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Influences sociales du quartier sur le développement de l’enfant

Insaniyat N°41 | 2008 | Enfance et socialisation | p.13-26 | Texte intégral


Neighbourhood social influences on child development

Abstract: This article aims at studying certain environmental influences on child development, in a socially poor district This neighbourhood, that is to say Hai Bouamama (formerly El Hassi/Pont Albin)situated on the western outskirts of Oran, chosen on plan, in an outer urban zone, shows particular characteristics in so much as the social functioning of groups which make it up. A great number of children occupy the streets and have taken to a diversity of activities. However the lack of appropriate socio cultural equipment in favour of a harmonious development, forces the children to develop compensatory strategies for this existing shortage.

Keywords: Neighbourhood - influences - child development - out-of school-space - proficiency - fundamental apprenticeship.


Khadidja KEDDAR : Chargé de recherche, sociologue, Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie


L’importance de l’intervention éducative de la famille ainsi que celle de l’école sur l’enfant en âge préscolaire et scolaire, n’est plus à démontrer, surtout lorsque ces institutions sont dotées de moyens matériels et pédagogiques appropriés qu’elles mettent au service de son développement. Cependant, cette intervention est le plus souvent accompagnée de surveillance et limites contraignantes vécues par l’enfant malgré lui.

Aussi, ce dernier, éprouve-t-il le besoin de se soustraire, à l’adulte pour satisfaire son besoin d’autonomie et d’activité. Le besoin d’un espace de loisir, extrascolaire et extrafamilial se pose, pour lui, de manière aiguë. Et si pour certains enfants, parmi les plus nantis socialement, ces espaces de loisir, disponibles et fonctionnels à l’intérieur de structures organisées, leur procurent une éducation complémentaire,  qu’en est-il des enfants socialement démunis que l’on rencontre, dans les rues des quartiers dits populaires ? Autrement dit, comment arrivent-ils à s’approprier l’espace rue et à organiser les activités dont ils ont besoin? Quelle est la nature des actions adjuvantes qu’ils subissent dans le quartier et quel est leur impact sur le développement de leur personnalité ?

Nous allons tenter de répondre à ces questions à travers une étude qualitative qui éprouvera notre hypothèse formulée en termes d’actions environnementales contribuant au développement de l’enfant. Nos outils méthodologiques ont consisté en une exploration de documents, des visites et observations in situ ainsi que des entretiens effectués avec des personnes ressources

L’exploration des documents portant sur des études urbaines réalisées par des chercheurs[1] du CRASC et étudiants du domaine, sur les quartiers périphériques de la ville d’Oran, sont à même de nous fournir des données vérifiées sur le terrain, concernant la situation sociale de la localité, notamment, le niveau socioéconomique de la composante humaine et les moyens structurels dont elle dispose.

Les observations recueillies, in situ, sont confirmées et complétées à travers des entretiens menés auprès de deux enseignants (une femme et un homme) de l’école qui habitent depuis une longue période, le quartier, d’une personne ressource qui le connaît bien pour y avoir séjourné, des enfants, par le biais de l’école primaire fréquentée ainsi que des voisins (au nombre de deux) rencontrés dehors, dans la rue. Des visites de terrain  ont permis de mener des observations de visu sur le comportement des enfants rencontrés dans les rues du quartier ciblé à des périodes extrascolaires. Toutes les données recueillies ont servi de base d’analyse des principales modalités du développement des enfants.

Lors de nos premières visites exploratoires dans deux quartiers dits résidentiels[2], nous avons été saisie par la topologie et la morphologie disciplinées des lieux, l’hygiène et le comportement citadin des habitants. Nous y avons rencontré peu d’enfants dans les rues, hormis aux temps scolaires des rentrées et sorties réglementaires.

C’est un contraste apparent qui domine, par contre, dans le quartier Bouamama, la situation est différente : il suffit de ne pas s’attarder devant les riches bâtisses, situées le long de la route allant vers Misserghin, pour constater les conditions de vie difficiles de la plupart des habitants et qui renforcent notre choix du quartier étudié.  

