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Les stratégies discursives des étudiants et l’utilisation du français

Insaniyat N°17-18 | 2002 | Langues et Société - Langues et Discours | p. 167-186 | Texte intégral


Student discursive strategies and the use of French

Abstract : For the author of this article, the question is looking at the place which the French language holds in a complex multilingual context in which it is regressing. The reasons explaining this state of facts can be summarized in a certain number of points such as :
A non mastery of the language, which is taken for granted.
This observation is the result of a year’s work, closely following students of different subjects at the university of Constantine (French, English,  Economics, computer science), who were given a questionnaire to answer.
Aften having made a linguistic corpus, the author tries to interpret it by leaning on a pertinent social analysis. Thus the French language, whatever one says, is well rooted in Algerian language habits, however those students to whom the questionnaire aimed didn’t learn a language with different modes of function but learnt a nomenclature, vocabulary enabling them to fill in the blanks left by the Arabic language in different fields (make personal, fashion, sport, culinary art… )

Key Words : Discursive strategies – Multilingual context – Lexicon – Linguistic mores - French


Fatima Zohra MEKKAOUI :  Chargée de cours, département des langues, Université Mentouri Constantine, 25 000, Constantine, Algérie


Par notre pratique d’enseignante, par notre contact quasi permanent avec les jeunes de 18 à 24 ans (à l’université mais aussi dans la famille et dans la société) nous avons été frappée par un phénomène assez curieux.

Autant il est tacitement admis que le français a régressé en Algérie depuis la mise en place de la politique d’arabisation et depuis sa disparition du média lourd qu’est la télévision (pas d’émissions nationales en Français, suppression du J.T. en Français), autant on est frappé par sa quasi-présence dans la communication des jeunes.

Il est utile de préciser que les jeunes étudiants que nous avons rencontrés ne s’expriment pas entièrement en Français ni très correctement dans cette langue. Mais ils l’utilisent en dehors de toute contrainte scolaire ou institutionnelle.

Pour expliquer ce fait, il faut peut-être regarder de plus près ce qui se passe dans la société.  Comment les acteurs sociaux vivent-ils leur rapport aux langues et au Français en particulier ?

Comment les jeunes apprennent-ils le français en dehors de l’institution scolaire ? Par quels biais ?

Dans quelles sphères discursives est-il le plus usité ?

Enfin à quel besoin répond l’utilisation du Français chez les interrogés ?

En Algérie, nous sommes dans un contexte multilingue complexe.  Les langues en confrontation sont l’Arabe dialectal, l’Arabe littéraire (pour notre part nous préférons parler d’Arabe institutionnel), le Berbère et le français.

Complexité qui n’a plus besoin d’être démontrée.  Nous n’avons qu’à observer les discours émis par les locuteurs algériens pour constater une alternance codique spectaculaire.

Mais cette complexité  ne va pas sans dommage sur les discours produits. Car à force de naviguer d’une langue à l’autre, les locuteurs finissent par ne maîtriser aucune d’entre-elle. En plus, on ne fait qu’aggraver les phénomènes d’interférence  qu’on ne peut plus corriger dans la mesure où chaque fois que le locuteur se trompe il vous dira : «C’est parce que j’ai pensé l’objet en arabe».

Partant de ce constat de multilinguisme, nous avons voulu nous  interroger  sur le statut du Français dans les discours des jeunes (étudiants entre 18 et 20 ans). Pourquoi s’intéresser au Français ? Pour une raison simple et évidente : Nous sommes enseignante au département de Français et plus que quiconque nous sommes confrontée à la situation multilingue de l’Algérien. Comme nous essayons d’inculquer une langue étrangère à nos étudiants et de leur apprendre à aller le plus loin possible dans sa maîtrise, nous avons constaté un certain nombre de points :

1. L’apprenant n’a pas conscience de sa non maîtrise de la langue française. Comme le Français est quasi présent dans la vie sociale, l’Algérien  pense le «connaître.» Et d’ailleurs ce n’est pas seulement le problème du locuteur, c’est aussi le problème de l’institution scolaire ou universitaire. Nous voudrions juste illustrer ce point par un exemple. Au département où j’enseigne, nous ne cessons de réclamer l’utilisation des laboratoires de langues car ce besoin se fait cruellement sentir. Invariablement ceux-ci sont attribués au département d’Anglais. L ‘Anglais étant socialement et institutionnellement perçu comme langue étrangère, «étrangère» étant pris d’abord comme opposé à langue maternelle, ensuite comme intruse dans l’environnement linguistique algérien. Ceci est un vieux réflexe qui remonte à l’indépendance et jusqu’aux années 1984-1985, moment où l’arabisation a été généralisée à l’ensemble des classes, des niveaux et des filières. Nous pensons qu’il faut établir une fois pour toutes  la distinction entre le statut institutionnel du Français (qui relève d’une volonté politique) et qui est celui de langue étrangère et son statut social, réel et vécu. Ce dernier est celui d’une langue fortement présente et sa maîtrise est liéeà  des besoins autres qu’utilitaires ou communicationnels.

2. Cet aspect psychologique et subjectif qui fait penser au locuteur algérien qu’il connaît le français est vite démenti par la pratique :

  • Le vocabulaire des étudiants est extrêmement réduit. La grammaire reste pour eux un ensemble de règles apprises par cœur qu’ils sont incapables d’appliquer  de rendre opérationnelles dans leur discours. 
  • Le système verbo-temporel est très mal maîtrisé. Nous avons constaté une méconnaissance des temps autres que le présent, le passé composé et le futur simple.La concordance des temps est quasi inexistante puisque les locuteurs n’ont pas conscience des rapports logiques de déroulement des actions.

