Ainsi, cette perspective contrastive, oriente les études lexicales vers la seule langue - source (substrat), négligeant le domaine de la langue parlée où se déploient les ressources les plus manifestes de la créativité langagière.

Aussi, les recherches les plus fructueuses demeurent épistémologiquement celles qui, s’efforcent d’adopter un point de vue phénoménologique en réfutant la réification des situations, réhabilitant ainsi la dynamique qui régit les pratiques langagières comme produit d’une activité intersubjective par laquelle le locuteur «marque les coordonnées de sa vie en société et remplit cette vie d’objets chargés de sens »3. Pour éviter de se contenter de ranger ces pratiques linguistiques dans la classe des fautes, seule la contextualisation, c’est-à-dire l’inscription des divers phénomènes linguistiques dans le canevas d’ensemble qui leur donne leur cadre et permet de les comprendre réellement, conduit à la construction d’une véritable systématique de la parole étudiée. Economie, géographie, politique, histoire, esthétique participent de ce «conglomérat».

3.1. Création par redistribution sémantique

Depuis Wittgenstein, depuis Benveniste, le sens n’est plus enfermé dans la langue. On sait qu’il s’élabore dans la co-construction d’un contexte lui-même contraint à des degrés divers par une situation sociale convenue et entretenue par les participants. Règles co-construites des jeux de langage mis en oeuvre et prise en charge de la deixis par les participants qui y contribuent.

Se rapprochant de plus en plus de l’acrolecte les étudiants algériens comme leurs camarades des autres pays d’Afrique francophone remodèlent le français en agissant sur la dimension sémantique. Ils apprivoisent ce système exogène en rechargeant de sens ses éléments «à la fois (de) sens spontanés, intentionnels, presque raisonnés qui viennent se superposer à la lexie, comme une valeur ajoutée au(x) sens déjà existant(s) en français autochtone»4. Ce travail sur le sens fait appel pour cet auteur à la fonction poétique telle que définie par Jackobson, fonction qui intervient pour aider à «styliser sémantiquement, (à) donner un nouveau sens à un mot qui, admettant ce type d’extension, rend possible la néologie de sens»5.

Donc la langue française elle-même offre des potentialités que nos locuteurs vont exploiter, en puisant dans leur vécu les éléments socioculturels s’accommodant avec ce système linguistique mais qui leur devient spécifique. Dans notre corpus les différentes lexies relèvent de ce procédé.

Les particularités relevées dans les communications de nos étudiants sont le signe d’appropriation du français par leur caractère de créations délibérées. Nos étudiants traitent de «résidente» toute étudiante à l’allure campagnarde. Le «scanner», consiste en un lieu de rencontres quotidiennes, à partir duquel les étudiants «scannent» enseignant, étudiant et tout passant ne l’épargnant pas de critiques sévères et parfois fort méchantes. Nos étudiants fuient les enseignants qui les obligent à «rentrer dans le synthèse» et détestent ceux qui les font cette fois ci «rentrer dans le rattrapage» même s’ils étaient sûrs depuis longtemps de «marcher vers le rattrapage», ils feront tout pour ne pas «doubler». Pour nos étudiants les couples «se divorcent». Dans leur bouche «avoir la diarrhée» a remplacé depuis longtemps avoir peur, et lorsque le degré de l’angoisse est supérieur d’un cran à la peur habituelle, mêmes nos étudiants les plus machistes «ont leurs règles» et voient «leur slip se relâcher». 

Les changements de sens et la restructuration au niveau du discours aboutissent à des créations linguistiques sans cesse renouvelées et qui constituent un véritable phénomène de société : «normal» n’est-il pas devenu un concept caractérisant une société où tout semble marcher de travers ? Dans leurs échanges, nos étudiants ne s’attachent pas seulement au côté utilitaire du français mais le dépassent largement en lui attribuant une fonction ludique où l’on peut déjà repérer l’avenir et le devenir de cette langue dans notre pays. Ainsi, s’est développé tout un discours humoristique où, sous forme de ce que l’on appelle communément «blagues» nos étudiants s’évertuent à jouer avec la langue française affichant ainsi leurs capacités linguistiques et le pouvoir qu’ils peuvent avoir sur les mots en les ancrant dans leur propre culture : par exemple, se rappelant bien les normes de notre société et l’importance accordée aux personnes âgées, les jeunes dans les longs couloirs de l’université se racontent ce type d’histoires : «Hier, Karim a acheté une paire de chaussures mais elle était plus grande que lui. Tu sais ce qu’il a fait ? Et ben, il l’a respectée». Un autre prend le tour de parole et dans une pirouette déclare «Mais et qu’est-ce qu’il a fait de son stylo vert ? Il l’a cuit». Et dans une cascade de rires chacun voudra prouver son intelligence en surprenant par des rapprochements phonologiques, par des changements de sens etc., tous ses pairs .