La situation du quartier laisse à désirer sur les plans :      

- Physique et urbanistique ; des équipements collectifs, etc…

- Des parents, apparemment permissifs qui laissent dehors leur progéniture en toute confiance ainsi que la catégorie d’enfants qui passe une partie de son temps libre dans la rue ;

- La cohabitation de groupes sociaux[3] ; en effet, le quartier choisi, relativement récent, regroupe des « fragments de populations hétérogènes »[4] et on pourrait être intéressé par la présence des différents types de comportements collectifs hérités ou d’éléments convergents vers un modèle plus ou moins uniforme.

Ces paramètres peuvent exercer une action influente sur le comportement des enfants en phase de développement, action qu’il serait intéressant de connaître. Cependant, une étude des facteurs d’influences sur le développement de l’enfant  vivant dans les conditions signalées, ne peut faire l’économie de la considération du contexte qui nous intéresse, à savoir le quartier ou la rue qui ne peut avoir de sens sans l’existence d’une collectivité avec ses caractéristiques propres.

I. Le Quartier, la Rue: cadre de vie

L’état physique du quartier exprime, au premier abord, une certaine signification sociale qui traduit la qualité des conditions de vie des groupes sociaux qui le composent. La place de chacun est, par conséquent, plus ou moins déterminée.

Place de l’enfant dans le contexte

L’enfant évolue à l’intérieur d’une cité qui offre, à priori, au visiteur, une vision désolante qui s’exprime à travers un dénuement physique, architectural et urbanistique:

- La disposition désordonnée du bâti s’explique par l’origine non planifiée de ce fragment qu’est le quartier d’habitat spontané de C. Bouamama ;

- La plupart des maisons sont construites à base de matériaux de moindre qualité, parfois les toits sont de simples couvertures en tôle ondulée. Le plus souvent, le haouch ou patio qui pourrait faire office d’espace de jeu libre pour les enfants, est multifonctionnel : on y reçoit le visiteur ; on y sert les repas ; on s’y rassemble etc. L’enfant, à ce niveau, n’y trouve presque aucun endroit où il peut jouir de son autonomie ;

- La Mosquée offre en appendice une salle qu’elle met au service de l’enseignement coranique avec une discipline qu’il n’est pas besoin de décrire ; à ce niveau l’enfant n’a pas le droit de bouger ;

- Par ailleurs, avec une organisation pédagogique de double vacation, les quatre écoles dont le fonctionnement peine avec des effectifs pléthoriques de plus de quarante élèves par division, n’ont ni l’espace , ni le temps à réserver aux activités d’animation culturelle au profit d’enfants démunis socialement ;

- Il n’existe dans le quartier presque aucune structure d’accompagnement socioculturelle ou sportive de type bibliothèque, stade, piscine ou autres, en mesure d’offrir un espace structuré pour les besoins de développement des enfants.

Dans ce contexte, la satisfaction des besoins des enfants reste très discutable face à des institutions réglementées strictement par la discipline. L’espace disponible, qui est mis à leur service, reste désormais, la rue. Cependant, la rue, pour les habitants du quartier, est loin de constituer un espace exogène, inconnu, mystérieux, exposé à tous les dangers. Même dans le cas où des problèmes puissent exister, la prise en charge sécuritaire des enfants, est assurée par la collectivité. Cette dernière est façonnée par son cadre de vie et le niveau de sa composante sociale.

Les entretiens menés auprès des personnes ressources ont révélé que la plupart des familles qui résident dans ce quartier, disposent de moyens modestes de subsistance. Ils vivent de petits commerces : petites épiceries, boulangerie etc. ou de petits services : vente d’eau potable, vulcanisation, mécanique etc. Il existe également, parmi les catégories actives qui coexistent, des travailleurs et employés divers. Les chômeurs, face à l’indigence des offres d’emploi, se voient obligés de quitter, au quotidien, leur quartier, à la recherche d’activité occasionnelle ou illicite dans d’autres localités.

Le niveau socioéconomique des habitants du quartier influe sur la nature des relations sociales qu’ils nouent et entretiennent entre eux, notamment à l’intérieur des groupes sociaux qui cohabitent. Cohésion et différenciation sociales caractérisent les groupes sociaux en présence. Les pratiques comportementales de la plupart des habitants du quartier Bouamama réfèrent encore à celles de l’origine des groupes migrants[5], d’origine géographique commune qui s’y sont installés, munis de leur patrimoine culturel même si ce dernier a subi quelque peu le poids des transits temporaires au cours de leur mobilité sociale. Véhiculant un passé à peu près semblable, les familles se rassemblent par référence à leur origine géographique.