A partir de ces considérations, nous sommes allée à la rencontre des jeunes étudiants de notre département mais aussi  du département d’Anglais, de la faculté des sciences économiques, et du département d’informatique.

Nos choix sont parfois subjectifs et parfois ils obéissent à des paramètres objectifs. Nous nous en expliquons :

1. Les étudiants du département de Français 

Cette catégorie d’étudiants s’est presque imposée à nous. Nous les côtoyons tous les jours. En plus, j’enseigne personnellement les techniques d’expression  écrite et orale, ils ont été pour moi des interlocuteurs naturels.

2. Les étudiants du département d’Anglais 

Ceux-là ont été retenus d’abord parce qu’ils sont étudiants en langues. Ensuite pour la proximité (géographique) : nous appartenons à la même faculté. Enfin, souvent ce sont des amis  de nos étudiants  ce qui facilite considérablement le contact.

3. Les étudiants de la faculté des sciences économiques 

Il s’agit de la deuxième grosse faculté de l’université de Constantine, avec une population très hétéroclite (bac sciences de la nature, sciences islamiques, technique, sciences exactes). Ils ont donc des profils de formation très différents. Nous avons pensé qu’en organisant des entretiens avec eux, nous pourrions peut-être dégager d’autres  pistes d’explication quant à l’utilisation du Français.

4. Les étudiants en informatique

Ici le choix a été déterminé par deux facteurs : le premier est que ces étudiants ont été «filtrés» au niveau  du tronc commun SETI. C’est en principe de bons étudiants qui ont suivi un cursus essentiellement en Français.

Le deuxième facteur est que pendant leur cursus ils utilisent une documentation exclusivement française.

Une fois ces choix explicités, il nous reste une dernière chose à préciser. Comme nous venons de le voir, les étudiants interrogés sont de profil différent. Les uns suivant un cursus en langue française, les autres un cursus en langue arabe. Cette diversité est  délibérée. Nous voulions, en effet, voir si l’utilisation du Français dans les productions  orales des étudiants était ou non déterminée par la langue d’études. Il va sans dire que nos entretiens avec eux n’avaient pas trait aux programmes suivis.

La démarche méthodologique

Notre démarche s’articule autour de deux points essentiels :

1. Constitution du corpus

Comme nous l’avons précisé dans notre introduction, nous avons été à l’écoute des jeunes étudiants  pendant près d’une année. Parfois, nous nous intégrions  à eux, quand ils étaient rassemblés en groupe. D’autres fois, à la cafétéria, nous nous mettions le plus près possible pour écouter leurs discussions. Ceci, contrairement à la première approche, pour garantir le maximum de spontanéité et de naturel. D’autres fois encore, c’est  au détour d’une conversation  dans une boutique (il y’en a plusieurs  à l’université Mentouri) que nous glanions quelques expressions.  Suite à cela, nous avons dressé l’inventaire de tous les termes et expressions récurrents chez les étudiants et qui vont constituer notre corpus. Nous en donnerons  la liste plus loin.

2. Les entretiens/ questionnaires

Cette phase semble présenter un flou au niveau de la dénomination : entretiens ou questionnaires ?  En fait ni l’un ni l’autre mais les deux à la fois. Nous n’avons pas voulu nous enfermer dans un cadre théorique et méthodologique consacré en sciences sociales mais trop contraignant pour notre projet. Nous n’avons donc pas conduit des entretiens  directifs ou semi-directifs, mais avons simplement «discuté» avec les étudiants, souvent dans un climat de convivialité. Pourquoi ? Pour une raison toute simple : à chaque fois que le locuteur algérien se trouve dans une situation qu’il juge empreinte de solennité, il perd toute spontanéité, ne s’exprime pas mais dit ce qu’il pense qu’on attend de lui (pensons à toutes les interviews qui passent à la télé…)

Nous n’avons pas non plus fait passer un questionnaire au sens strict. Nous avons élaboré quatre questions  en rapport avec notre hypothèse (vérifier si le Français est utilisé ou non) que nous posions systématiquement à tous les étudiants que nous avons rencontré. Nous verrons plus loin ce qu’ont donné les résultats.

Les questions étaient :

  • Connaissez-vous le français ? Le parlez-vous ?
  • Dans vos échanges langagiers quotidiens, utilisez-vous le Français ? Si oui, vous exprimez vous exclusivement dans cette langue ou bien mêlez vous l’Arabe et le Français ?
  • Quand utilisez-vous le Français ? (Dans quelles circonstances, par rapport à quel(s) sujets ?)
  • Que représente pour vous la langue française ?

Ces questions ont été formulées de la sorte pour  nous permettre d’apprécier le lien qui existe entre la situation sociale, la définition qu’en donnent les acteurs et le langage (approprié ?) qu’ils mettent en œuvre dans leur discours.

Le corpus

Les substantifs et les adjectifs

Néon

Normal

Scanner

Nase

   

Parfum

Godasse

Déodorant

Coiffeur

Self (resto)

La synthèse(examen)

Transféré

Penalty

Corner

Coup franc

L’arbitre

Stade

Cadeau

Cassette

 

Rattrapage

 

Les serviettes

Les expressions

Taille, corps et décor

L’homme et le diplôme

Trace à lèvres

Rouge à lèvres

Serre-tête

Sur-tête

Trop beau

Rouge aux ongles

S’il vous plaît

Je vous en prie

 

Patte d’ef.

Remarques

  1. Dans l’expression «La taille, le corps et le décor», les deux derniers articles sont en arabe ainsi que la conjonction de coordination.
  2. Les substantifs, adjectifs et expressions relevés ne prétendent nullement à l’exhaustivité.
  3. Ce corpus n’est pas à confondre avec les mots de Français que nous avons l’habitude de voir intégrés dans le parler algérien. Les locuteurs en font un usage particulier. De ce point de vue ce corpus revêt un intérêt pour au moins deux raisons : la première est qu’il nous a poussé à nous demander pourquoi ces jeunes emploient le mot français même quand l’équivalent arabe existe. Ce pourquoi nous  avons posé la question relative à l’image, la représentation qu’ils avaient du Français. La deuxième nous a conduite à envisager le facteur sexuel comme pertinent dans l’utilisation du Français.