 Tout en prenant pour ainsi dire leur revanche sur le caractère étranger du français, nos étudiants affirment des droits sur lui et se l’approprient. Aujourd’hui, les variétés du français hors de France, les spécialistes le soulignent de plus en plus ( D. Morsly, Y. Cherrad, Y. Derradji, L. Kadi), ne peuvent plus être vues comme des réalisations plus ou moins déviantes par rapport au bon usage censé être de France codifié dans les grammaires et répertorié dans les dictionnaires, ou par rapport à un usage moins classique, mais qui resterait strictement hexagonal.

Toutes ces productions ne comportent que des éléments appartenant au français standard, cependant aucun sémantiquement ne lui appartient. Cette redistribution sémantique ne s’effectue pas de façon similaire pour l’ensemble des lexies ; différents procédés sont utilisés. La grille, que nous empruntons à M. Fosso6, (largement inspirée de celle de S. Lafage7), présente un certain nombre de paramètres pouvant rendre compte de la diversité de ces mécanismes.

Parmi les multiples réseaux qui tissent la trame des significations permettant aux différents locuteurs de se reconnaître comme membres à part entière d’une même communauté, l’allusion constitue, avec d’autres éléments, le socle de l’implicite culturel. Des règles de fonctionnement spécifiques, dites et non dites, régissent les actes des locuteurs d’une communauté et l’étudiant algérien semble ne pas ignorer celles du français central.

3.1.1. Modification de collocation

En référence à steak saignant expression bien française, l’étudiant construit «frites saignantes», intervenant ainsi sur le co-occurrent réservé uniquement à viande. Cette création s’effectue sur un trait culturel que l’Algérien ne partage pas avec les gourmets français : la viande saignante considérée comme insuffisamment cuite et que l’Algérien n’aime pas. Au restaurant universitaire où les plats ne sont accommodés ni avec soin ni avec raffinement, le chef est déclaré «cuisiner avec ses aisselles» ; «aisselles» a remplacé «pieds» communément employé par les natifs ; mais il est toujours fait référence à une partie du corps répulsive. Les examens, en Algérie faisant particulièrement appel à la mémoire, celle-ci pas toujours fidèle, leur fait défaut et à la dernière minute toute réponse s’envole laissant un trou béant et l’étudiant malheureux lance en bredouillant «Il était là et il est parti» signifiant qu’il avait la réponse sur le bout de la langue.

La grammaire générative dirait que dans ce cas, les contraintes ou restrictions de cooccurrence ne correspondent pas aux formules qui règlent la combinaison des unités lexicales en fonction des catégories et des sous-catégories : on s’attend à ce que être là suivi de partir aient comme sujets un co-occurrent nominal de type [+ animé] [+ concret].   Or, en replaçant dans ce contexte dictionnairique le co-occurrent, «réponse» ne satisfait pas à ces exigences. Mais est-ce à dire que l’expression est dénuée de sens ? «Le recours au contexte, à la situation, à l’univers du discours»8 cette fois du locuteur lui-même, permet de donner un sens à une combinaison syntaxique dont les éléments ainsi rapprochés sont en vertu de leurs sémèmes a priori incompatibles. Il en est de même pour «se soûler avec du lait», être intelligent pour nos étudiants. Au verbe soûler qui n’admet comme co-occurrent à sa droite que les boissons alcoolisées [+ liquide],  [+ alcoolisé], l’étudiant algérien procède à un réglage de sens en agissant sur les sèmes, supprimant le dernier. Il est tout aussi intéressant de relever le sens métaphorique du lait donnant force et alimentant l’intelligence : nos locuteurs ne semblent pas avoir sélectionné ce liquide par inadvertance, mais parce qu’il permet de dépasser et d’enrichir le sémème, réorganisant la signification et faisant apparaître un sens nouveau.

3.1.2 Modification dans la dénotation

Utilisé très fréquemment, ce procédé consiste à vider de leur sens les différentes lexies pour leur attribuer ensuite un sens spécifique.