Solidarité et apprentissage social

La proximité physique des habitants, les préoccupations et aspirations communes[6], engendrent la solidarité et renforcent la cohésion à l’intérieur des groupes en présence. La fréquence des rassemblements facilite les concertations autour de problèmes non encore réglés dans la cité. Ces rassemblements outrepassent les groupes d’appartenance, créant des liens plus élargis, aussitôt que le problème à résoudre devient plus général tels les problèmes du foncier, de l’eau, de l’assainissement ou d’évènements à organiser.

L’organisation d’évènements telles les cérémonies à l’occasion de nouvelles naissances, de mariages ou de décès, sont les plus grandes occasions de rassemblement, de concertation et de renforcement des liens entre habitants du quartier. Chacun y trouve sa part même les enfants.

Les rassemblements sont des moments très prisés par les enfants qui se sentent plus libérés que de coutume par rapport aux contraintes familiales car leurs sorties, moins surveillées, favorisent les échanges interpersonnels et amènent des comportements de parents plus tolérants avec leurs enfants et plus soudés entre eux. C’est encore au cours de ces rassemblements, de femmes notamment, que tous les enfants sont traités de la même manière sans distinction du référent familial ou autre : on leur donne à manger ensemble, souvent dans le même plat et on leur demande d’aller jouer dehors pour libérer les lieux. Les enfants apprennent à vivre ensemble au sens plein du terme dans un esprit de communion facilité par les adultes, ce qui n’exclut pas l’émergence de conflits interpersonnels mais qui sont rapidement atténués, voire oubliés instantanément, surtout si un adulte intervient à ce niveau.

Dans sa théorie de « l’efficacité collective », Robert Sampson[7] affirme que la vie de quartier, génère des « processus sociaux et culturels» qui permettent de former « des réseaux sociaux » et « de nouer des liens de parenté »… « Les membres d’une collectivité sont susceptibles d'afficher une  socialisation collective  en supervisant des enfants qui ne sont pas les leurs et en leur donnant l'exemple »

Les liens homogènes tissés par les membres de la collectivité du quartier, créent une cohésion sociale qui permet la formation de sortes de familles au sens élargi véhiculant des principes et des valeurs sociales communs. Cela se traduit à travers des attitudes collectives observées, notamment lorsqu’un problème est posé à un groupe ou lorsqu’il s’agit d’intervenir auprès des enfants dans la rue. C’est dans cet environnement familier et favorable que l’enfant exerce ses potentialités personnelles et dans le groupe, s’appropriant l’espace extérieur mis à sa disposition. Son comportement se façonne et évolue socialement par intégration des normes et valeurs collectives.

II. Appropriation de l’espace rue par l’enfant

Libérés des contraintes institutionnelles, les enfants, dans la rue, jouissent  d’autonomie et également d’une protection sécuritaire, assurée grâce à la vigilance des hommes à l’extérieur et des femmes à partir du seuil de leur maison. Leur surveillance n’est pas pour autant arrêtée. Les membres des différents groupes en présence, toute origine géographique confondue déploient, une sorte de parrainage au sens éducatif, conformiste auprès des enfants, considérés comme une sorte de propriété collective. Le climat sécuritaire auquel contribue la collectivité de quartier, permet à l’enfant de s’approprier l’espace extérieur et favorise son développement.