Exploitation / Interprétation :

Nous commencerons l’analyse de ce corpus par deux expressions qui relèvent du registre de la «drague» et du rapport à l’autre sexuellement différent. L’une est employée par les garçons, l’autre par les filles.

1. La taille le corps et le décor

Précisons d’abord que les deux articles définis masculins et la conjonction de coordination ne sont pas dits en Français mais en Arabe : l’article «el» et la conjonction «wa». Le «R» est roulé comme il se doit !

Cette expression est quasi-présente dans le langage des garçons. Soit entre eux pour parler des filles, soit adressée directement aux filles sous forme de compliment.

Elle les dispense d’élaborer des phrases «longues» et «compliquées», de tenir un discours et donc de s’exprimer avec le large éventail de mots qu’offre la langue et qui relève du langage amoureux. En utilisant cette expression «ramassée», ils disent en bloc leur appréciation sans fournir l’effort de la recherche du mot juste ou approprié. Par- là, malgré eux, ils renseignent sur leur idéal féminin :

La taille : il faut que la femme soit grande.

Le corps : la morphologie doit être parfaite.

Le décor : recouvre aussi bien l’habillement, le maquillage que les accessoires.

Ce qui pousse les jeunes à créer ce genre d’expression et à en user, ce sont d’abord des fantasmes stéréotypés qui relèvent de l’inconscient, comme tout stéréotype.

Car enfin dans un pays où la taille moyenne ne dépasse pas 1m58, dans un pays où la morale puritaine condamne peu ou prou le maquillage, dans un pays où la mixité n’existe pas réellement, les jeunes vivent par procuration leur vie amoureuse. Ainsi, ils construisent des modèles à partir de ce qu’ils voient à la télévision (chaînes étrangères). Le modèle de femme idéale ainsi offert sera intériorisé et transposé à la réalité. Et comme la langue ne permet pas seulement de dire mais également d’être, les jeunes inventent, créent des expressions qui leur permettent de se dire sans trop de frais. 

Le terme «décor» se passe de tout commentaire ! Disons simplement que dans l’inconscient de ces jeunes, la femme continue à être perçue comme objet.

2. L’homme et le diplôme

Les filles utilisent en majorité cette expression. Elles expriment ainsi les deux buts qu’elles s’assignent dans la vie : se marier et obtenir un diplôme.

Nous disions dans notre introduction que les jeunes sont des acteurs sociaux et en tant que tels, ils n’échappent pas aux contraintes et déterminations sociales. Alors que constate-t-on au niveau social ?

Il est indéniable que le taux de scolarité des filles ne cesse d’augmenter même dans les coins les plus reculés. Envoyer sa fille à l’école n’est plus un acte révolutionnaire pour beaucoup d’Algériens (certaines résistances demeurent, : elles sont dues aux mentalités rétrogrades, aux conditions économiques et/ou sécuritaires).

Les filles fréquentent massivement donc l’école et l’université. En parallèle, le mariage est toujours perçu comme le but à atteindre. Cette idée est ancrée dans tous les milieux et toutes les classes.

Dans une société travaillée par la religion, la tradition et la notion d’honneur, les pressions les plus fortes sont exercées sur les femmes. Elles continuent à être élevées et éduquées dans le but d’être épouses et mères. Dans ce contexte, les jeunes filles finissent par s’approprier les modèles sociaux et veulent s’y conformer faute de quoi elles décevraient.

Les études, bien qu’utiles, ne constituent pas un moyen de se construire et de s’épanouir. Elles ne participent pas non plus à l’émergence de la conscience citoyenne comme le voudrait une des finalités de l’école. Malheureusement, les études ne représentent qu’un atout supplémentaire dans la quête du statut valorisant de l’épouse et de la mère.

Nous disions plus haut que la mixité dans les espaces sociaux n’existe pas. L’université supplée à ce manque et devient un espace privilégié de rencontres et de liberté. Liberté toute relative mais qui est la bienvenue dans l’espace verrouillé des rapports hommes/femmes.

L’université, lieu de savoir et de culture, où l’on est censé étudier, apprendre et se former se voit attribuer une nouvelle mission : trouver un mari.

L’expression «l’homme et le diplôme» prend tout son sens dans ce contexte.  Les jeunes filles en sont conscientes et ce sont elles qui ont attiré notre attention sur  la chose suivante : passé l’âge des études, il devient très difficile de rencontrer un garçon.

Nous venons de commenter largement deux expressions en vogue chez les jeunes étudiants. Nous avons tenté d’expliquer leur contenu par rapport aux mots choisis dans un large paradigme, nous avons tenté aussi de montrer les motivations qui poussaient les jeunes à créer des parlers différents. Nous espérons avoir convaincu.

Mais pourquoi  s’expriment-ils en français ?  Cette création langagière aurait très bien pu se faire en arabe, langue qu’ils maîtrisent et qui constitue la langue de l’école.