Ainsi «le scanner», lexie employée toujours avec l’article défini le, désigne un endroit situé sur l’esplanade du campus central où les étudiants se rencontrent pour «scanner». Ce lieu offre un panorama propice d’où ils «scannent» toute personne passant devant eux, déployant cancan et commérage sur sa tenue vestimentaire, sa taille, sa démarche et même sa vie privée et professionnelle. Cette lexie dans la bouche de nos étudiants obéit toujours au sens premier (appareil qui sert à détecter les défaillances physiques) mais en lui conférant cette fois-ci un aspect plus humain, plus psychologique, chercher les défauts des autres. Toujours dans cette rubrique, la critique devient une «scie» couperet tombant cruellement sur l’autre, et nos étudiants vont «scier» verbe ici intransitif, c’est-à-dire passer à la calomnie violente (d’où le substantif déverbal scieur, scieuse). L’esprit prompt à la critique, ils condamnent toute personne qui ne suit pas leur rythme et leur mode de vie la traitant avec mépris de «périmée». Ils peuvent la ravaler au stade d’objet vulgaire «banc», signifiant ainsi l’idiotie incurable dont elle est atteinte. Ils la rejettent alors en la «refoulant» plus ou moins gentiment à entendre l’exclamation de ces deux jeunes filles «je lui parle pas, c’est un périmé !» «Ce banc refoule le !» «Je l’ai refoulé depuis longtemps mais c’est lui

«Le verbe exprime l’action» est une phrase par laquelle l’école a déterminé le sort de nos étudiants qui se vouant exclusivement à leurs études refusent de perdre leur temps pour gagner un peu d’argent. La seule action qui reste pour pouvoir vivre, consiste à «cotiser» ce qui signifie réserver sa bourse strictement aux dépenses allant à la nourriture. Lorsqu’ils sont pauvres, sans le sou ils se déclarent «être à plat» et obliger de «cotiser», ils ne peuvent alors qu’à «être un tram» c’est-à-dire impressionnés par les filles «danones» ( bien roulées) possédant bijoux et voiture qu’ils traitent dans leur désespoir de «nylon» (filles faciles) qu’ils abandonnent aux «draculas» ces profiteurs sans vergogne. Ils «refoulent», rejettent également «les pochettes surprises», filles qui sous leur hidjab peuvent dissimuler des laideurs ou un handicap repoussant.

Les étudiants qui ne sont pas de Constantine, comme dans beaucoup de pays, résident dans les cités universitaires d’où le nom de résidents qu’ils portent habituellement. Cependant, leurs camarades citadins opèrent un tri dans les traits constitutifs de cette réalité et n’en gardent que celui relatif à la géographie, le lieu d’origine qui ne peut être que la périphérie de la grande ville, Constantine (où la citadinité demeure un paramètre de stratification sociale important), donc un petit village situé en pleine campagne. «Résident», par restriction de sens revêt alors une acception dépréciative du même ordre que plouc en français central. Ce procédé sémantique relevant de la métonymie, s’applique de la même manière à «une cosmétique» qui réfère strictement à la bouteille de parfum et emprunte à cette dernière son genre féminin.

La modification dans la dénotation s’opère également par changement de la catégorie grammaticale. Voulant accorder à la parole une force devant être perçue comme une dynamique de la signifiance caractérisante, nos étudiants transposent de la catégorie adjectivale perçue comme faible, à la catégorie adverbiale reconnue comme plus forte, des lexies comme «fort», «normal». L’adjectif fort devient adverbe perdant son sens initial pour celui de l’adverbe très bien : ainsi cette jeune fille constate avec bonheur ou exaspération que sa copine a «une robe qui lui va fort» ; cette autre ou cet autre sans narcissisme aucun avoue : «j’ai acheté un pantalon fort», le groupe est d’accord pour déclarer que Samir «il a organisé une bouffa fort» au cours de laquelle les filles se sont contentées de «gars pas très fort», par contre les garçons plus chanceux ou moins exigeants ont rencontré «des filles for ».

Quant à «normal» il appartient aux deux catégories à la fois. Modalité dont on voudrait qu’elle puisse rendre compte de la productivité discursive du sens, et qu’elle soit à même de prendre en compte les facteurs de la communication renvoyés le plus souvent à l’extralinguistique, donc au social à la vie. Ce changement catégoriel semble mieux se prêter à l’appréhension sensible et empirique de la société algérienne à travers ses difficultés, ses problèmes. N’est-il pas normal de marquer non pas sa consternation mais sa révolte devant tant de malheurs que les étudiants racontent ainsi : «un ami, il est sorti normal pour aller au travail, normal, il marchait normal, et on lui a tiré dessus». Ce qui est loin d’être normal !

«Les étudiants comme tout jeune algérien «mangent normal ; travaillent normal ; s’habillent normal ; s’assoient normal, dansent normal» mais sont les témoins moins passifs qu’on l’a cru (événements de Kabylie printemps et été 2001) d’une société livrée à l’anachronisme générant des anomalies, comme beaucoup de monstrueuses singularités, au sein desquelles évolue une jeunesse au demeurant toujours prête à prouver son génie. «Normal», peut passer d’une catégorie à l’autre (adjectif, adverbe), mais c’est dans son rôle adverbial qu’il permet à la jeunesse algérienne d’exprimer plus fortement l’emprise et l’empreinte des expériences que l’homme a du monde ; appréhensions à partir desquelles il forme l’image qu’il se donne du monde et qu’il inscrit sous forme de sens dans la langue»9.