La rue, espace d’appropriation ludique

« L’appropriation, de l’espace public par l’enfant » est, selon N. Remaoun[8], « le signe majeur de la méconnaissance  d’une réalité sociale profonde… » ; Les enfants « continuent à façonner la configuration des quartiers ». S’imposant dans cet espace qu’ils s’approprient, les enfants arrivent à faire admettre leur existence en société autrement que sous forme de catégories statistiques ou d’objets exposés à la manipulation libre des adultes. C’est la rue qui leur permet de faire leur apprentissage de l’autonomie, du sens des responsabilités et du respect des règles de la vie sociale. Privés, plus ou moins, de liberté  dans la famille et à l’école, c’est dans cet espace qu’ils se représentent comme des membres à part entière de la société. Ils sont maîtres à bord,  capables de s’organiser, de lier des amitiés, de gérer des conflits, de donner libre cours à leurs désirs et leur imagination, même si leur jouissance de la liberté reste encore relative car soumise à négociation préalable avec les parents. Ces derniers impriment, auprès de leurs enfants, les normes sociales et culturelles  consenties par le groupe social et qui sont inconsciemment reproduites à travers leur comportement.

La Rue ou « zanka » selon T. Mékidèche[9] « n’est pas la rue au sens commun du terme. Il s’agit, d’une notion liée au mode d’appropriation socioculturelle de l’espace urbain propre aux sociétés arabo-musulmanes dites traditionnelles… ».

Sortir dehors, dans la rue ou « zanka », c’est pénétrer dans le monde social des « semblables » de la société enfantine du quartier, des opportunités ludiques, du défoulement libre, de l’auto-construction de sa personne, non assurée ailleurs. Dans la rue, les enfants trouvent l’opportunité du complément à leur éducation : Ils « transforment la rue en un espace d’expérimentation et de créativité », selon N. Remaoun[10].

Stratégies enfantines de compensation

Au besoin pressant d’activité et en l’absence d’objets ludiques appropriés, l’enfant répond par des substituts créés avec les moyens du bord. Nos observations nous ont amenée à établir un constat significatif  symbolique et utilitaire de l’utilisation de l’espace « rue ». En effet, les enfants, guidés par leur imagination profuse, se contentent des équipements de fortune qui existent et les adaptent selon leurs besoins immédiats. C’est ainsi que :

- des places minuscules deviennent des espaces de jeu appréciés ;

- des tonneaux, abandonnés, deviennent, pour la circonstance, des lieux où l’on se cache lors de jeux appropriés ;

- des endroits désaffectés font office de terrain de football ;

- des cadavres de véhicules, de gros calibres réformés, permettent des mouvements complexes d’escalade et de sauts divers etc.

- des chutes de tissus, de laine ou de plastique rassemblées deviennent des ballons ou   poupées ou autres etc.

On est certainement, bien loin de la thèse[11] soutenue à travers le colloque organisé autour de la problématique d’« un Enfant dans la rue »  qui justifie la situation des enfants dans la rue par « Des raisons de pauvreté, famille disloquée, abandon (enfants orphelins,...), maltraitance, rejet de l’enfant par son entourage etc. » qui conclut sur une image assombrie de la situation présentée comme de tendance générale chez les enfants que l’on rencontre dans la rue : « Confrontés à une série de dangers immédiats, comme l’exploitation sexuelle ou économique, la dégradation de leur état de santé, la malnutrition, la toxicomanie, la délinquance, ces enfants connaissent aussi des problèmes de fond tels que l’illettrisme, le manque de perspectives d’avenir et de devenir, l’absence de formation professionnelle, la marginalité et le manque d’affection. »

Les enseignants interviewés, n’ont pas caché l’existence de groupes d’enfants violents qui agressent les plus faibles et en particulier les filles ou qui commettent des petits larcins même à l’école. Cependant, ce phénomène n’est pas à généraliser. Il est le fait de petites bandes déviantes qui comprennent surtout des déscolarisés avec, à leur tête, des adolescents.

La présence, à des heures régulières, d’enfants dans la rue est un phénomène culturel, consenti par l’ensemble et jugé utile pour leur bien être. Ils s’adonnent, au cours de leur temps libre, à des exercices créatifs, rendus possibles grâce au parrainage de la collectivité du quartier. Cette collectivité, qui s’exprime à travers le comportement de membres d’une famille conformiste, surveille au passage et intervient, à l’occasion pour rassurer les enfants qui jouent ou pour rectifier les écarts aux normes consentis par le groupe ou encore, pour mettre en garde contre les dangers et risques. Le climat favorable de sérénité procuré, aux enfants, leur permet surtout de s’exercer à des activités d’éveil importantes, en l’occurrence le jeu qui répond à un besoin vital[12] chez eux. Ces activités ludiques, plus que des moments de loisir, constituent des séances de thérapie. Elles s’inscrivent, à la source des apprentissages de base de la vie pratique et sont d’autant plus recherchées par eux qu’ils les imaginent, les organisent et les font aboutir à des projets significatifs. Les activités d’éveil sont au centre des espaces de loisir dans le quartier. Les aires de jeu sont perçues par les enfants telles des microsociétés dans lesquelles ils incarnent des rôles d’acteurs.