Il semble, d’après ce qui ressort des entretiens que nous avons eus avec eux, qu’il y a des choses qu’ils ne peuvent pas dire en arabe. Ils perçoivent la langue arabe comme la langue de la censure, de l’officiel et du solennel. Pour  s’exprimer sur leur relation amoureuse, sur le jeu de la séduction ou encore sur ce qui familièrement s’appelle «la drague», ils emploient le français. Nous  sommes en présence d’un paradoxe difficile à admettre. D’une part le français est une langue étrangère. D’autre part elle permet de prendre en charge l’expression de l’intimité. Il faut peut-être tenter une explication  qui relève de la psychologie :

L’arabe est la langue maternelle pour beaucoup d’algériens, c’est à dire celle qui a été apprise avec la mère. Par ailleurs, dans notre société, nous connaissons l’intensité de l’amour que l’on porte à sa mère et l’immense respect qu’on lui voue. Alors comment peut-on parler de son intimité dans la langue de la mère ? Cela semble sacrilège, on se tourne alors vers la langue étrangère qui permet d’exprimer ce qui relève de la sexualité ou de l’intimité. Les jeunes filles, par exemple, vous diront toutes : «Je suis indisposée.» ou bien : « J’ai mes règles.» Aucune de celles  avec qui  nous avons  travaillé ne s’est exprimé autrement  qu’en français concernant ce sujet. Pourtant les équivalents en arabe classique ou en arabe algérien existent. Ils sont perçus comme impudiques ou honteux.

3. Expressions se rapportant aux accessoires et maquillage

Ces expressions, comme on s’en doute, reviennent en permanence dans les productions langagières des jeunes filles. Elles servent à nommer les objets qu’elles utilisent quotidiennement. Certains ont un équivalent en arabe (rouge à lèvres, parfum…), d’autres n’en ont pas (trace-lèvres). Ce qui intéressant  à noter dans ces expressions, ce sont les règles qui président à leur formation.

- Rouge à lèvres :  nom composé masculin. Sur ce modèle, les jeunes filles construisent le nom d’un autre objet qui se rapporte à la bouche : trace à lèvres.

Qu’est-ce qui motive cela ?

Tout simplement leur méconnaissance de la langue et précisément la confusion entre les différentes catégories de la langue. En effet, elles ne se sont jamais interrogées sur la construction de ces expressions. Pour elles, elles ne servent qu’à désigner des objets proches dans leur utilisation.

 Considérons le couple : rouge à lèvres et trace à lèvres.

Le premier est un mot composé,  il est constitué de : adj + prep + nom.

Le deuxième est formé  d’un verbe + prep + nom.  Cette formation est incorrecte. Elle est cependant largement utilisée. Les étudiantes, ignorant la règle de  formation des mots composés, imitent le premier modèle qui, lui, est parfaitement correct. Le second objet n’est entré dans les mœurs que ces dernières années à la faveur d’un phénomène de mode. Le premier, par contre, est connu depuis fort longtemps. Les locutrices, faisant fi des règles, agissent par mimétisme et introduisent la préposition «à» entre «trace» et «lèvres». A cause de leur ignorance des règles du bon usage, elles considèrent le mot juste incorrect. Après discussion, elles estiment que c’est lourd. Malgré nos explications, elles continuent à dire «trace à lèvres». C’est l’appellation consacrée en Algérie.

L’expression «rouge aux lèvres» avec article contracté est totalement inconnue de nos étudiantes. Elles ont été incapables de percevoir la différence entre le nom composé et le résultat de son application : Avoir un rouge à lèvres, mot composé et avoir du rouge aux lèvres, adj + art contracté + nom.

La même difficulté est observée concernant «rouge aux ongles». Pour elles, cette expression désigne l’objet. Elles ne connaissent pas l’appellation «rouge à ongles».

Les jeunes filles ne font pas la différence entre ces productions car, pour elles, ce qui est important c’est l’aspect utilitaire de la langue et non pas son aspect correct. A partir du moment qu’elles se font comprendre, elles ont le sentiment très fort de parler et de connaître le français. On peut toujours trouver aberrant, qu’après avoir suivi près de 2000 heures de français (au cours de leur scolarité), elles sont incapables de distinguer un nom d’un adjectif dans certaines constructions. Un autre exemple du même type a été repéré grâce à la mode : «sac à dos» et «sac au dos». Même difficulté et même explication. Ceci en ce qui concerne les règles morphologiques et la composition des mots.

4. Trop beau 

Cette expression est utilisée principalement par les filles et parfois par les garçons. Elle est apparue dans le langage des jeunes  ces deux dernières années.  Elle est empruntée au langage branché des jeunes Français. On l’entend sur toutes les chaînes de TV. Les jeunes algériens ne se posent pas la question de savoir si c’est correct ou pas. Les Français l’utilisent donc c’est bien et c’est juste. Quand on leur explique que «trop» exprime toujours l’idée d’excès et que le sens rendu devient alors péjoratif, ils n’ont pas l’air de réaliser l’aberration : «trop beau» est utilisé avec la connotation positive, comme «trop chou», «trop génial». Ils connaissent pourtant l’adverbe de quantité «trop» pour l’avoir étudié. Mais encore une fois  leurs réalisations langagières se font par mimétisme et sont complètement déconnectées des savoirs qu’ils ont pu acquérir à l’école.

5. S’il vous plaît – Je vous en prie :

 Ces deux propositions sont très fréquentes dans le langage des jeunes. Cependant elles sont perçues comme des expressions idiomatiques.

Le mot « vous» n’est pas perçu comme pronom auquel on peut substituer un autre pronom. L’expression  forme un «bloc sémantique». Même quand ils se tutoient, ils l’emploient. S’il vous plaît  et  je vous en prie  sont utilisées comme formules de politesse figées.

6. En voir (pour au revoir) :

Ce cas est intéressant à étudier dans la mesure où l’équivalent arabe est formé exactement de la même manière.