 Les études et leur corollaire les examens, font retrouver aux étudiants la verve de l’action donc de la création. Par leur appartenance morphosyntaxique, la grande majorité de ces innovations sont des verbes, ou des locutions verbales, ce qui, dans un domaine où l’action prime, ne saurait étonner. Le reclassement sémantique des verbes, comme mots simples, fait ressortir, sans surprise, leur rattachement aux champs notionnels :

- de l’échec : l’étudiant qui «est bleu», faible, doit «rentrer dans le synthèse» examen qui se déroule à la fin de l’année, après les examens partiels des deux semestres et qui est, on l’aura compris, la synthèse du tout. S’il y échoue, il doit attendre la rentrée jusqu’au mois de septembre pour cette fois-ci «rentrer dans le rattrapage». «Rentrer» dénote un mouvement déjà effectué une première fois. Dans notre campus il s’agit d’un (re) déplacement pénible quelque peu forcé d’une situation initiale connue, l’échec, vers une situation finale dont l’issue reste peu probable. Le réglage de sens s’opère également par la relexicalisation de «synthèse» qui change de catégorie de genre en portant celle d’examen son co-occurrent. Après avoir traversé toutes ses étapes éprouvantes, «le bleu» s’il ne s’est pas acquitté de tous ses modules se trouve alors dans l’obligation de «doubler». «Doubler» perd ici le préfixe re- qui, en français indique la répétition, car l’étudiant fort judicieusement et respectant le système français applique la règle de la signification de cette préfixation à «doubler» dont l’adjonction signifierait «doubler à nouveau» opposant sémantiquement «doubler à redoubler» comme faire à refaire, auquel par ailleurs il a recourt dans «je refais mon année», «le prof il m’oblige à refaire l’expo», énoncés qui sont attestés dans tout corpus estudiantin. Par la stratégie de la généralisation, bien connue des didacticiens, nos étudiants simplifient le système de la langue française en le rendant plus régulier ;

- de la peur : le développement de la peur suit une courbe ascendante pendant les examens allant graduellement de «mon slip est relâché», passant par «avoir la diarrhée», pour atteindre la phase ultime «avoir ses règles» ;

- de la tricherie : certains petits malins croient pouvoir transcender cet état de peur en «se communiquant» : «c’était pas difficile et on s’est communiqué». L’acte impliquant la réciprocité, la pronominalisation est nécessaire mais dans ce cas, le verbe communiquer doit être transitif. S’agit-il ici d’une utilisation du verbe dans une forme non attestée en français standard, la forme réfléchie ? Pour la norme académique, la réciprocité exige un sujet pluriel et un complément : N1 au pluriel + verbe + N2 par exemple : «ils se sont communiqués leurs impressions. Les flammes se sont communiquées au bâtiment voisin»10. Dans notre corpus la première condition est remplie car le pronom «on» sujet a une valeur collective mais N2 est absent. En fait c’est «se», ainsi que la valeur du pluriel qui semblent porter tout le poids de la réciprocité, et des productions comme «ils se divorcent» auquel recourent largement nos étudiants, l’illustre bien ;

- de la responsabilité du professeur : si le copiage et le divorce impliquent pour nos étudiants la responsabilité mutuelle de deux personnes, les mauvaises notes ne concernent que celui qui les a octroyées, le professeur. Ainsi nos étudiants s’excluent du résultat en ne recourant quasiment jamais à «j’ai obtenu telle note» la remplaçant exclusivement par «le prof m’a mis six», «le prof m’a mis une mauvaise note». Les professeurs généreux, eux «donnent les notes» (mettent de bonnes notes). Donc «mettre une note» s’oppose à «donner la ou les notes» et les deux verbes dans ce contexte sont des antonymes. L’antonymie peut s’exprimer également par «donner la note» / «ne pas donner la note» ;

- des mauvaises conditions de travail : le rapprochement sémantique entre les verbes écouter et comprendre dans le système du français hexagonal conduit nos étudiants à utiliser souvent écouter à la place d’entendre (madame y’a trop de bruit, j’écoute pas bien ce que vous dites) ;

- de l’intelligence : cependant «tous ces bruits» (au sens linguistique du terme), n’empêchent nullement celui qui a «un casse-croûte de la tête fort», (un bon cerveau) de «capter» (comprendre vite et bien) ;

 - du piston : mais le «fils de quelqu’un» (fils d’un haut responsable),  même quand «il capte rien», «les profs lui donnent les notes» ;

 - de l’ignorance ou du mépris : devant une question gênante, l’étudiant refuse d’y répondre et exprime son agacement par la stratégie de l’évitement en évoquant par métaphore hyperbolique le départ définitif de quelque élément de réponse par «ils ont déménagé» c’est-à-dire j’ignore la réponse, je n’ai pas de réponse à ta question. Le verbe est figuratif, métaphorisant.