Le jeu : préoccupation privilégiée des enfants dans la rue

Lors de nos entretiens avec les enfants que nous avons eu l’occasion d’approcher, nous avons cherché à savoir ce que représentait, pour eux, le jeu dans la rue et ce qu’ils y font : s’ils peuvent jouer librement à la maison ? Avec qui, à quoi et à quel moment jouent-ils ? S’ils sont heureux dans la rue ? Ce qui leur manque lorsqu’ils jouent et si les voisins les empêchent de jouer ?

Ce qui ressort des réponses des garçons, qui ont bien voulu nous répondre[13], c’est que le jeu, dans la rue, représente pour eux le moment de liberté où beaucoup de choses sont permises : ils font ce qu’ils veulent, leurs parents les laissent faire, pas comme à la maison où ils sont empêchés de toucher les objets rangés, de tourner, de faire du bruit, de déranger l’ordre établi par les parents. Dans la rue, ils ont le droit d’avoir des copains, de fabriquer des objets comme un ballon, une fronde, un « carriko »[14] avec les moyens de récupération qu’ils prennent discrètement de la maison où qu’ils trouvent dans des fouillis divers. Certains, parmi eux, avouent que leurs parents n’ont pas les moyens de leur acheter les jouets qu’ils demandent ; d’autres déclarent que leurs parents refusent tout simplement de satisfaire leur demande. Alors ils se débrouillent comme ils peuvent et ils arrivent toujours à s’arranger. L’essentiel, c’est qu’ils les laissent sortir dehors lorsqu’ils n’ont pas classe; les voisins, selon leurs propos, les laissent faire mais interviennent pour ramener le calme lorsqu’ils font trop de bruit, les séparent lorsqu’ils se disputent ou pour empêcher les grands de les embêter.

Les filles, quant à elles, jouent souvent seules, parfois avec les garçons ou entre copines, à la poupée de chiffons, à la marelle, à cache-cache, à la ronde ou à la corde, à proximité de la maison ; leurs parents les laissent dehors à condition de ne pas s’éloigner de la maison, de sorte qu’elles n’échappent pas à la vigilance de la maman ou de la grande sœur qui sort de temps à autre pour s’assurer de leur présence. 

Ce qu’on peut essentiellement retenir de ces entretiens avec les enfants, c’est que ces derniers  ne fréquentent aucune structure de type socioculturel, en mesure de leur procurer un support approprié pour leurs besoins d’activité libre. Le quartier en est démuni et devant ce dénuement caractérisé, les enfants fournissent l’effort de conception nécessaire à la construction de leurs propres objets ludiques, expérimentent et intègrent des normes sociales qui leur procurent, à travers le jeu, des occasions de développement de leur personnalité sur les plans cognitif, psychomoteur et relationnel.

Développement  cognitif de l’enfant dans la Rue

Selon J. Bruner[15], « L’action et la manipulation d’objets constituent une première étape d’un processus  de développement de certaines fonctions psychologiques importantes  structurantes du mental ». Nourrie par l’expérience tâtonnante, l’activité intellectuelle de la mémoire et du raisonnement au stade primaire, produit, selon l’auteur, un « effet de renforcement des capacités cognitives se traduisant par l’installation de compétences en rapport avec le niveau de réalisation d’objets utiles ».