 Aucun des interrogés n’a  su décomposer  le mot en  «article contracté» et «verbe nominalisé», comme dans le cas de «Le dîner», «le coucher»…

En fait, nos locuteurs utilisent le Français en situation. Ils connaissent un certain nombre de mots et d’expressions et savent reconnaître les contextes où on doit (on peut) les utiliser. Leur connaissance de la langue s’arrête là. Cela est d’autant plus facile et «fonctionnel» qu’ils introduisent ces vocables dans des phrases construites en Arabe. Ils n’ont pas appris une langue avec ses différents modes de fonctionnement, mais ont appris une nomenclature. C’est donc un certain lexique qu’ils possèdent et non pas une langue comme système de signes et de règles de combinaison de ces signes.

7. «Pat d’eff»

La graphie de ce mot nous a posé problème. On a dû recourir aux journaux de mode. C’est donc cette graphie qui est consacrée notamment dans PRIMA et FEMMES D’AUJOURD’HUI.

La même analyse que la précédente s’applique à cet exemple. Les étudiants savent qu’il s’agit de la coupe d’un pantalon à la mode. Par contre ils ne savent pas qu’il s’agit de l’abréviation de patte d’éléphant car ce pantalon imite la patte de l’animal qui s’élargir vers le bas.

La deuxième partie de notre exploitation / analyse s’intéresse aux substantifs et aux adjectifs. On relèvera d’abord qu’il y a quatre  rubriques/

1- Les termes se rapportant au sport.

2- Les termes se rapportant à l’hygiène et à la beauté.

3- Les termes se rapportant aux études.

4- Les termes divers (langage imagé, glissement sémantique).

1- Les termes sportifs

Nous retrouvons dans cette catégorie des mots anglais qui ne sont pas perçus comme tels (penalty, corner).

Tous les termes relevés ont un équivalent en arabe. Ceux-ci sont utilisés à la radio et à la télévision, lors des retransmission de match, mais aussi dans la presse arabophone spécialisée. Pourtant ils n’ont pas pu  concurrencer les termes français et s’imposer dans le langage. Tout le lexique français du sport est repris par nos interlocuteurs même par les défenseurs de la langue arabe. Le français, quoiqu’on en dise, est bien ancré dans les mœurs langagières algériennes. Nos locuteurs pensent que dire «stade» ou «corner» en arabe cela fait ringard. Nous parlons bien de mots français intégrés dans des phrases en arabe et non pas du français en tant que langue.

2- Les termes en rapport avec l’hygiène et la beauté :

Déodorant – Parfum

Tout comme pour les termes sportifs, ces termes ont un équivalent en arabe dialectal et/ou en arabe classique. Mais aucun des étudiants (fille ou garçon) ne les utilise. Ils connaissent les équivalents mais estiment ringard de les employer. Quand je leur parle de «RIHA», ça les fait rire ! Pour eux ce langage est celui des vieux ou en tout cas celui des non branchés.

Coiffeur

Les garçons l’emploient au masculin et les filles au féminin(coiffeuse). Ce qui intéressant à noter c’est le fait que même si elle est coiffée par un homme ,elle ne dira pas «Je vais chez mon coiffeur» mais dira : «Je me coiffe chez  untel.» Le masculin «coiffeur» est ressenti comme masculin  et donc impropre à  l’usage féminin.

Serviettes  (hygiéniques)

Ce terme est employé exclusivement par les filles. Elles l’utilisent sans complément de nom, faisant fi de sa polysémie. Dans la langue française, pourtant, il est toujours suivi d’un complément  ou d’un adjectif pour lever l’ambiguité :

- Serviette de table

- Serviette de bain

- Serviette hygiénique.

Nous pouvons expliquer cela par le fait que les deux premières expressions sont très peu utilisées, car à la maison on ne parle pour ainsi dire pas français. Reste donc la troisième expression qui devient dans leurs bouches monosémiques, tant et si bien que lorsque j’ai demandé des serviettes hygiéniques dans une boutique, je n’ai pas été comprise.

Godasses

Le mot «godasse» nous met dans une situation que nous n’avons pas encore rencontrée qui est celle de l’emprunt. En effet, la langue arabe ne dispose que d’un mot (HIDHA’) pour désigner la chaussure. Les jeunes, comme nous tous d’ailleurs, ont recours  au français pour désigner les différents types de chaussures (escarpins, mocassins, godasses, bottes).

«Escarpins» est méconnu de la majorité des jeunes interrogés.

«Mocassins» et «bottes» existent depuis tellement longtemps dans le langage algérien qu’ils ne sont même plus perçus comme emprunts.

«Godasse» à la faveur de la mode est très utilisé par les jeunes (les filles autant que les garçons).

Elastiqué

Adjectif apparu ces trois dernières années pour désigner un tissu  de toile de jean extensible. Dans le langage des jeunes la construction elliptique prend souvent le dessus.

Au lieu de dire «j’ai acheté un jean élastiqué.», le jeune  homme  ou la jeune fille va dire :»j’ai(acheté) un élastiqué.»

Nous sommes  alors en présence d’un emprunt doublé d’une construction elliptique.

Tous les termes relatifs à la mode vestimentaire sont empruntés au français d’abord à l’anglais ensuite. Il faut dire que la langue arabe, en l’occurrence celle qui est parlée et enseignée en Algérie, offre un lexique des plus réduits dans le domaine de l’habillement.

Personnellement, et à titre anecdotique seulement, je pensais que le mot «jupe» n’avait pas d’équivalent en arabe. Il a fallu, au gré des lectures et des curiosités, que je «tombe» sur un numéro de BURDA, revue féminine allemande dans sa version arabe. Ainsi, je découvrais le mot «tannoura» complètement inconnu chez nous. J’ai appris par le plus grand des hasards qu’au Moyen-Orient les locuteurs arabophones disposaient d’un lexique infiniment plus riche que le nôtre.