Modification par translation

Une appréhension dynamique de la production et du réglage de sens explicitant les processus d’actualisation de cette parole pittoresque, en construction sous l’effet des déterminations pratiques et sociales, permet de rendre compte du fonctionnement de certains aspects du travail de réalisation. Car, pour reprendre Mignot et Baylon : «le sens est produit à chaque énonciation, d’une façon qui peut être originale et qui ressortit aux diverses dimensions, travail, recherche scientifique, etc., de la praxis par laquelle l’humanité est en relation avec le réel»11. Lorsque nous écoutons les étudiants parler du monde, de leur monde, nous remarquons qu’ils ont une nette propension à catégoriser les personnes. Cette catégorisation se réalise surtout par la caractérisation. Parmi les nombreux procédés de reconstruction sémantique par la caractérisation, la métaphorisation qui occupe une petite place, donne cependant une sorte de saveur aux tournures les plus acerbes. La métaphore est utilisée comme «un dépassement et un enrichissement du sémème, qui réorganise la signification en faisant apparaître un sens nouveau et imagé sur le fond et aussi sur la base de la signification»12. C’est surtout pour qualifier les principaux acteurs de l’acte pédagogique (pour reprendre une formule consacrée), les enseignants et les étudiants, que sont fabriquées ces métaphores. Un enseignant réputé cruel est «un déchet toxique» ; il devient «fard à paupière et rouge à lèvres» s’il a tendance à favoriser les filles. «Table de réanimation» désigne l’étudiant studieux qui s’assoit toujours au premier rang, «promotion minijupe» l’étudiante qui utilise son charme pour réussir. Que recommande la mère d’une «résidente» à sa fille qui se rend pour la première fois à l’université ? Il faut revenir avec «un diplôme moustachu» c’est-à-dire un diplôme et un mari.

3.2. Les néologismes

3.2.1. Par dérivation suffixale

Dans la néologie, la dérivation suffixale est très productive. «La vitalité des suffixes est fondée sur deux caractères : la productivité, c’est-à-dire l’aptitude à produire des dérivés, et la motivation, c’est-à-dire le fait que les usagers perçoivent les dérivés comme contenant une base et un suffixe». «Généralement productivité et motivation vont ensemble»13 avec une prédilection pour le suffixe -age. -Age [du lat. -Aticum ; forme savante -atique, rare en dehors des mots d’emprunt] est resté très vivant pour former des noms indiquant une action à partir de verbes : limogeage, parcage14.

Dans notre corpus, nos jeunes locuteurs n’effectuent pas la suffixation à partir du verbe comme l’exige le système de la langue française, opérant un transfert de classe celle des substantifs pour signifier une action ou son résultat. C’est sur le substantif lui-même que la suffixation se réalise : «routinage, dégoûtage, profitage, sélectionnage, chocation». L’économie linguistique pousserait à l’emploi des petites entités, comme routine, profit, dégoût sélection et choc disponibles en français standard. La réflexion sur l’acquisition des langues va dans le même sens : la généralisation par la simplification est l’une des stratégies les plus courantes. Or, nos étudiants par l’adjonction de ces désinences empruntent plutôt le chemin inverse, en complexifiant davantage le système linguistique.

 En plus des variations du genre et du nombre auxquelles est systématiquement soumis le substantif, nos locuteurs lui affectent une autre, celle du degré propre à la classe de l’adjectif et des adverbes. Bien que les marques grammaticales du degré se réduisent en français à quelques survivances d’un système latin semblable à celui -très vivant de l’anglais et de l’allemand, elles sont les seules à affecter le signifié de l’adjectif, permettant d’indiquer le niveau atteint par leur contenu notionnel. Et c’est cette modification sémantique qui en discours, permet à nos étudiants d’exprimer un superlatif absolu marquant ainsi l’intensité forte de dégoûtage par rapport à dégoût, de routinage par rapport à routine et de profitage par rapport à profit, de sélectionnage par rapport à sélection, rappelant l’emprunt au latin et à l’italien -issime et qui a donné en français : rare / rarissime ; riche / richissime.

Le rendement du suffixe -age demeure bien supérieur à celui de son équivalent -tion, que l’on retrouve dans «chocation», mais il rentre dans la même catégorie, celle des suffixes d’intensité.