Lorsque l’enfant s’ingénue à faire un montage de fortune, à partir d’objets de récupération, rassemblés d’horizons divers : planches, roulements provenant de véhicules réformés, bâtonnets, boîtes à chiquer, ficelle etc., toutes les instances de la cognition sont activées :

-L’attention, la mémoire ainsi que les outils perceptifs, mettent en activité l’imagination voire le raisonnement au stade primaire qui se formalise dans l’action de mise en rapport des pièces concordantes pour produire un objet nouveau, fonctionnel et mobile à son tour ;

-Le nouvel objet, en l’occurrence, la voiture de fortune, le ballon en chiffon comprimé, la poupée de laine ou fabriquée à partir de chutes de tissus divers etc., est apprécié à la juste valeur d’une réalisation personnelle ou de groupe. Cette construction est d’autant appréciée qu’elle est le fruit d’imagination propre ou de groupe, incarnée dans une réalisation matérielle, utile et fonctionnelle dans l’immédiat, même si le temps risque plus tard de la dévaloriser au profit d’un autre objet fabriqué à d’autres fins ;

-Les capacités mentales des enfants se développent. Les compétences aiguisées s’exercent à travers des habiletés d’ordre pratique et le concours des pairs dans un climat relationnel, motivant le désir d’obtenir un résultat et par conséquent d’apprendre à résoudre un problème.

Le désir motivé par le résultat à obtenir et le plaisir à éprouver en perspective, déclenchent un effet de renforcement mobilisant toutes  fonctions expressives créatives auprès de chaque enfant en activité concentrée sur l’objet. Chacun cherche à faire valoir sa façon de procéder pour obtenir le résultat.

On conviendra, à ce niveau, avec Lev Vygotski qui affirme[16] dans : «  Pensée et langage » que : « La motivation à l'acquisition des connaissances est démultipliée par le fait d'avoir à gérer des relations sociales : rapports conflictuels, par exemple, dont la résolution va de pair avec la résolution du problème cognitif ». Ainsi, le fait d'avoir à confronter les points de vue entre deux personnes qui partent de conceptions, à priori opposées, favorise l'émergence d'un processus de négociation au plan cognitif, mais aussi relationnel et à l'issue de ce processus ; les acteurs du conflit s'approprient véritablement une solution élaborée en commun. Ceci est rendu possible, grâce à « la motivation sociale » qui apparaît, selon Vygotski, « comme un puissant stimulant de la motivation cognitive ». L’activité de groupe qui impulse, également, les échanges verbaux oeuvrant à la maîtrise du langage, compétence transversale par excellence, favorise, selon l’auteur[17], le développement cognitif : « Les enfants, libérés, parlent en agissant manuellement ; ils expriment haut leurs impressions, les difficultés qu’ils éprouvent à trouver la réponse à leur action tâtonnante, se parlent et font converger ou imposer leur point de vue sur les étapes à suivre et les projections sur les résultats imaginés ; bref, ils développent leur pensée et leur niveau de langue à travers la communication de même qu’ils perfectionnent leurs habilités ».

Développement psychomoteur des enfants 

Les enfants, dans la rue, semblent trouver des compensations à certains déficits laissés sur le plan psychomoteur, par l’absence d’une action éducative préscolaire, structurée au sein de l’école publique ou privée ou par l’absence d’équipements collectifs appropriés. On peut dire que les enfants dans ce quartier arrivent à rattraper et intégrer certaines compétences psychomotrices de base, déterminantes pour l’apprentissage ultérieur.

La manipulation libre et le résultat positif obtenu, ont pour effet d’affiner les savoir- faire ou compétences du domaine de la motricité et des réalisations créatives.

Lorsqu’on observe les enfants au cours d’une activité libre, de construction, par exemple, on peut imaginer, le fonctionnement des processus dynamiques déclenchés par l’instance psychomotrice, sous  différents aspects :

- Ce sont les outils perceptifs, chez eux, qui sont en alerte lorsqu’ils sont concentrés sur la tâche choisie ;

- La motricité globale se manifeste à travers des mouvements en rapport avec la locomotion : de temps à autres lorsque l’attention faiblit, les enfants se lèvent,  courent, sautent, grimpent  ou s’adonnent à des mouvements fantaisistes à tour de rôle sur  l’unique bicyclette qui est en décalage avec l’âge de certains d’entre eux;

- La motricité fine se développe, à travers la précision du geste et le souci d’atteindre le résultat ;

- La dextérité manuelle et digitale s’affine dans l’acte de lacer, rassembler des petites parties, emboîter, plier etc. ;

- La dominante latérale se confirme, dans l’action tâtonnante, qui permet d’amener une meilleure maîtrise de l’orientation spatiale ;

- L’effort d’organisation logique, dont les enfants font preuve, dans l’action de construction concrète, même en l’absence d’une véritable conception, affine la capacité d’orienter leurs mouvements et gestes avec une projection dans le futur, dans la tâche à accomplir et œuvre  de ce fait, à la maturation de la structure spatiotemporelle, chez eux.