3- Les termes référant aux études universitaires 

En plus de : crayon, stylo, cartable, cahier…, les étudiants  s’approprient d’autres termes spécifiques à leurs études. C’est ainsi que «polycop.», «rattrapage», «amphi» et autre «synthèse» sont devenus quasi-présents dans le langage des étudiants. Pour «synthèse» ils font même jouer le procédé de dérivation  et forment le verbe «synthéser» qui signifie «passer l’épreuve de synthèse». Il est inutile de rappeler que dans ce cas précis, l’arabe offre un vocabulaire adéquat  à la désignation de ces réalités, de ces référents. Cependant l’arabe n’a pas pu concurrencer le français ici comme dans de nombreux autres domaines. Jamais vous n’entendrez un étudiant vous dire «el moudarradj». Mais l’arabe est présent. Ce n’est donc pas une concurrence entre deux langues mais entre une langue, l’arabe, et certaines réalisations empruntées au français. Les étudiants font presque naturellement cohabiter mot français et structure phrastique arabe : (DAKHAL rattrapage), (RAYAH elamphi)…

Nous n’avons relevé, pour ce travail, que les termes les plus redondants  dans le langage estudiantin. Nous sommes persuadés que si ce travail  était mené à une échelle plus grande et d’une manière plus systématique, les résultats en seraient  plus probants. Dans les filières scientifiques, par exemple, les produits, la verrerie, les appareils sont désignés par des termes français.

4- La rubrique divers :

Les créations : exemples de NEON et SCANNER

Ce sont deux mots connus. L’un appartient au lexique français, l’autre est un anglicisme  (du verbe to scan : scruter, explorer). Les deux appartiennent au discours scientifique, chimie et médecine. Là s’arrête le «terrain connu» !

L’emploi qu’en font les jeunes est proprement déroutant. Nous sommes pourtant habitués, nous locuteurs algériens, à  émailler nos phrases de mots français. Tant et si bien d’ailleurs qu’ils en perdent leur origine à nos yeux : taxi, camion, stylo, pharmacien, épicier…

Bien entendu, nous leur faisons subir quelques distorsions, au niveau phonétique (stylou)en substituant le phonème arabe au phonème français. Soit en amputant le mot de sa première syllabe ou de sa première lettre et en remplaçant le phonème «p» par «b» ex : «bisri».

Ce dont nous parlons est tout à fait différent. Les deux termes considérés sont évidemment connus. Ce qui pose problème par contre c’est que visiblement les étudiants   les emploient dans des contextes inhabituels.

EX 1 : Le substantif «Néon» est employé comme adjectif dans l’expression «Tu es néon». (les mots soulignés sont prononcés en arabe). La première fois que nous avons entendu cette phrase, nous sommes resté perplexe. Les étudiants nous ont alors expliqué qu’ils disaient de quelqu’un qu’il était néon, quand il était lourd à la détente. Le néon (le gaz) est utilisé  pour l’éclairage avec cette particularité qu’il n’éclaire pas tout de suite contrairement aux  ampoules électriques classiques. Les étudiants empruntent à leur connaissance scientifique et le mot et le procédé  pour les verser dans le langage courant.

Ce faisant, ils déploient une créativité subtile  qui leur permet de s’exprimer en style imagé et créatif. Ils produisent, sans toujours en être conscients, une métaphore originale.

EX 2 : On se retrouve au scanner (mots soulignés dits en arabe).

Comme précédemment, le même problème de sémantique se pose à nous. Les étudiants nous ont dit que c’était un lieu de rendez-vous sur le campus. Devant notre étonnement (car il n’y  a pas de scanner à l’université). Ils ont ri et ont répondu que par ce mot, ils désignaient les abords de la bibliothèque.  Comme cette dernière est située au centre de l’esplanade, qu’elle est entourée d’un banc circulaire, ils la  considèrent comme lieu stratégique d’où rien ne leur échappe. C’est une particularité de l’université de Constantine. Comme le scanner permet de tout voir dans le corps humain, cet endroit est devenu lieu de rendez-vous, de drague mais aussi de cancans.

C’est à une autre métaphore que nous sommes confrontés.

Ces deux exemples montrent comment les locuteurs algériens (les jeunes en l’occurrence) s’approprient le français et en font un usage très particulier.

EX 3 : Sentimental :

Cet adjectif est employé avec une connotation péjorative. Nous sommes en présence d’un cas de glissement sémantique intéressant.

Le dictionnaire Larousse nous en donne la définition suivante :

Sentimental = sensible, romantique. Or que constatons-nous ? «sentimental» est dit de quelqu’un qui est pondéré, réfléchi, sage. Ces qualités ne sont pas très appréciées par les jeunes. Chez eux, on apprécie plutôt la spontanéité et l’impulsivité. Ces deux caractéristiques font l’authenticité des êtres disent-ils. Quand un jeune  réfléchit aux conséquences de ses actes, il est taxé de calculateur ou de poltron car il évalue les risques.

«Sentimental»  regroupe donc tous ces fragments de sens et finit par acquérir la valeur d’insulte ou en tout cas de dérision.

Nase 

Ce vocable est utilisé par des jeunes qu’on dits «branchés». C’est un terme argotique très usité en France. Par mimétisme, certains jeunes algériens l’utilisent. Ils sont étiquetés

«Emsizards» en référence à la chaîne de télévision M6. Peu répandu, ce terme n’a pas beaucoup d’ancrage. Nous supposons que d’une part il est difficile de l’intégrer dans des phrases arabes. D’autre part, nous avons remarqué que les étudiants ont un rapport d’intérêt à la langue et de ce fait ils n’empruntent que de l’utilitaire. Ce mot ne leur apporte rien.

Self

Comme  nous l’avons vu pour les termes sportifs, ce mot n’est pas perçu par les étudiants comme appartenant à la langue anglaise. Pour eux il désigne le « resto» uniquement. C’est un terme très répandu à l’université. Tous les jeunes l’utilisent, surtout depuis la création de nombreux lieux de restauration rapide sur le campus.