Ce n’est pas tant le changement de classe qui est visé ici puisqu’il s’agit toujours du substantif, mais la valeur intensive que nos sujets parlants attribuent à ces suffixes. Le summum atteint par ce malaise non seulement psychique mais physique né d’une société où l’on vit avec le poids de l’imminence du danger, caractérisé par une crainte diffuse mais permanente se traduisant par un perpétuel état d’inquiétude, par une panique tenace, ne peut être rendu par dégoût, choc qui expriment des états exceptionnels et passagers. Le «Dégoûtage» et «la chocation» plongent non seulement dans l’inquiétude métaphysique mais créent des troubles physiques (sensations pénibles de constriction épigastrique ou laryngée). Nos étudiants l’expliquent ainsi : «dégoûtage, chocation, routinage, c’est quand plus que je suis dégoûté plus que j’ai peur, c’est quand je tremble, j’ai mal partout à la gorge au ventre, de la vie, du chômage, des assassinats, de la hogra de tout...».

Le mécanisme psychologique de la naissance de ces mots répond non seulement à une nouveauté référentielle (notamment la terrible situation sociale) mais également à la nouveauté des jugements : «profitage» n’est pas que la constatation d’un système, il en est la condamnation. Il est né au moment où l’opinion publique a réprouvé un procédé, le profit, qui, jusque-là, semblait relever de l’ordinaire.

Grâce à l’échelle graduelle introduite par le suffixe-age, «intelligage», le summum de l’intelligence, qualifie tout étudiant qui fait étalage de ses connaissances, et affiche ainsi avec ostentation son intelligence ; «sélectionnage des cours» réfère au tri des cours effectué par les étudiants ne retenant pour les examens que certains chapitres. Cette action relève d’un pari dangereux, un des chapitres non choisi pouvant faire l’objet du sujet d’examen, les étudiants expriment cet ultime engagement par le suffixe -age qui met en relief une fois de plus le degré d’intensité atteint par ce geste.

Par leur interaction avec le milieu universitaire, ils construisent sur le modèle de la lexie biologie, sciences de la vie, «dragologie», sciences de la drague, situation de ceux qui chôment ou qui ne viennent pas en cours et passent leur temps à draguer, à courir les filles. Le même suffixe -ologie permet à partir d’un radical arabe cette fois-ci, le fameux «bastologie», sciences du ménage, de l’arabe dialectal constantinois bast qui désigne le seau d’eau dans lequel on trempe la serpillière. «Bastologie» réfère à la situation d’une fille qui a échoué dans ses études et qui doit rester à la maison contrainte au travaux ménagers : «elle a doublé trois fois maintenant elle est orientée en bastologie».

3.2.2. Par composition

La langue constitue également pour nos étudiants un moment de détente, de plaisir où l’ironie frôle souvent le sarcasme. Ils jouent avec les mots en les superposant, en les tronquant, en les enchâssant, afin de tirer de leur enchevêtrement le plus de sens, le plus d’effets possibles. Pour la confection des messages où l’on veut manifester la dérision, les figures de style ne sont pas les seuls procédés que la langue nous offre. La langue met à la disposition du locuteur des moyens linguistiques comme la composition qui lui permet de réaliser pleinement la dimension ludique.

Dans le campus central, les étudiants nous livrent en pâture la faculté des sciences économiques, qui par un jeu subtil de la syncope, de l’aphérèse et de la composition devient «Sciences comiques»,«Sciences coco». L’emprunt lui réserve la savoureuse locution de «Etudes de tmechtik», «tmechtik» signifiant en dialectal le mauvais côté de l’économie, l’avarice.

S’amusant avec les rapprochements phonétiques les jolies étudiantes fréquentant la faculté de biologie sont des «biojolies». Tournées vers la culture moderne occidentale symbolisée par les chaînes de télévision européennes, ces «biojolies» ne peuvent être que de la «génération Viva», la chaîne allemande de variétés.

Le procédé de la composition contribue au déploiement d’une charge ironique souvent mordante qui constitue un exutoire par où s’épanchent et décroissent angoisses, peur et détresse, libérant le rire bienfaiteur.

3.2.3. Par emprunts

Dans un contexte où plusieurs langues sont en contact permanent, et où la pratique du français se superpose à la coexistence d’autres idiomes locaux, l’emprunt constitue un phénomène tout à fait normal : chaque fois qu’une langue est en contact avec une autre langue, les éléments de la première dans la seconde sont toujours attestés. Dans le campus la compétence en français est loin d’être uniforme, cependant cette situation de plurilinguisme donne à la langue française une grande vitalité.

La rencontre entre les langues locales et le français produit une parole émaillée de toutes sortes de modifications à divers niveaux : (phonologique, morphologique, syntaxique, sémantique). Cette création repose globalement sur les potentialités offertes par les systèmes linguistiques en présence. Les emprunts sont fréquents mais éphémères, disparaissant aussi vite qu’ils sont apparus, selon l’inspiration et la mode du moment. Par une volonté de créer d’autres effets l’emprunt est ingénieusement exploité, il constitue donc une matière particulièrement riche, très productive dans le français écrit et parlé en Algérie15.