- La série de mouvements réalisés par les  enfants, par exemple : conduire un vélo, jouer au ballon, marcher sur une ligne de largeur restreinte en hauteur,… aide à favoriser leur coordination occulo manuelle, occulo-digitale, occulo-pédestre et à développer leur adresse.

En fait, l’exercice de fabrication d’un objet, fait appel à toutes les habiletés capitalisées, d’ordre psychomoteur et cognitif avec prise en compte de l’impact social et affectif. Ainsi peut-on comprendre comment une compétence s’installe chez un enfant en activité d’éveil, même dans une situation informelle non mûrie au préalable.

Développement socio- affectif de l’enfant  

L’apprentissage de la sociabilité se fait à travers les jeux de rôles lorsque certains membres s’attribuent le statut d’adulte dans les prises de décisions, de rappel à l’ordre dans les cas de déviance dans le groupe ou du jeu de la maman pour la petite fille, etc. Imitant les adultes, les enfants apprennent à se maîtriser, à protéger les plus petits, à être sereins et responsables, ce qui n’exclut pas l’éclatement de conflit autour de la manipulation d’objets par exemple, de la priorité à s’exercer ou lorsque la règle du jeu n’est pas respectée. Le conflit est alors aussitôt pris en charge par les pairs ou au passage par une grande personne. C’est aussi, selon le modèle de l’adulte, qu’un enfant intervient auprès d’un autre, contrarié ou énervé pour une raison quelconque, pour le calmer, le rassurer, le conforter ou pour lui rendre justice. On peut dire que c’est à travers le jeu, en l’occurrence libre, que l’enfant s’épanouit en développant ses habiletés socio- affectives. C’est encore le jeu, dans un contexte serein et sécurisant, qui impulse l’enfant et le propulse habilement vers les apprentissages pratiques, notamment dans les actes créatifs. Ces derniers pourraient lui permettre de baliser, renforcer ou intégrer les contenus d’enseignement considérés souvent comme indigestes.

Par ailleurs, le jeu favorise la structuration de la langue, l’effort d’élaboration du langage. On peut dire qu’à travers l’activité de groupe, le développement du langage se superpose à celui de la pensée, qui se traduit, chez l’enfant par des progrès dans la  socialisation.

Conclusion

On aurait pu penser, un moment, que dans la situation d’absence d’équipements socioculturels renforcée par un niveau économique et culturel faible des familles, les enfants dans la rue seraient exposés à tous les dangers contracteraient par conséquent des comportements plutôt négatifs qui n’iraient pas dans le sens de l’évolution de la personnalité parce que ne pouvant favoriser l’installation de compétences recherchées pour des apprentissages sains. Pourtant, dans ce quartier de constitution récente, les enfants ont pu trouver grâce à un environnement favorisant, des substituts compensatoires au développement des aspects importants de leur personnalité. La motivation procurée par la rue dans la perspective de l’autonomie libérée, arrive à impulser l’éveil et le développement des capacités cognitives, psychomotrices et socio affectives de base, à travers les activités ludiques libres de conceptions, de construction, à partir  de manipulations et d’actes divers.

Cet environnement est rendu favorable grâce  aux relations sociales installées à l’intérieur et à l’extérieur des groupes sociaux qui cohabitent dans la localité considérée. Le sentiment d’appartenance et l’esprit de solidarité qui animent les groupes, renforcent la cohésion de ces derniers et déteignent sur leur comportement social de chacun. Les solidarités se développent auprès des enfants autour d’actions concrètes. Elles se manifestent à travers des comportements intégrant les valeurs et normes instaurées au sein de la collectivité du quartier. Par ailleurs, évoluant dans un environnement favorable, consenti par l’ensemble, les enfants de ce quartier, se contentent des moyens modestes mis à leur disposition pour satisfaire leurs besoins vitaux au quotidien.