Cadeau- Cassette

Ces deux réalisations sont quasi-présentes dans les discours des jeunes. Ils écoutent beaucoup de musique mais ils ont aussi l’âge où les cadeaux s’échangent fréquemment. Les équivalents arabes n’ont pas pu s’imposer malgré les efforts des animateurs d’émissions télé  destinées aux  jeunes.

Normal

Nous pouvons avancer sans risque de nous tromper que c’est le mot le plus utilisé et par toutes les tranches d’âge. C’est le mot passe partout ! Nous le retrouvons dans des contextes  différents. Il peut signifier «bien», ou «ça va»  ou encore «un peu» dans l’acte de parole saluer et répondre aux salutations. Il signifie aussi quelque chose de courant. Mais le plus intéressant à relever c’est qu’il dispense le locuteur de la production d’énoncés explicatifs  qui seraient de rigueur dans un échange communicationnel.

Souvent, le sens qu’on lui donne  est exprimé par l’intonation et la prolongation de la première syllabe.

Conclusion

Après cet exposé non exhaustif mais suffisamment parlant, quelles conclusions retenir en ce qui concerne l’utilisation du français par nos étudiants ?

  • La première, la plus évidente, est que le français continue d’exister socialement même si politiquement on lui attribue le statut de langue étrangère. Statut en complète contradiction avec le vécu. Nous accepterons volontiers le statut de langue étrangère si on nous cite un seul exemple de par le monde où une langue étrangère est parlée par autant de locuteurs.
  • La deuxième a trait à l’alternance codique dont nous parlions plus haut. En effet nous sommes dans une situation linguistique complexe où l’arabe est parlé par tous et où le français est utilisé fréquemment. L’arabe fonctionne alors comme un canevas qui serait rempli par des termes français. Une espèce de langage arabe qui offrirait un cadre général de pensée mais qui aurait besoin pour se réaliser pleinement de voir «ses blancs» comblés par le français.
  • Les étudiants avec lesquels nous avons travaillé ont tous avoué utiliser le français spontanément et de manière inconsciente. Nous l’avions remarqué et ils nous conforte dans nos observations. Lors des grands mouvements de grève, les leaders étudiants, en général du courant salafiste, s’expriment en arabe classique mais ne peuvent s’empêcher d’insérer des mots français comme «les bus, la cité, le resto, le bloc des lettres, la tour, les T.D. les T.P.etc…
  • La quatrième conclusion :Nous expliquons cet état de fait par les turbulences que connaît l’école algérienne. Les problèmes rencontrés en amont dans les trois paliers du fondamental et dans le secondaire ne manquent pas de se répercuter sur le supérieur où ils deviennent plus graves et plus difficiles à résoudre.
  • Enfin nous pouvons constater que si la scolarisation a beaucoup avancé dans notre pays, cela ne s’est pas toujours fait sans heurts. Le cafouillage politique empêche d’avoir une vision claire et une conception dynamique de notre système éducatif. Les jeunes scolarisés se retrouvent dans une situation de déculturation effarante : en l’absence de modèles de référence stables, la scolarisation dans laquelle nous avons beaucoup investi, ne remplit plus son rôle d’épanouissement et d’éducation et d’expression correcte (en ce qui concerne les langues). Notre école forme des jeunes affublés d’une double inaptitude d’expression et de pensée.

Questions/ entretiens

La première question n’a pas manqué de susciter l’étonnement chez les étudiants.

- «Connaissez-vous le français ? Parlez-vous le français ?»

Nous avons dit à un moment donné que les étudiants avaient tous le sentiment de «connaître» le français et de «savoir le parler». Cela s’est confirmé dans leur réponse. Tous, à cette question, répondent «bien sûr !» accompagné de rires. C’est qu’en réalité le français est quasi-permanent dans la sphère sociale. Une enquête de Nouria  Benghabrit-Remaoun, menée à Oran en mai 1992, auprès d’élèves de terminale montre par exemple que la chaîne III est écoutée par 21,1% des lycéens contre 18,8% pour la chaîne I, et que Médi I (chaîne franco-marocaine) est écoutée par 23, 3%. Or ces deux chaînes ont la particularité de mêler l’arabe et le français dans leurs émissions, arabe populaire et français mi-familier, mi-académique. D’autre part la même enquête a montré que TF1 occupait la première place avec l’ENTV suivie de M6 (pour le détail, voir Naqd n°5 avril-aout 1993). Les jeunes pensent connaître le français à partir du moment où ils en ont une expérience bien réelle (radio et télévision), plus une pratique institutionnelle (les bacheliers ont plus de deux mille heure de français à leur actif). Ils étaient donc très surpris que pareille question leur soit posée.

- La deuxième question, beaucoup plus précise induit une réponse moins rapide que la première. «Dans vos échanges langagiers quotidiens, utilisez-vous le français ? Si oui, vous exprimez-vous exclusivement en français  ou mélangez-vous les deux langues ?»

Nous avons bien montré dans l’analyse du corpus que la plupart du temps nous assistions à l’intégration de termes français dans un discours qui obéit  aux règles syntaxiques de l’arabe.  La réponse à cette question, après un temps de réflexion, a été «oui» chez la majorité des étudiants. Ils ont par ailleurs insisté sur le fait que le français constituait un appoint à l’expression arabophone. Aucun des interrogés n’a répondu s’exprimer exclusivement en français. Tous pourtant l’utilisent à des degrés divers mêlé à l’arabe.

-La troisième question : « Quand utilisez-vous le français ? Dans quelles circonstances ? Et par rapport à quels sujets ?»