Les emprunts à l’arabe (nous sommes en milieu quasiment arabophone), peuvent être intégrés morphologiquement au système français. Il y a alors inscription de l’unité dans les modes de formation de cette langue.

L’emprunt peut être total -le mot est introduit sans modification morphologique -mais avec une connotation nouvelle. Une personne gentille est par métaphore une «hchicha», de l’arabe «herbe». Les étudiantes convoitent non seulement un homme «hchicha» mais «mriyech» littéralement qui a des plumes (riche). Lorsque les étudiants avec lassitude déclarent «enkartou» : «les études, rien, enkartou, c’est tout» ; «enkartou, c’est le système», il ne s’agit nullement comme le premier sens de «enkartou» l’indique, de racler quelque assiette ou quelque marmite que ce soit, mais la métaphore permet ici à l’étudiant d’exprimer son désespoir devant un système où le loisir est exclu, l’université devenant exclusivement un espace de dur labeur.

Pour actualiser une lexie dans le système de la langue française, les étudiants exploitent d’autres possibilités que la métaphorisation. Ainsi par modification de la dénotation «herz» n’est pas le talisman écrit par un taleb contre le mauvais oeil, mais en restant toujours un petit bout de papier que l’on garde sur soi, il réfère dans la vie universitaire à un moyen pour tricher aux examens.

L’emprunt peut être partiel : il s’agit, comme souvent dans ce domaine de dérivations fantaisistes qui aboutissent à des créations où l’on peut déceler le degré d’appropriation des étudiants à la fois du système arabe et du système français. Ces quelques exemples nous permettent de comprendre comment les étudiants algériens, adaptent ce système, le mettent en oeuvre ; comment ils l’ont modifié, l’ont inséré, l’ont intériorisé comme un habitus. Par le jeu des affixes les étudiants construisent « mouchkilation » (problème), au substantif arabe mouchkila (problème), le suffixe français-tion est rajouté, dans une visée d’intensification, comme pour les substantifs français examinés ci-dessus.

La subtilité avec laquelle a été élaboré «faichlesse» (faiblesse) où harmonieusement le radical arabe dialectal fechla (faiblesse) par l’adjonction du suffixe -esse emprunté à son «synonyme» français, ne peut que surprendre tous ceux qui parlent du mauvais niveau de nos étudiants. En ce qui nous concerne, l’orthographe que nous avons adoptée pour écrire cette lexie témoigne de notre position à l’égard de ce type de jugements qui devraient fondre devant des productions complexes comme «inchouffable» (personne tellement moche qu’on ne peut la regarder), où au radical arabe sont venus, fort judicieusement s’adjoindre le préfixe négatif -in, et le suffixe de possibilité -able. Cette lexie étant également attestée dans le langage usuel (cf. Inventaire des particularités du français en Algérie), nous ne pouvons avec certitude attribuer sa création aux étudiants exclusivement. Les mêmes procédés de dérivation sont à la source de «nabordi» (aborder une fille, la draguer) et bien d’autres néologies.

C’est ce fonctionnement du français qui nous pousse à réorienter la réflexion sur les usages et les fonctions réelles de cette langue dans le nouveau paysage sociolinguistique algérien.

Conclusion

 Un certain nombre d’études portant à la fois sur le lexique et la morphosyntaxe ont bien montré l’émergence, si ce n’est la présence, comme dans les pays d’Afrique subsaharienne, d’un français mésolectal. «Le français mésolectal d’Afrique se présente donc comme un mélange de formes attestées en français standard (africanismes sémantiques) et de formes néologiques (africanismes lexématiques : formations locales et emprunts)»16. Comme beaucoup de linguistes africanistes M. Daff reconnaît en cette typologie empruntée à Bickerton pour le continuum créole / français en Guyane, l’existence de ce que G. Manessy pour l’Afrique et Y. Cherrad pour l’Algérie appellent norme endogène. «Elle est la norme sociale qui se vit et s’apprécie en fonction du niveau de langue de chaque partenaire de l’échange verbal. Elle est la façon normale de marquer son territoire linguistique après une appropriation d’une langue qui n’est plus ressentie comme aliénante mais plutôt comme outil de communication qu’il faudrait adapter aux besoins de communications spécifiques d’usagers qui n’ont pas vécu la période du français langue étrangère en Afrique»17. Si pour l’Afrique subsaharienne, depuis déjà longtemps, les nombreux particularismes, les variations analysées ne peuvent que prouver la référence à une norme endogène du français résultant d’une pratique langagière mésolectale du français en Afrique, pour certains Algériens il s’agit encore de fâcheux écarts à la norme centrale qu’il faut proscrire.