Nous avons été informée de l’existence de cas de garçons, parmi  les oisifs, issus de familles démunies en général qui sont source de problèmes, de déviance pour la collectivité. Ils sont, semble-t-il, bien identifiés et leurs parents aussi. Cependant nous avons choisi délibérément de ne pas nous en préoccuper dans cette recherche. Il serait,  par contre, intéressant de continuer à approfondir la question par une étude qui mettrait en exergue des corrélations entre les influences sociales et les résultats scolaires auprès de groupes d’enfants exposés à la rue dans un tel quartier.

Bibliographie

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Webgraphie 

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Notes

* Chargée de recherche, sociologue, CRASC.

[1] Bendjelid, A. ; Hadeid, M,. Messahel, A., Trache, S.M.: « Différenciations socio-spatiales dans les nouveaux espaces urbanisés d’Oran », in Insaniyat, n° 23-24, [Oran], CRASC, janvier/juin 2004, pp. 7-44.

[2] Il s’agit en l’occurrence des quartiers d’Es-Salem (ex. St Hubert) et d’En-Nakhil (ex. les Palmiers) dont l’étude n’a pas été prise en compte.

[3] Bendjelid, A.,  Hadeid , M,.  Messahel, A., ;Trache S.M., Idem.

[4] Bendjelid, A.,  « Les modalités d’intégration sociale dans le processus de régulation urbaine au Maghreb. Le cas d’Oran Algérie ». In « Villes réelles, Villes projetées, Villes maghrébines en fabrication », ouvrage coordonné par Nadir Boumaza ; ed. Maisonneuve et Larose, Paris, 2006.

[5] Bendjelid, A., 2006, op.cité.

[6] Informations recueillies lors de nos entretiens avec les habitants.

[7] Sampson, R., L’Efficacité Collective et la Sécurité Communautaire (New Economy 1998, actualisé 31-01-2008-www.horsdc.gc.ca).

[8] Remaoun, N., « L’école, la rue et l’enfant en Algérie », Actes du XXIe congrès mondial de l’O.M.E.P tenu du 1er au 4 Août 1995 au Japon, p. 308.

[9] Mekideche, T., La “zanka” : espace d’autonomisation et de socialisation dans la ville au Maghreb. » Article publié dans « Des sociétés, des enfants. Le regard sur l'enfant dans diverses cultures », ouvrage collectif sous la direction de Clotilde Herbaut et Jean-William Wallet,. aux éditions Licorne/L’Harmattan, 1996.

[10] Remaoun, N., Idem, p. 305.

[11] « Enfants et Adolescents en détresse ». Compte-rendu du colloque « un enfant dans ma rue ». Colloque UNESCO & Fondation Air France, Centre de ressources documentaires- 21 novembre 2002.

[12] La Convention sur le droit de jouer, adoptée par les Nations Unies, dans son article 31, rend hommage à l’importance du jeu dans le développement de l’enfant.

[13] Il faut signaler que lorsqu’on s’adresse au groupe, un enfant leader répond, d’autres reprennent en approuvant.

[14] Petit engin, construit à l’aide d’une planche horizontale des clous, des ficelles etc. qui glisse à même le sol sur des roulements récupérés et qu’on actionne pour le mettre en marche, avec le pied ou en se faisant pousser.

[15] Bruner, J., a développé dans « Le Développement de l’enfant. Savoir faire, savoir dire », PUF, 1983, une théorie du développement infantile qui repose sur trois modes de représentation du monde :

-Le premier niveau est « enactif », c’est-à-dire lié à l’action et à la manipulation d’objets ;

-Le second, qui apparaît à la fin de la première année est « iconique » : l’enfant utilise l’image pour se représenter l’environnement ;

-C’est avec le langage qu’il acquiert le dernier système, le plus abstrait celui de la représentation symbolique. Jérôme Bruner attribue une place prépondérante à l’environnement et à la culture dans le développement infantile.

[16] Vygotski, L., « Pensée et Langage » cité par Clot Y. et Sève L., Laboratoire de Genève, faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, Paris, La Dispute, 1997, p.98.

[17] Vygotski, L., Idem.

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