Tous ont été d’accord sur deux domaines précis :

- les études,

 - les échanges conversationnels entre les garçons et les filles. Ensuite nous retrouvons la répartition garçons / filles. Les filles utilisent souvent le français dans le domaine culinaire (tous les livres de cuisine sont en français) et dans le domaine de la mode (habillement, maquillage, coiffure, teinture, chaussure..).

Pour les garçons c’est plutôt dans le domaine sportif et plus rarement dans la politique. La mode chez eux ne revêt pas la même teneur. Ils arabisent les mots comme «marqua» pour la marque, et prennent le nom du fabricant pour nom de l’objet (Nike, Reebock..), dans le domaine de la chaussure notamment.

Par contre nous relèverons un fait significatif : aucun des étudiants (garçons ou filles) n’a évoqué le domaine religieux. C’est le seul domaine qui échappe totalement à la langue française. Nous avançons l’explication selon laquelle cette génération des 18-24 ans a été le plus exposée aux turbulences sociales qu’a connues l’Algérie. Elles sont d’essence politico-religieuse et portées par les tenants de l’arabité/arabisation et de l’Islam/islamisation. Ces jeunes ont donc intégré l’équation arabe= Islam. L’arabe est langue sacrée et l’Islam ne peut être dit et pensé qu’en arabe. Dès qu’on aborde les questions religieuses (pas forcément politisées), ils se réfugient dans un arabe scolaire à la limite de l’académisme. Le sacré de la religion est reporté sur la langue. L’arabe langue du Coran est langue sacrée. D’ailleurs la notion de sacré joue aussi sur un autre plan, celui de la souveraineté nationale. Le schéma idéologico-religieux que propose le courant salafiste (conservateur) est le suivant : La Guerre de libération a été un djihad, une guerre sainte menée par des musulmans contre des impies chrétiens et français. Après l’indépendance, il fallait recouvrer la souveraineté  dans tous les domaines, bien sûr, mais surtout dans celui de la culture et de l’école. D’où quelques années plus tard, la mise en place d’une politique d’arabisation sans étude scientifique préalable. L’ajustement scientifique à l’option idéologique a fait défaut. Cette option de l’arabisation reposait sur un problème de souveraineté (sacrée) et des amputations dont elle pourrait souffrir et des restrictions dont elle pourrait être l’objet tant que l’usage du français (symbole d’adversité) n’était pas enrayé. Ce qui explique d’une part que la question de l’enseignement du français soulève toujours les passions et divise la société. D’autre part la situation, pour le moins étrange, que vivent les locuteurs algériens se résume en ce qui suit :

- Le français, dans le débat idéologique, est la langue du colonisateur et de l’impie.

- A l’école, le français est la première langue étrangère obligatoire à partir de  9-10 ans.

- Au plan social et culturel, sa présence est quasi permanente (presse, chaînes TV et radio).

L’élève algérien puis le citoyen, dans ses représentations, va osciller en permanence entre deux pôles. L’un négatif qui rappelle la guerre et l’autre positif qui ancre l’Algérien dans son siècle et lui permet l’ouverture sur le monde.

- La quatrième question :  «Que représente pour vous la langue française ?»

Tous les étudiants ont répondu que c’était la langue de la modernité et de la science. Ils ont du français une image positive liée à la technologie et à la modernité. Si bien que parfois pour dévaloriser quelqu’un ils disent de lui qu’il ne sait même pas parler français. Dans leur  réponse il y a plusieurs niveaux que nous allons essayer de détailler :

  • Parler français «ça fait bien»,
  • Parler français «c’est être moderne»,
  • Parler français «c’est être ouvert sur le monde».

Ces trois niveaux renvoient à une image inconsciente  de celui qui s’exprime en français.

Le premier niveau exprime la valorisation sociale. En s’exprimant dans cette langue on donne de soi l’image de quelqu’un de cultivé.

Le deuxième niveau relève de l’aire civilisationnelle. Etre moderne c’est  s’apparenter à l’Occident et à la société de consommation dont rêvent nos jeunes.

Enfin le troisième niveau fait référence à la science et à la culture. C’est par ce canal que  nous prenons connaissance des choses de ce monde, de la politique aux dernières découvertes de la médecine en passant par le sport et la mode. La réussite de bon nombre d’Algériens en France conforte nos jeunes dans  la justesse de l’image positive qu’ils ont du français.

Conclusion

Ce travail, basé sur des observations et une pratique de terrain, interrogeait les pratiques discursives des jeunes étudiants.

Au terme de ces observations  nous pouvons dire :

- Le français est une donnée sociale et culturelle  en Algérie.

- Il y a un hiatus entre les représentations des jeunes(ils pensent tous connaître le français) et le jugement des enseignants  (la non maîtrise du français par les jeunes). En fait, ces jeunes, à bien des égards, ne maîtrisent pas les outils de l’expression écrite et élaborée. Ils ne disposent pas non plus dans les deux langues d’un vocabulaire  étoffé.  Ils pallient ces carences par la création ou plutôt la mise en place «d’une nouvelle langue». Elle résulte du mélange des différentes variétés langagières en usage  dans la société.

Enfin, nous pouvons avancer que les critiques émises à l’encontre de l’école algérienne sont fondées au moins en ce qui concerne ce point de la non maîtrise de l’outil d’expression et de communication. Le français est perçu comme une liste de mots, un inventaire de termes dans lequel on va puiser à chaque fois que le besoin se fait ressentir.  Que ce besoin soit réel quand il y a un manque en arabe ou supposé tel, il peut-être aussi psychologique  et se rapporter au «paraître». La valorisation sociale passe par l’utilisation du français. Le quatrième cas de figure est l’utilisation du français  par mimétisme automatique parce que les mœurs  linguistiques en Algérie en usent largement.

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