Cependant cette thèse ne peut résister à l’examen du vécu : lorsque, au sein de ce français exolingue, extra hexagonal, d’autres sociolectes sont identifiés tels que les argots (ici celui des étudiants). Dans ces circonstances, acquérir le français et posséder une compétence de communication dans cette langue et dans cette réalité exige plus que la manipulation et la maîtrise d'un quelconque outil scientifique, et oblige tout locuteur à la maîtrise de paramètres sociaux où toute catégorisation se fera selon les rapports visés et prescrits par la communauté en question. Il nous paraît alors, tout à fait inadéquat de postuler pour un français restrictivement véhiculaire.

Dans ces conditions, et surtout en présence d'un recours au code switching quasi permanent, est-on en mesure de parler de langue étrangère à finalité instrumentale scientifique ?

Il nous semble délicat de nous engager dans cette voie car, cette répartition fonctionnelle des langues en présence est restrictive et ne recouvre absolument pas à la réalité des pratiques. Se penchant sur la question, Edema souligne : «de langue universelle qu’il était, le français est devenu langue véhiculaire.

Mais à cause de réalités locales qu’il recouvre et qu’il n’a pu totalement effacer, cette caractéristique le conduirait vers une vernacularisation, si on en juge par les conclusions de certains travaux qui lui sont consacrés. Zang, (1991) parle de dialectalisation comme tendance évolutive du français en Afrique»18. Cependant, par delà les points de vue aussi divers soient-ils, les analyses actuelles convergent en ce qui concerne les changements linguistiques et les fonctions de cette langue dans nos pays. L’Algérie se trouve dans cette situation et, ce français fixé par une norme qui, si elle est présentée comme extérieure et étrangère, est transformée en fait, par des facteurs sociaux  et psychologiques en une réglementation proprement locale, par une réadaptation de cette langue dans ses fonctions et dans sa possession selon des références et usages algériens.

Bibliographie

En plus des autres, les ouvrages cités en note, cf :

Bouchard, R. :  A la recherche de la dominance : analyse des traces d’activités métalangagières en situation exolingue, Encrages.- Université Paris VIII- Vincennes  à Saint Denis, 1987.

Cherrad Benchefra, Y., Derradji, Y. et Queffelec, A. : Inventaire des particularités lexicales du français en Algérie.- Louvain-la-Neuve, Duculot (sous presse).

Maingueneau, D. : Instances frontières et angélique narratif, Langue française.- Paris, Larousse, 2000.- pp. 74-94.

Poche, B. : Eléments pour une phénoménologie des systèmes linguistiques.- Langages & Société, 67, 1994.- pp. 9-35.


Notes

1- Arnold et Renauld : 1998.- p. 24.

2- Mondada et Söderström : 1994.

3- Berger, P. et Luckmann, T. : La construction sociale de la réalité.- Paris, Méridiens Klincksieck, 1986.- p. 35.

4- Atibakwa, Baboya-Edema : Etude lexico-sémantique des particularismes français du Zaïre.- Paris, Le français en Afrique, Didier - Erudition , 13, 1999.- p. 218 ; Baylon Ch. et Mignot X. : Sémantique du langage.- Paris , Initiation, Nathan, 1995.

5- Atibakwa, Baboya-Edema : Ibid.- 1999.

6- Fosso, M. : Etude du champ lexical de la sexualité.- Paris, Le français en Afrique Didier - Erudition, 13, 1999.

7- Lafage, S. : 1986

8- Baylon, Ch. et Mignot, X. : Sémantique du langage.- Paris, Initiation, Nathan, 1995. -p. 25.

9- Siblot, P. : Le seul du nom propre, Hommage à Paul Fabre.- Montpellier III, Université Paul Valéry, 1997.- p. 180.

10- Hanse J. : Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne. - Paris, Duculot, 1991.- p. 251.

11- Baylon, Ch. et Mignot, X. : Op. cité.-1995.- p. 193.

12- Touratier, C. : Métaphore et analyse en sèmes, Hommage à Mignot, Xavier. - Montpellier III, Université Paul Valéry, 1997.- p.52.

13- Goosse, A. : Grévisse, le bon usage.- Louvain-la-Neuve, Duculot, 1993.- p. 217

14- Goosse, A. : Ibid.- 1993.- p.226.

15- Derradji, Y. : Le français en Algérie : langue emprunteuse et empruntée.- Paris, Le français en Afrique, Didier - Erudition, 13, 1999.

16- Daff, M. : Le français mésolectal comme expression d’une revendication de copropriété linguistique en francophonie.- Paris, Le français en Afrique, Didier- Erudition, 12, 1998.- p. 96.

17- Daff, M.  :  Ibid.

18- Atibakwa, Baboya-Edema  :  Vernacularisation et pidginisation du véhiculaire.- Paris, Le français en Afrique, Didier - Erudition, 12, 1998.- p.127.

 

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